jeudi 1 novembre 2012

Wrong (2012) de Quentin Dupieux

 
            Après Steak (2007), comédie déjantée avec Eric et Ramzy, et Rubber (2010), portrait d'un pneu tueur, Wrong est le troisième film de Quentin Dupieux alias Mr. Oizo, DJ et musicien d'électro. S'inscrivant dans la droite lignée des deux précédents films de Dupieux, Wrong poursuit un même humour absurde et surréaliste, où le non-sens est roi.
            Wrong narre l'histoire de Dolph, un trentenaire banal et un peu effacé, qui constate un beau matin la disparition de son chien, Paul. Dolph voue à son clébard un amour considérable: il réagit à sa perte comme s'il perdait sa femme. Le comportement disproportionné de Dolph apparaît comme l'évènement déclencheur de ce film insolite.
            Les personnages secondaires et les péripéties annexes sont tout aussi étranges: le responsable de la disparition du chien semble être Master Chang qui, malgré son nom, n'a rien d'asiatique; Victor, le jardinier de Dolph, découvre que les palmiers qu'il fait pousser se transforment en sapins; une livreuse de pizzas quitte brusquement son ménage pour emménager chez Dolph alors qu'un détective scatophile se lance à la recherche du chien.
            On l'aura compris, le film de Dupieux porte bien son titre: dans chaque scène, il y a toujours "something wrong", quelque chose qui cloche. Situé (et tourné) comme Rubber aux Etats-Unis, Wrong, dans le paysage d'une banlieue aseptisée et normalisée,  questionne la normalité dans la société contemporaine. Le rire du spectateur se mélange toujours avec un sentiment de peur vis-à-vis de l'anormal: un silence ou un bruit, un visage ou une anomalie, un petit rien peut faire basculer le commun dans l'incongru.
            Dolph semble être une victime, un homme lambda qui voit son quotidien chavirer en un instant. Pourtant, tout ce que veut Dolph, c'est retrouver son chien, c'est-à-dire vivre une existence simple, "normale", sans problème. Lorsque son réveil passe de 7h59 à 7h60, son cauchemar prend l'allure d'une persécution: alors qu'il est licencié depuis longtemps, Dolph continue à se rendre à son bureau, comme pour rester dans la norme. Les salariés sont eux plus surpris par la présence de Dolph au travail que par les torrents continus de pluie qui sévissent à l'intérieur même des murs... Le bizarre ne serait donc qu'une notion subjective, au fond synonyme d'"anormalité".
 
22.09.2012.

Theatre of Blood / Théâtre de Sang (1973) de Douglas Hickox

 
Vincent Price, vedette de films d'horreur, a toujours eu l'ambition d'être un grand comédien. Déjà, dans La Tour de Londres (1962) de Roger Corman, il cabotinait dans le rôle de Richard II suave: il accentuait par une prononciation suave et des mimiques grotesques des dialogues lointainement inspirés de Shakespeare. Mais, le comédien, outrancier, est demeuré durant toute sa carrière un histrion sans retenue.
 
Dans l'excentrique Théâtre de Sang, Vincent Price incarne un acteur de théâtre, spécialisé dans la tragédie shakespearienne. Las d'être éreinté par la critique, il orchestre un faux suicide pour mieux assassiner ceux qui ont détruit sa carrière. Chaque meurtre est conçu en référence aux épisodes morbides des tragédies de Shakespeare: douze coups de poignard comme dans Jules César, incitation au crime passionnel comme dans Othello, dégustation des êtres aimés comme dans Titus Andronicus, noyade comme dans Richard III...
 
Le film d'horreur, volontiers trash, se mélange donc avec la comédie macabre, et la révision didactique de l'œuvre du célèbre dramaturge anglais. Le choix de Vincent Price dans le rôle d'un mauvais acteur décidé de prendre sa revanche s'avère tout à fait approprié. L'interprétation de Price ainsi que les éléments horrifiques grossiers de Théâtre de Sang sont dans le ton pour revigorer le théâtre granguignolesque de Shakespeare.
 
Malicieux, le film de Douglas Hickcox questionne la qualité du jeu comique en nous offrant le spectacle d'un acteur qui vit pleinement son rôle, confondant fiction et réalité. Au fond, le pathétique acteur ne devient-il pas meilleur juste en apportant un soupçon de vérité irrémédiable, non simulée: des cris, de la violence et du sang. Certes, l'acteur demeure cabotin et tient trop à cœur son rôle de méchant mais lorsque l'on sait qu'il tue, il nous effraye véritablement au lieu de nous faire rire.
 
Avec ce questionnement amusant et ses références lettrées, Théâtre de Sang transcende ainsi le simple film d'horreur. Plusieurs critiques ont d'ailleurs relevé la comparaison entre le film d'Hickox et L'Abominable Dr. Phibes (1971) de Robert Fuest, autre film tourné par Vincent Price en Angleterre: on y retrouve l'idée d'un protagoniste supposé mort qui prend sa revanche et tuant plusieurs victimes en référence à des morts de fictions (ici, il s'agit des plaies de l'Egypte dans la Bible). L'esthétique seventies, un peu "camp" et influencé par la télévision, semble également assez similaire.
 
25.10.12.

