Unique dans la filmographie d'Ingmar
Bergman, L'Œuf du Serpent
est un projet international, un budget important produit par l'italien Dino De
Laurentis, tourné en Allemagne et en langue anglaise, avec une vedette américaine
(David Carradine). Loin de la Suède, Bergman signe un film singulier dans son œuvre,
influencé par des univers divers mais connexes.
Un film cousin de l'œuvre de Fassbinder. Situé dans l'Allemagne de 1923, marquée par le chômage et l'inflation, L'Œuf du Serpent, comme son titre (tiré de Shakespeare) le sous entend, tente de revenir aux prémices de la peste brune et d'étudier la montée du nazisme. De même que dans Despair (1978) de Rainer Werner Fassbinder, où les angoisses de la république de Weimar sont incarnées par le personnage schizophrène de Hermann Hermann, le film de Bergman entend matérialiser les peurs de l'Allemagne de 1923 à travers le personnage malade et alcoolique d'Abel Rosenberg, un artiste forain américain qui a échoué à Berlin.
La vision trouble et cauchemardesque du monde par Abel instaure un véritable paysage mental qui reflète le climat délétère de l'Allemagne de la République de Weimar: des juifs se font tabasser en pleine rue sous le regard passif de la police alors que des passants découpent à mains nues un cheval gisant dans le caniveau. En plus d'avoir en commun la volonté de peindre un portrait d'une Allemagne à un moment donné, la ressemblance avec l'œuvre de Fassbinder est d'autant plus forte que Bergman a fait appel pour L'Œuf du Serpent à Rolf Zehetbauer, le décorateur de Cabaret (1972) de Bob Fosse (pour lequel il avait gagné un oscar) et qui travaillera sur tous les derniers films de Fassbinder dont Despair. Ceci explique la similitude de l'esthétique glauque de L'Œuf du Serpent avec celle des films de Fassbinder. Bergman y explore un même univers malsain, arborant les cabarets et les bordels ou l'on constate également la présence incongrue d'un noir, personnage fassbinderien par excellence.
Un film cousin de l'œuvre de Kafka. L'Œuf du Serpent semble se centrer sur une intrigue criminelle: le personnage d'Abel est soupçonné de plusieurs meurtres perpétrés dans son quartier, la plupart des victimes étant liés au frère d'Abel qui s'est récemment suicidé. Abel est effrayé par les accusations injustes d'une police menaçante, il instaure une relation amoureuse et jalousive avec la femme de son défunt frère, il fait face aux mesquineries d'une logeuse espionne et finit par travailler pour les archives d'une mystérieuse clinique dont les couloirs labyrinthiques révèlent une bureaucratie terrifiante: on est donc très proche de l`univers angoissant de l'auteur du Procès.
Comme le Monsieur Klein (1976) du film de Joseph Losey, Abel Rosenberg, souvent questionné sur sa judéité, développe un véritable complexe de victimisation. Son nom aux connotations judaïques communes le mène à une perte d'identité: ce malaise le conduit même à vandaliser le magasin d'un juif homonyme. Personnage de victime passive, Abel représente le juif persécuté, le bouc-émissaire. Le final, quasi fantastique, développe un climat de paranoïa total: Abel a été épié et filmé dans l'appartement que sa belle sœur lui avait trouvé. Un savant fou de la clinique se livre à d'étranges expériences eugénistes qui annoncent les théories nazies. Mais ces traitements inhumains renvoient aussi aux tortures de la nouvelle Dans la colonie pénitentiaire de Kafka (qui semblent être assimilées dans l'univers kafkaïen comme le prouvent les expériences scientifiques à la fin du film de Steven Soderbergh sur Kafka).
Faisant fortement écho à l'œuvre de Fassbinder et à celle de Kafka, L'Œuf du Serpent renvoie aussi à l`imagerie expressionniste, aux toiles inquiétantes de George Grosz ou au cinéma angoissant de Fritz Lang (Gert Froebe est "type-casté" dans le rôle d`un inspecteur de police comme dans Le diabolique docteur Mabuse). L'Œuf du Serpent, dans son imaginaire et comme dans son visuel, est donc assez éloigné des autres œuvres de Bergman.
25.06.13.