Expatrié aux Etats-Unis en 1941,
Max Ophüls, avec l'aide de Preston Sturges, parvient à réaliser des films à
Hollywood et tourne The Exile (1947),
un film avec Douglas Fairbanks, scénarisé par le comédien. Il adapte ensuite Lettre d'une inconnue , une nouvelle de
Stefan Zweig publiée en 1927. Comme Billy Wilder avec La Valse de l'Empereur, Ophüls fait le choix paradoxal de la
représentation d'une Europe d'opérette éternelle alors que le continent vient
d'être dévasté par un conflit sanglant.
Adaptation littéraire, film en
costume, Lettre d'une inconnue,
tourné par un réalisateur allemand, apparaît comme une production européenne
d'un Hollywood qui recherche l'élégance et le raffinement artistique. Directeur
de théâtre à Vienne dans les années 20, Ophüls a des affinités avec l'univers
de l'écrivain autrichien. Le film reconstitue ainsi la Vienne du début du
siècle, recréant avec artifice l'atmosphère de l'époque à travers les costumes
(robes ampoulées) et les décors (embrumés et en studios). La musique joue aussi
un rôle essentiel: le personnage de l'écrivain dans la nouvelle de Zweig
(inspiré de l'auteur) est transformé en musicien. La musique, mêlant le diégétique
et l'extra-diégétique, emprunte à la
musique romantique et à Liszt. Le personnage du pianiste est interprété par
Louis Jourdan, un acteur dont la nationalité française suffit pour Hollywood à
être un gage d'«européanité».
Ce qui frappe dans Lettre d'une inconnue, c'est le décalage
entre le sujet et le traitement. L'histoire, somme toute, est assez sordide: la
voisine d'un riche pianiste viennois l'épie, le suit et l'aime follement en
secret. Elle le rencontrera un jour et ils passeront la nuit ensemble. Pour
lui, ce ne sera qu'une passade car il accumule les aventures; pour elle ce sera
l'amour de sa vie qui lui donnera même un enfant sans le savoir. Après un
voyage à travers l'Europe, le pianiste revient des années après à Vienne et reçoit
une lettre sans expéditeur: il n'a même pas reconnu cette femme qu'il a vu la
veille et qui était prête à tout quitter pour lui.
On pourrait donc presque résumer
l'intrigue à cette phrase: une femme à la limite de l'érotomanie (rappelons que
Zwieg, proche de Freud, est emprunt de psychologie de psychanalyse) couche un
soir avec un tombeur qui ne se souviendra plus d'elle lorsqu'il la retrouvera
une décennie après. Récit sur la possible folie sentimentale des femmes et
l'irresponsabilité des hommes, Lettre
d'une inconnue véhicule un sentiment de déception envers le sentiment
amoureux. Pourtant, Ophüls raconte cette histoire de façon romantique: il
s'attarde avec des gros plans sur le visage glamour de ses comédiens, développe
une mise en scène élégante faite de travelling et de mouvements de caméra,
signe un film musical avec photographie soignée, léchée. Ce qu'on appelle la
"Ophüls touch" apparaît comme contradictoire avec le sujet dramatique
de l'histoire de Zweig. S'agit-il d'une censure ou d'une autocensure ? Nous
remarquerons que le film est produit par John Houseman, producteur audacieux de
Citizen Kane mais aussi de films lyriques
comme ceux de Vincente Minnelli: peu susceptible de se plier devant le code
Hays, le producteur demeure en même profondément romantique.
Il est évident que le récit de
Zweig a été aménagé: les personnages ne sont plus défais de noms mais
s'appellent Stefan Brand (Stefan en référence à Zweig) et Lisa (toutes les
héroïnes d'Ophüls ont des prénoms qui commencent par la lettre L), comme pour
effacer le caractère sordide de cette nuit d'amour passé entre anonymes. Dans
le roman, lorsque l'homme revoit la femme, il la prend pour une prostituée...
Dans le film d'Ophüls, tout est suggéré, de la folie de la femme à la vie
dissolue de l'homme, et rien n'est explicite.
Ophüls nous donne cependant
quelques indices sur la réalité de l'histoire qui nous prête à voir. Ainsi, le
choix de l'actrice Joan Fontaine pour le rôle de Lisa n'est pas anodin:
l'actrice a déjà joué des rôles de femmes fragiles sous l'emprise des hommes (Rebecca, Jane Eyre) et a apporté son
visage troublé, presque maladif, à bien des rôles de victimes. Un autre aspect
révélateur du caractère factice de cette histoire d'amour (qui n'en est pas
une) est cette séquence où le couple s'amuse à voyager virtuellement dans un
train de fête foraine: les paysages qu'ils traversent (représentant des pays
comme la Suisse, l'Italie...) sont autant de décors artificiels de cette
romance que s'imagine la jeune femme, romance que le séducteur paye à ses frais
(c'est lui qui paye pour le changement de décors). Le récit de l'histoire,
raconté par la femme à travers sa lettre (qui se traduit cinématographiquement
par une voix-off), est en effet biaisé: si le film est si romantique, c'est
aussi peut-être parce qu'il s'agit un peu du paysage mental d'une femme folle
mais pleine d'amour.
24.05.13.