Profumo di Donna / Parfum de Femme (1974) de Dino Risi

 
            Drôle d'idée que de faire un film sur ceux qui ne voient pas. Centré sur le personnage de non-voyant, Parfum de femme se refuse de présenter les aveugles comme des personnages pathétiques envers lesquels le spectateur devrait porter un regard de compassion.
            Au contraire, Fausto, capitaine de cavalerie ayant perdue la vue lors de manœuvres militaires, est un homme aigri, grincheux et même salace. Egoïste, il se soucie peu des autres; arrogant, il prétend que sa cécité n'est nullement un handicap. Il s'avère également autoritaire avec Cicio, le jeune garçon qui l'aide à descendre en bas de la botte italienne, et déplaisant avec Sara, la seule personne qui l'ai jamais vraiment aimé. Le prénom même du personnage insiste sur l'aspect maléfique du personnage, peint sous un angle négatif. Inversant la présentation habituelle des aveugles, Parfum de femme demeure néanmoins la tragédie d'un homme malheureux qui peine à avouer sa faiblesse et sa peur.
            Derrière le personnage despotique se cache un homme fissuré, qui peine à accepter l'amour d'une femme qu'il ne veut pas asservir. Parfum de femme réemploie finalement le poncif récurent du cinéma américain classique: malgré leur cécité, les aveugles voient, perçoivent les choses, les humains et leurs émotions. Les aveugles voient les âmes, sentent les parfums, savourent la musique. Plus que de l'éveil de leur sensation, la cécité leur permet d'accéder à une forme de vérité.
            Servi par la prestation sensible de ses acteurs (Vittorio Gassman et la belle Agostina Belli) ainsi par que la musique lyrique et nostalgique d'Armando Trovajoli, la mise en scène de Dino Risi dans le tragi-comique Parfum de femme privilégie l'émotion qui, quarante ans après, reste intacte.
 
13.10.2012.
 

The Way We Were / Nos plus belles Années (1973) de Sidney Pollack

           
            A la façon de Nous nous sommes tant aimés (1974) d'Ettore Scola, Nos plus belles années est le portrait tendre et nostalgique d'une certaine génération: il s'agit d'une exploration mélodramatique des relations amoureuses et des choix politiques. Chez Pollack comme chez Scola, la désillusion finit par gagner le couple et la politique, les liaisons et l'engagement se mêlent, s'imbriquent l'un dans l'autre.
            Nos plus belles années scelle la rencontre d'un couple que tout oppose. Cheveux blonds resplendissants et yeux bleus limpides, Robert Redford  incarne le WASP par excellence: son personnage d'Hubbell, étudiant insouciant, play-boy désinvolte, est une personnification de l'Amérique à qui tout sourit. Cheveux bouclés et accent juif new-yorkais prononcé, Barbra Streisand représente le strict inverse: elle interprète Cathie, une ardente militante communiste et pacifiste, l'Amérique qui dérange. Filmée avec un sens du romantisme, l'union de ces deux individus que tout sépare s'avère impossible. Mais ces années (1937-1950) ironiquement qualifiéers de "belles" par le titre français verront la séparation du couple et confrontera Hubbell et Cathie aux grands événements historiques: la guerre de 40, le maccarthysme et enfin le spectre d'une guerre nucléaire.
            La subtilité du scénario d'Arthur Laurents[1] réside ainsi dans la volonté de ne jamais éluder le contexte politique et social, placé au même plan que l'intrigue amoureuse. Nos plus belles années n'en demeure pas moins un mélodrame conventionnel. Tout d'abord, le film est servi par une musique lyrique de Marvin Hamlisch qui fera sa célébrité. Ensuite, la caméra de Pollack filme les deux stars au plus près et avec attention. A la limite du "soap opera", Nos plus belles années n'a pas peur d'avoir recours à quelques motifs clichés tel le ralenti, la construction passéiste du récit avec le flash-back ou encore la scène attendue de ballade du couple au bord de la plage. Mais ces moyens discutables sont à l'image du film: sincère, épique et mystificateur.
 
26.09.2012.


[1] Le scénario de Nos plus belles années est inspiré par les expériences personnelles de son auteur Arthur Lorens, scénariste, entre autres, de La Corde (1948) d'Alfred Hitchcock, de La Fosse aux serpents (1948) d'Anatole Litvak ou encore de West Side Story (1961) de Robert Wise.

The Texas Chain Saw Massacre / Massacre à la Tronçonneuse (1974) de Tobe Hooper



Véritable film culte, Massacre à la Tronçonneuse a fait l'objet de nombreuses suites et remakes. Œuvre-clef du slasher movie, le film de Tobe Hooper peut faire l'objet d'une analyse générique mais doit également être resitué dans son contexte, au sein du cinéma américain des années 70.

I. Etude générique

Un pilier du slasher movie. Au même titre que La Baie sanglante (1971) de Mario Bava ou La dernière maison sur la gauche (1972) de Wes Craven, Massacre à la Tronçonneuse est un film caractéristique du slasher movie dont il établit les fondements. L'idée est simple: un groupe de personnes se retrouve dans un lieu hostile (souvent naturel) et va être l'objet d'une élimination systématique et progressive par une menace étrangère. Massacre à la Tronçonneuse peut aussi être considérée comme un "survival", variante du slasher: seule la jeune Sally parviendra à survivre au cauchemar collectif.
 
Le groupe de Massacre à la Tronçonneuse compte des proies privilégiées de ce genre de film: il s'agit des jeunes gens qui gambadent dans les champs. La bêtise et le désir coupable des ces personnages leur seront fatales: leur vague appartenance au mouvement hippie (l'habillement d'un des personnages et leur véhicule, un van, nous le font penser) vient souligner cette idée. Le groupe comporte également un handicapé en fauteuil roulant, personnage récurrent du thriller (Fenêtre sur Cour, 1954, d'Alfred Hitchcock) ou du film d'horreur (Hurler de peur, 1961, de Seth Holt), dont l'immobilité renvoie à l'impuissance du spectateur. Comme La dernière maison sur la gauche de Craven, Massacre à la Tronçonneuse comporte enfin une dose d'ironie, apportée ici par le contrepoint comique de l'utilisation de la country, musique traditionnelle et enjouée, véritablement décalée au regard de la violence des tueries qui nous seront montrées.
 

Les éléments horrifiques. Massacre à la Tronçonneuse joue sur les peurs primaires du spectateur: la solitude des personnages, le noir de la nuit, le décors de la maison abandonnée... Classique du film d'horreur, Massacre à la Tronçonneuse n'est pas pour autant très original et, constitue au contraire, un archétype, un film parfois même à la limite de la parodie tant il regorge de lieux communs: la profanation des sépultures, le spectre du cannibalisme, le personnage du "hitchhiker", l'inquiétant auto-stoppeur, ou encore la conservation des cadavres à laquelle se livre la famille de meurtriers.

 Sur ce dernier point, le film s'avère héritier du Psychose (1960) d'Alfred Hitchcock, ancêtre du slasher movie. Tout d'abord, les deux films s'inspirent des tueries d'Ed Gein, un fermier du Wisconsin dont les exactions cannibales furent découvertes en 1957. On retrouve aussi dans les deux films la momification d'un grand parent du tueur. Les murs de la maison de Leatherface chargé d'objets conçus à partir de crânes et d'ossements renvoient enfin à la chambre Norman Bates, remplie d'oiseaux empaillés.
 

La tentation du documentaire et de l'expérimentation. L'horreur provoquée par Massacre à la Tronçonneuse tient également à son inscription dans une réalité certaine. Le film s'ouvre ainsi par un texte introductif qui annonce la présentation d'une histoire vraie. L'action est située tant géographiquement (le Texas) que spatialement (18 août 1973). La pellicule du film de Hooper est sale, granuleuse, banale et la caméra, fluide. Si le film d'Hooper est un reflet de l'Amérique traumatisée par le Vietnam, il est une manifestation des images qu'on ne voit pas, que l'on cacherait et qui se révélerait enfin au grand jour. 

Parallèlement à la tentation du style documentaire, Hooper lorgne souvent vers l'expérimentation. La bande sonore alterne en effet une musique et des sons dissonants alors que le montage haché renvoie au "découpage" qui sévit à l'écran. L'expérimentation entre son et image trouve son apogée dans le montage morcelé et associant des plans sur l'œil dilaté et effrayé de Sally avec ses cris.


La peur de l'animal, la peur de la machine Dans Massacre à la Tronçonneuse, l'horreur est principalement créé par la combinaison de deux peurs: celle de l'animal d'une part et celle de la machine d'autre part. La première trouve son condensé dans le personnage de Leatherface, lequel ne s'exprime qu'en poussant des bruits de cochons (que l'on peut aussi rapprocher à des bruits d'enfants). Son visage grotesque, constitué de peaux humaines (découpées à partir de ses victimes), rappelle la bête, le monstre, l'inhumain. Dans son ouvrage Une expérience américaine du chaos, exclusivement consacré au film de Tobe Hooper, Jean-Baptiste Toret évoque les visages décomposés de Francis Bacon. Le bestiaire inquiétant est aussi conforté par la présence de poulets dans la maison de Leatherface. Enfin, l'ignoble meurtrier endosse un tablier de boucher et accroche ses victimes sur un croc comme pour dépecer les bêtes. La peur de l'animal se manifeste de façon double: d'une part, la peur d'être confronté à un animal; de l'autre, celle d'être réduit à un animal, bon pour être mangé. 

Mais comme son titre l'indique, Massacre à la Tronçonneuse explore notre phobie de la mécanique, Leatherface tuant ses victimes à la "chain saw". Comme le souligne Jean-Baptiste Toret, la peur de la machine était déjà annoncée par divers détails: une station service à sec, un distributeur de boissons défectueux ou encore un chargeur électrique qui tourne à vide.
 

II. Lecture politique

 
Le malaise du Sud, une Amérique malade. Massacre à la Tronçonneuse réutilise la vision classique d'un Sud des Etats-Unis comme une terre hostile et pervertie. Avant d'arriver à la maison de Leatherface, la bande de copains rencontre en cours de route des rednecks crétins et inquiétants qui annoncent le fléau à venir. Le shérif lui-même est alcoolique et superstitieux. Dans ce Sud proche de celui de Délivrance (1972) de John Boorman, la violence et la stupidité se confondent et semblent inhérentes au sol aride. Cette vision a donné naissance à une série de films que l'on regroupe parfois sous le terme d' "hixploitation": hick ou yokel signifie péquenot. Le climat sudiste de Massacre à la Tronçonneuse est plus qu'un simple décor: il s'agit d'un élément supplémentaire pour instaurer un climat de malaise et de brutalité.

 Privilégiant la peur au gore, Massacre à la Tronçonneuse est un film dérageant. La scène la plus pénible du film est sûrement celle où Sally, la dernière victime, se retrouve attachée devant la famille d'assassins, attablée dans la salle à manger. La séquence se présente comme une parodie terrifiante du diner de famille où seraient réunies les différentes générations: avec le portrait de cette famille débile et dangereuse, Hooper nous dévoile que le mal semble être inscrit au plus profond de la société américaine, malade en son sein même.
 

Chaos crépusculaire. Massacre à la Tronçonneuse véhicule donc une vision d'une Amérique apocalyptique, en décomposition. La séquence d'ouverture met ainsi en scène des plans de cadavres momifiés, montés en parallèle avec des plans d'un soleil crépusculaire. La récurrence de plans sur le soleil brulant (mais aussi les référence à l'astrologie) vient souligner l'association entre lumière, énergie et mort. 

La profanation des sépultures implique une inversion des pratiques religieuses. Thoret parle de parodie du sacré: délaissé par le monde moderne, les texans dégénérés se livrent à des tueries rituelles. Thoret propose une grille de lecture à travers sa théorie de l'énergie: "le drame de ces autochtones, anciens ouvriers d'abattoirs aujourd'hui fermés, est le suivant: la difficulté à bruler le trop plein d'énergie (autrement dit la violence). Autrefois, c'était facile, il y avait les abattoirs et des centaines de bêtes à tuer. Mais aujourd'hui sans travail et dépourvus de bovins à occire cloitrés dans un espace tombeau, répétant depuis des décennies les mêmes gestes, Leatherface et sa famille consument cette énergie comme ils le peuvent. Ils profanant les tombes, tuent des animaux, photographient des quartier de viande, fabriquent de objets macabres. (...)" Le corps humain devient leur nouveau combustible.
 

Le miroir violent et absurde de l'Amérique des années 70. Pour le spectateur des années 70, Massacre à la Tronçonneuse est le reflet de l'Amérique de l'époque et la violence des images renvoie à celles du conflit au Vietnam. Les plans de Sally courant et criant à moitié nue dans la nature nous fait ainsi penser à la célèbre photographie de Kim Phuc, la petite vietnamienne hurlant de douleur après avoir été brulée vive.

Malgré quelques références à la proximité du cadre de l'action à des abattoirs, la barbarie du massacre qui nous sera montrée restera sans explication. La violence s'avère d'autant plus insoutenable qu'elle est absurde. Le climat de peur se confond avec celui de la folie, de l'apocalypse. Cette absence de rationalisation marque une rupture avec le film d'horreur classique qui se plaît à expliquer les traumatismes ou les histoires personnelles des protagonistes.

 Ce sentiment d'absurdité rappelle l'incompréhension du peuple américain, sa méfiance de la classe politique après le scandale du Watergate. La dernière scène du film voit ainsi l'un des jeunes parvenir à échapper à Leatherface et sa tronçonneuse: la paranoïa s'empare du spectateur qui se méfie du conducteur qui a recueillie Sally (lorsque cette dernière avait déjà réussi auparavant à s'enfuir, elle avait trouvé refuge chez un autre idiot de la famille). Quant à Leatherface, il tourne en rond, à vide, avec son tronçonneuse, comme s'il s'entrainait: le mal est encore présent et l'injustice encore possible. Tobe Hooper lui-même a conçu son œuvre comme un film empreint par le climat de son époque: Massacre à la Tronçonneuse transcende le film d'horreur pour finalement devenir un film politique.

 

11.10.2012.

L'Ennemi intime (2007) de Florent-Emilio Siri

 
            Un an après la sortie en 2006 de La Trahison de Philippe Faucon et de Mon Colonel de Laurent Herbiet, L'Ennemi intime projette sur l'écran les horreurs longtemps tabou de la guerre d'Algérie. Combinant les influences de Schoendoerffer et de Spielberg, Florent-Emilio Siri signe une œuvre où le film de guerre à l'américaine l'emporte sur la remise en perspective historique ou politique.
 
            Centré sur le quotidien d'une patrouille française faisant la chasse aux rebelles dans les montagnes, L'Ennemi intime fait penser à La 317ème Section (1965) de Pierre Schoendoerffer qui se déroulait lors d'une autre guerre coloniale, l'Indochine. Comme le film de Schoendoerffer, le film de Siri se focalise sur l'amitié entre un jeune officier idéaliste et un vieux sergent, bourru et désenchanté. Terrien, le nom du lieutenant interprété par Benoit Magimel, n'est d'ailleurs pas éloigné de celui du personnage incarné par Jacques Perrin, un certain Torrens. La guerre d'Indochine et la guerre d'Algérie sont connexes dans notre imaginaire: le sergent joué par Albert Dupontel a servi en "Indo"; Schoendoerffer a lui même évoqué l'Algérie dans un autre film (L'Honneur d'un Capitaine).
            Florent-Emilio Siri s'inspire surtout du film de guerre à l'américaine, façon Il faut sauver le Soldat Ryan de Spielberg. Lyrique et violent, L'Ennemi intime est servi par une mise en scène énergique et grandiose (plans en hélicoptères), un montage nerveux. Le film n'a pas peur du grand spectacle, des paysages imposants et d'une musique vibrante. L'action est très présente même si le film n'occulte pas l'aspect politique.
 
            D'un point de vue historique, le scénario de Patrick Rotman[1] commence subtilement en exposant la complexité de la représentation de la guerre d'Algérie et la multiplication des points de vue sur ce traumatisme national: les motivations des soldats français et celles des indépendantistes, les moyens utilisés, la comparaison avec les autres colonies françaises... Le film donne la parole à un membre du FLN mais propose également la vision d'un soldat algérien engagé dans l'armée française, dénonçant ainsi une guerre fratricide.
            Par la suite, le trait devient plus grossier: le jeune officier idéaliste perd son innocence et finit par adhérer au cynisme de son second. L'ennemi des militaires français n'est pas forcément le fellagha mais est en eux: les soldats sont rongés par la culpabilité et le personnage du sergent se soumet lui-même à la torture. Mais "le titre renvoie [aussi] au fait que l'adversaire est français puisque, à cette époque, l'Algérie, c'est la France" précise Rotman.
            La conclusion de L'Ennemi intime est la présentation de la guerre d'Algérie comme un Vietnam français. Le film dénonce une guerre perdue d'avance où des gens sont morts pour rien et où les combattants sont condamnés à l'horreur et à la folie. Il évoque une sale guerre où la torture était une méthode fréquente. Le rappel de l'utilisation du napalm en Algérie vient finalement clouer la comparaison avec le Vietnam. L'Ennemi intime est donc le passage du vide, du point aveugle du cinéma français à une vision déjà constituée, calquée sur le cinéma américain.
            Le film de Siri généralise (tout le monde n'a pas torturé en Algérie) et systématise. Mais tout n'est pas aussi simple: d'autres solutions que l'indépendance pouvaient être envisagées (et l'ont été).  Au contraire, L'Ennemi intime préfère développer l'action plutôt que de poser des questions pertinentes sur le plan historico-politique où il apporte des réponses toutes faites.
            L'Ennemi intime suit la même logique qu'Indigènes (2006) de Rachid Bouchareb, celle visant à un mea culpa de la France pour son passé colonial. C'est ce que l'essayiste Pascal Bruckner a appelé "le sanglot de l'homme blanc".
 
22.09.2012.
 
 
 


[1] Patrick Rotman a cosigné le scénario de La Guerre sans nom (1992) de Bertrand Tavernier, un documentaire sur les appelés en Algérie. Rotman a également réalisé en 2002 un documentaire sur la Guerre d'Algérie intitulé L'ennemi intime et qui a donné son titre au film de Siri.

Kiru / Kill, La Forteresse des Samouraïs (1968) de Kihachi Okamoto

 

Ancien assistant d'Akira Kurosawa, Kihachi Okamoto s'inspire de Yojimbo (1961) pour apporter au jidai-geki une ironie nouvelle, assez proche de celle qui traverse le western-spaghetti, perceptible dans des films comme Samouraï (1965), Le Sabre du Mal (1966) ou encore Zatoichi contre Yojimbo (1970). Adapté de la même nouvelle que celle qui donnera naissance à Sanjuro (1962), Kill ! va dans le même sens d'une démystification de cette figure centrale du cinéma japonais qu'est le samouraï.

Genta, le personnage principal de Kill, interprété par Tatsuya Nakadai, est un ancien samouraï devenu yakuza vagabond. Il fait la connaissance sur la route d'un paysan un peu crétin (personnage récurent que l'on aperçoit par exemple dans Les Sept Samouraïs) qui a quitté son village pour devenir samouraï. Genta va vivement le dissuader de poursuivre cette voie mais tous deux vont être impliqués dans la répression d'un attentat politique à l'encontre un dignitaire corrompu. Genta va se ranger du côté des samouraïs rebelles, retranchés en haut d'une montagne dans une forteresse, alors que le paysan va être recruté par le méchant vassal de la région.

Dans la ligne droite du personnage du Sanjuro, Genta est un samouraï dépité: il refuse de se livrer aux rites (comme ceux grossiers de la présentation) et son opportunisme apparent lui apporte la méfiance de ceux qu'il veut vraiement aider (il est vrai que le fourbe change fréquemment de camp). La société féodale que présente Kill est en pleine décomposition: le seigneur local engage des mercenaires pour faire le sale boulot, lesquels mercenaires préfèrent être rémunérés que d'être adoubés samouraïs; les samouraïs rebelles (du nombre de sept...) semblent agir pour une noble cause (défendre les paysans exploités) mais derrière leur idéalisme se cachent des dissensions qui apparaissent dès qu'est en jeu une femme ou du saké. 

Dans ce monde de faux semblants, les codes ne sont qu'un farce: le paysan renoncera finalement à son rêve de devenir samouraï et reprendra la route avec Genta. Comme Sanjuro, Kill apparait donc comme moins désespéré que Yojimbo et voit une lueur d'espoir dans le refus de la nouvelle génération à suivre la voie de l'ancienne. Du coté de la morale, Genta est en réalité un homme bon. On sent donc chez Okamoto un humanisme proche de Kurosawa.
 
Au delà de cette vision somme toute convenue de la démystification du samouraï dans le cinéma nippon des années 60, ce qui étonne dans Kill, c'est le ton d'Okamoto qui alterne les scènes comiques et tragiques. Le film s'ouvre ainsi par le spectacle des deux protagonistes affamés (dont on entend les bruits de ventre) et qui courent après des poules pour les manger; suivra ensuite une scène de combat violent où l'on verra des bras et des doigts découpés. Cette cruauté s'inscrit également dans la lignée de Yojimbo et on retrouve de nouveau une bande-son de Masaru Sato, influencée par les musiques du western spaghetti (la boucle est bouclée). On l'aura compris, Kill n'est pas vraiment neuf et constitue un jidai-geki révisionniste gagné par le cynisme d'une époque.

 

26.10.12.

Iron Sky (2012) de Timo Vuorensola

 
            Encore inédit en France, Iron Sky a été diffusé dans le cadre de l'Etrange Festival au Forum des Images. Il est vrai que ce film finlandais trouve tout à fait sa place dans cette programmation qui privilégie la bizarrerie. A mi-chemin entre la comédie parodique et le film de science-fiction, Iron Sky surfe sur les élucubrations ésotériques au sujet du nazisme. Il s'inspire en effet d'une "urban mythology" née dès les années 40 et notamment développée par Louis Pauwels dans Le Matin des Magiciens (1960): à la fin de la seconde guerre mondiale, les nazis se seraient enfuis sur la lune où ils se cacheraient pour mieux préparer leur retour sur terre. Ces théories farfelues trouvent leurs fondements dans les spéculation autour de la base secrète de Peenemünde où les nazis produisirent les bombes volantes V1 et V2.
            Inspiré par les "pulp magazines" et la culture du serial, Iron Sky véhicule un style rétro-futuriste assez proche de Sky Captain and the World of Tomorrow (2004) de Kerry Conran. Le film associe en effet un passé vintage années 30-40 (les nazis, les zeppelins et les soucoupes volantes) avec une atmosphère datée de SF années 70: les scènes de bataille entre les vaisseaux spatiaux nazis et américains sont ainsi héritières de Star Wars[1]. Comme dans Sky Captain, l'invasion aérienne de New-York est inspirée par le chaos créé par King Kong. Comme Sky Captain, Iron Sky fait montre d'un amour des engins insolites et relève d'une culture geek. De même que Sky Captain était assez proche d'un jeux vidéo intitulé Crimson Skies, les producteurs d'Iron Sky ont déjà annoncé le développement d'un jeux-vidéo tiré du film. Dans les deux films, le visuel est hérité du comic mais est en fait modernisé par les effets spéciaux.
 
            Rentrés dans la culture populaire, les nazis ne sont plus une menace politique mais des personnages archétypaux de cinéma. Ceux d'Iron Sky sont présentés de façon caricaturale: comme dans les Indiana Jones, les nazis sont des grands méchants par excellence obséquieux, tout de cuir vêtus. Parfois, la musique plagie même Wagner pour bien confirmer le "folklore" nazi établi.
            L'humour d'Iron Sky joue sur le décalage culturel des nazis avec notre temps: ceux-ci sont surpris par l'acceptation des noirs, la culture du sexe, la disparition des grands idéaux... Les nazis ne trouvent pas d'équivalent dans notre société: les seuls individus qui arborent la croix gammée sont des vulgaires punks qui zonent à la sortie des boites de nuit. Les nazis en deviennent même un peu sympathiques à force d'anachronismes.
 
            Plus que les nazis, présentés comme de véritables "stock characters", ce sont les américains qui sont en fait le sujet de moqueries: la Présidente des Etats-Unis, une parodie de Sarah Palin, mise tous ses espoirs de réélection dans l'envoi d'un noir sur la lune, parce que c'est "cool" et que cela n'a jamais été fait. Lorsque le chef de l'état rencontre des nazis arrivés sur terre pour prêcher leur idées, il trouve en eux des excellents conseils pour la propagande. L'annonce de l'invasion nazie la ravit: tous les présidents de guerre ont été réélus ! L'Amérique se trouve donc incarnée et menée par un personnage aussi grossier qu'abject.
            Iron Sky va jusqu'au bout de sa mauvaise blague et se prête même à imaginer un conseil de sécurité de l'ONU réuni pour gérer l'invasion nazie. Ces séquences, proches du Docteur Follamour, sont un prétexte pour critiquer les défauts de chacun: le bellicisme américain, la neutralité pacifiste des pays nordiques, les prétentions douteuses de la Corée du Nord... Derrière la fantaisie apparemment bébête, se cache en fait un film qui brocarde l'Amérique contemporaine et les relations internationales en ce début de XXIème siècle.
 
22.09.2012.
 
 


[1] Timo Vuorensola, le réalisateur, s'est fait connaître grâce à une parodie de Star Strek intitulée Star Wreck.
A propos de Star Wars, notons également la ressemblance entre le costume des Stormtroopers et ceux des soldats la Wehrmacht munis d'un masque à gaz.

Garde à Vue (1981) de Claude Miller

           
            Ancien assistant réalisateur de François Truffaut et de Jean-Luc Godard, Claude Miller passe à la réalisation en 1975 avec La Meilleure façon de marcher. Il transpose ensuite Patricia Highsmith avec Dites-lui que je l'aime (1977) et adapte un auteur britannique de polars, John Wainwright, avec Garde à Vue. Grand succès au box office français lors de sa sortie, le film de Miller frappe par la nervosité de son scénario, le jeu de ses acteurs et son discours engagé pour une la réforme de la procédure pénale.
 
            Garde à Vue est un huis-clos policier: la nuit du réveillon, dans un commissariat de province, un inspecteur de police "cuisine" un notable, placé en garde à vue parce qu'il est suspecté dans une affaire de viol sur mineurs. L'unité de temps et de lieu peut paraître théâtrale mais contribue en fait à renforcer l'impression d'étouffement que ressentent les personnages mais aussi peu  à peu le spectateur.
            La lassitude des protagonistes, leur fatigue apparente, est soutenu par le physique des acteurs, Lino Ventura (le commissaire) et Michel Serrault (le mis en examen), aux yeux pochés et au regard hagard. Servis par les dialogues brillants de Michel Audiard, les deux comédiens fascinent par leurs changements d'émotions et de tons: Ventura paraît tour à tour compréhensif et ferme alors que Serrault alterne le comportement d'une victime avec celui d'un coupable.
 
            L'ambigüité sur la culpabilité du personnage de Serrault persiste jusqu'à la toute fin du film. Garde à Vue se termine en effet par un retournement de situation surprenant qui pourra agacer certains: alors que le notable avoue avoir commis les crimes, on découvre des cadavres de jeunes filles dans le coffre d'une voiture d'un nouveau suspect. Par ce "twist", le scénario de Claude Miller et du romancier Jean Herman dénonce la garde à vue comme une procédure dangereuse, qui mène à bout de nerf les inculpés et les conduit à avouer n'importe quoi.
            Sur le plan politique, Garde à Vue étonne: au lieu d'explorer la saleté de la psyché des policiers à l'instar de The Offence (1973) de Sidney Lumet, il préfère traiter de la procédure. En effet, les policiers sont dans une certaine mesure irréprochables: seul l'adjoint du commissaire, un flic interprété par Guy Marchand, se laisse aller et tabasse le suspect le temps d'un instant, ce qui lui sera fortement reproché. Les méandres de la psychologie n'en sont pas pour autant absentes: le comportement d'une épouse haineuse (jouée par Romy Schneider dans son avant-dernier rôle), perturbe l'objectivité de la situation.
            Depuis, la garde à vue à été de nombreuses fois réformée et la personne mise en examen a le droit d'être d'assisté par un avocat. Mais la garde à vue demeure un drame psychologique, un rapport de force où l'homme se retrouve seul face à l'ordre et à ses incriminations.
 
02.09.2012.

The International / L'Enquête (2009) de Tom Tykwer

 
 
            Réalisé par l'allemand Tom Tykwer, réalisateur de Cours Lola, Cours (1998) et du Parfum (2006), The International est un thriller paranoïaque dans la lignée des films des années 70 tel que A cause d'un assassinat (1974) ou Les Hommes du Président (1976) d'Alan Pakula. Ce genre trouve en effet un nouveau souffle dans le cinéma américain contemporain[1].
            Tout d'abord, l'atmosphère est la même que les films des années 70. L'affiche de The International met ainsi en scène des images en split screen. Le film privilégie les lumières grises du monde urbain, les infrastructures modernes, spacieuses et déshumanisées. Les décors de The International sont les places publiques, les gares, les aéroports ou les sièges de grandes entreprises dans d'immenses immeubles en verre. Les villes favorisées sont les froides capitales du capital: Berlin, Luxembourg, Paris, Milan et bien sûr, New-York. L'influence de la série des Jason Bourne et celle des James Bond impose cette délocalisation permanente du récit pour entretenir l'action et signifier l'internationalisation du réseau maléfique.
 
            The International ne reprend pas uniquement le cadre des thrillers des seventies, il en conserve également les motifs principaux, à commencer par les personnages. Dans le film de Tykwer, le personnage principal est un agent d'Interpol qui travaille main dans la main avec le district attorney de New-York pour révéler au grand jour les opérations illégales d'une banque multinationale spécialisée dans le blanchiment d'argent sale et dans les agissements douteux dans les pays du tiers-monde. Prêts à tout pour découvrir la vérité, les deux protagonistes sont des investigateurs acharnés, dans la lignée des journalistes des Hommes du Président. Leurs engagements sont tels qu'ils peinent à avoir une vie privée: l'homme vit seul alors que la femme néglige sa famille.
            Les acteurs, eux même, trouvent particulièrement leurs places dans ce revival du thriller parano: l'anglais Clive Owen fait penser à Steve McQueen ou à Mel Gibson alors que Naomi Watts, sorte de sous Nicole Kidman, rappelle l'actrice de L'Interprète de Sidney Pollack. L'un des méchants est interprété par Armin Mueller-Stahl, ancienne vedette du cinéma de la RDA, réfugié à l'Ouest dès 1976: son personnage d'agent de la Stasi en quête d'une rédemption évoque le spectre de la guerre froide mais aussi les méchants nazis du Dossier Odessa (1974) de Ronald Neame ou de Marathon Man (1976) de John Schlesinger.
 
            Les enjeux de The International sont les mêmes que ceux du thriller des seventies, marqué par la dramaturgie de l'échec. En effet, malgré la bravoure des enquêteurs, le combat s'avère perdu d'avance: l'organisation, tentaculaire et intouchable, jouit de protections des différents gouvernements, premiers bénéficiaires des opérations de la banque. Le titre du film lui-même vient souligner l'ampleur d'un complot mondial. Un climat de paranoïa total s'instaure donc: les héros ne peuvent pas faire confiance à leurs supérieurs et l'agent d'Interpol se voit finalement attiré par l'action individuelle, celle de faire justice lui-même.
            La lutte contre un capitalisme fou et mondialisé paraît dérisoire. Désormais, le privé s'infiltre dans le public (terreur des "agences" indépendantes et incontrôlables), l'économique et même la politique. Dans The Constant Gardener ou dans le dernier Jason Bourne, l'ennemi est une firme pharmaceutique; dans The International, le mal est incarné par la banque, organisme de pouvoir qui contrôle tout par la créances des dettes, l'arme des temps modernes. Il s'agit là d'un "corporate conspiracy thriller", variante du genre apparue dans les années 70 avec des films comme Network (1976) de Sidney Lumet, Coma (1978) de Michael Crichton ou encore Le Syndrome chinois (1979) de James Bridges.
            On trouve encore dans The International d'autres motifs du thriller politique des années 70. Le film de Tykwer trahit en effet l'obsession de l'assassinat de Kennedy: un homme politique italien se fait assassiner lors d'un meeting sur une place publique. Il n'y a pas un mais deux snipers comme le découvrent finalement les protagonistes. Le film s'ouvre également par un meurtre qui sera revu ultérieurement pour mieux saisir la complexité de l'image et tenter de cerner l'identité du tueur. La paranoïa s'instaure donc également par une crise de l'image, une méfiance par rapport à ce que l'on voit.
 
            Produit stéréotypé, The International renouvelle cependant un peu le genre en développant le volet de l'action. Une fusillade au musée Guggenheim de New-York apparaît ainsi comme particulièrement impressionnante: les scénaristes ont joué sur le décor, dont la descente circulaire constitue un "niveau" d'un gunfight ludique inspiré les jeux-vidéos. Enfin le film se clôt sur les toits ensoleillés d'Istanbul dans une violence âpre digne des derniers James Bond[2]. Le dernier plan est typique de l'épuisement final: le visage fatigué de Clive Owen qui n'a pu satisfaire sa soif animale de vengeance et dans lequel on lit une nouvelle émotion, celle du doute permanent...
 
27.09.2012.
 
 
 


[1] L'Interprète (2005) de Sidney Pollack; The Constant Gardener (2005) de Fernando Meirelles; Michael Clayton (2007) de Tony Gilroy; The Sentinel (2006) de Clark Johnson; Jeux de Pouvoir (2009) de Kevin McDonald; The Ghost Writer (2010) de Roman Polanski; Les Marches du Pouvoir (2010) de George Clooney ou encore la série des Jason Bourne (2002-2012) et donc, indirectement, celle des James Bond (2006-2012).
 
[2] Clive Owen avait d'ailleurs été envisagé un temps pour prendre la place de Pierce Brosnan dans le costume de l'agent 007.

Duplicty (2009) de Tony Gilroy

           
            En 2009, Clive Owen joue dans deux productions de Relativity Media, deux films "formatés" de ce mini-studio qui remettent au goût du jour deux genres de cinéma. Le premier, The International, réalisé par Tom Tykwer, est un thriller paranoïaque dans la veine des films des années 70. Le second, Duplicity, réalisé par Tony Gilroy, est une modernisation des films d'espionnage des années 60.
 
            Les deux protagonistes de Duplicity sont deux anciens agents secrets: elle, interprétée par Julia Roberts, est une ex-agent de la CIA alors que lui, joué par Clive Owen, travaillait pour le MI6. Appâtés par le gain, les deux amants se reconvertissent dans l’espionnage industriel. Ils sont ainsi embauchés par deux laboratoires pharmaceutiques concurrents: l’un pour voler la formule d’un produit pharmaceutique qui rapportera une fortune, l’autre pour la protéger. Comme The Constant Gardener (2005) de Fernando Meirelles ou Jason Bourne: l'héritage (2012) du même Gilroy, Duplicity présente la firme pharmaceutique comme un organisme maléfique et capitaliste, prêt à tout pour arriver à ses fins.
            Le film de Girloy n'est qu'une suite de manipulations et on y retrouve toutes les scènes-clés du film d'espionnage: la filatures, les écoutes ou encore la rencontre dans un lieu public pour échanger des informations. Complètement perdu, le spectateur renonce vite à comprendre le fil de l'intrigue pour ne suivre que le jeu de séduction, le jeu de dupes qui s'instaure entre les différents personnages.
            Le titre du film joue sur la ressemblance entre le mot duplicity et complicity et Tony Gilroy s'amuse de l'ambigüité des relations entre le couple sexy et élégant formé par Julia Roberts et Clive Owen. Le film s'engage dans les méandres de la romance: comment un couple d'espions peut-il se faire confiance alors que leur métier même est de dissimuler la vérité ?
            On pense ainsi aux comédies d'espionnage des années 60 tel que Charade (1963) de Stanley Donen ou L'Affaire Thomas Crown (1968) de Norman Jewison. La formule secrète tant disputée est ainsi un véritable McGuffin à la Hitchcock: il s'agit d'une formule chimique pour faire repousser les cheveux morts ! On trouve même dans Duplicity des split screen et des seconds rôles de méchants patrons stéréotypés (Tom Wilkinson et Paul Giamatti s'en donnent à cœur joie) comme dans les films hollywoodiens de l'époque. Dans ce doux revival sixties, le métier de Tony Gilroy rivalise avec celui de Steven Soderbergh: la musique de James Howard Newton lorgne vers celle de David Holmes, les virées sous le soleil d'Italie et la présence de Julia Roberts rappellent le souvenir délicieux de Ocean's Twelve.
29.09.2012.

Divorzio all'italiana / Divorce à l'italienne (1962) de Pietro Germi



            Avec Le Pigeon (1958) de Mario Monicelli ou Le Fanfaron (1962) de Dino Risi, Divorce à l'italienne est souvent considéré comme un des points d'orgue de cette veine du cinéma italien que la critique a surnommé la comédie à l'italienne. L'expression même de "all'italiana" vient du titre du film de Germi. Cependant, malgré cette appellation consacrée, il est toutefois difficile de cerner les caractéristiques communes aux différents films du corpus. Attardons-nous donc sur les deux principales spécificités de Divorce à l'italienne : d'un côté, l'audace de son sujet et des critiques qu'il porte; de l'autre, son humour particulier, proche du cartoon.

            Dans les années 60, le divorce était interdit en Italie. Il sera légalisé en 1970 à l'occasion du vote d'une loi qui manqua de briser la démocratie chrétienne. Le film de Germi s'amuse de cette prohibition: cette condamnation du divorce ne fait donc pas les affaires de Ferdinando Cefalù, noble sicilien, fatigué de sa vie bourgeoise et de sa femme envahissante. En effet, il envisage de se remarier avec une jeune cousine dont il est éperdument amoureux. Ainsi, il fait tout pour que son épouse s'éprenne d’un autre homme, afin de pouvoir les surprendre ensemble, la tuer et n’avoir qu’une peine légère pour crime d'honneur.
            Divorce à l'italienne offre un témoignage critique vis-à-vis d'une société italienne corsetée par les bonnes mœurs. Cefalù est ainsi exaspéré par de l'omniprésence de sa belle-famille et par la bêtise sa femme bienpensante. Les siciliens vivent dans un monde arriéré où la culture catholique est prédominante: le curé dicte ainsi à ses paroissiens le choix de leur vote et incite à boycotter la sortie de La Dolce Vita, que les habitants du village, à l'annonce d'un film sulfureux, vont en fait s'empresser de voir. On se moque des cocus, on compare les belles femmes à la madone, on croit en l'honneur et on justifie l'usage du crime pour le sauvegarder. Un couple affilié à la famille de Cefalù apporte un gag récurrent: l'homme, récemment veuf, doit attendre pour pouvoir se remarier mais passe son temps à flirter avec sa future épouse. L'hypocrisie règne par rapport au sexe comme le prouve le père de Cefalù qui a l'habitude de pincer les fesses de sa bonne sous les yeux mêmes de sa femme.
            La Sicile, terre d'une mafia de pacotille et de traditions risibles, fait donc l'objet de moqueries audacieuses. Pour ce faire, Germi a recours à la caricature et à un humour noir proche de celui du cartoon. Comme dans les Bip Bip et le coyote ou Tom & Jerry, Divorce à l'italienne narre les déboires d'un individu prêt à tout pour en tuer un autre. Affublé d'une moustache, digne du loup de Tex Avery, Marcello Mastroianni joue tout en rondeur, en grimace: il joue de ses faux airs impassibles, de ses sautes d'humeur et d'un rictus maladif. Comme dans Infidèlement vôtre (1948) de Preston Sturges ou comme chez Buñuel, son personnage de bourgeois fantasme divers assassinats de sa femme: avec un poignard ou une arme à feu, par noyade... La caractère burlesque du film est aussi renforcé par l'utilisation d'accélérés. Peut être la légèreté, le cynisme du ton de Divorce à l'italienne étaient-ils l'enrobage nécessaire pour faire passer la pilule de la critique sociale ?

 

23.09.2012.