Documentariste audacieux,
Frederick Wiseman dresse un portrait social des Etats-Unis à travers ses
institutions, en filmant une université (High
School, 1968), un commissariat (Law
And Order, 1969), un hôpital (Hospital,
1970...), une base d'entrainement militaire (Basic Training, 1971)... Dans Titicut
Follies, son premier film, Wiseman porte son regard sur un hôpital pour
aliénés criminels.
La folie filmée. Ce que Wiseman nous montre n'est pas beau à voir.
Les patients de l'hôpital de Bridgewater dans le Massachussetts sont le plus
souvent à un stade avancé de la folie: certains sont catatoniques, d'autres
répètent machinalement des gestes absurdes. Les détenus sont aussi malades
physiquement que mentalement: quand on ne lit pas le vide dans leurs yeux, on y
décèle un marasme de pensées aberrantes tel cet homme apparemment éduqué et qui
se prend pour Borges: en scandant ses phrases par une étrange onomatopée ("putitika"),
il énumère, sans logique aucune, les noms de Benjamin Kaplan (un juriste
américain qui a été l'un des architectes des procès de Nuremberg),
"Charles Gaule" (sic), le Führer, Ben Gourion, John F. Kennedy, le
Christ...
Si la plupart des détenus
semble tout à fait zinzin, la folie de certains autres est plus ambigüe, moins
évidente. En témoigne par exemple un détenu qui tient un discours communiste: son
propos est tout à fait construit et l'on se demande s'il ne serait pas interné
pour des raisons politiques. Un autre patient de se plaint de sa longue
détention (cela fait depuis un an qu'il a quitté la prison) et prétend que
l'environnement nuit à sa santé mentale. Nous apprendrons par la suite que
l'homme est atteint de paranoïa. Enfin, un dernier exemple conduit le
spectateur à se questionner sur la folie, son commencement et ses limites:
interrogé, un patient grabataire révèle qu'il avait été professeur en
université dans le passé. Désormais, il tape violement du pied par terre avec
un air méchant et dangereux.
Un film social. Titicut Follies
n'est pas uniquement un film sur la folie, Wiseman insistant sur les
conditions de vie déplorables des patients. La caméra du metteur en scène
s'attarde ainsi sur la nudité des patients, certains vivant en effet et la
plupart du temps dénudés dans leurs cellules. L'institut de Bridgewater relève
plus de la prison que de l'hôpital et Wiseman, en montrant la déshumanisation,
nous donne une vision très critique d'une
institution créée à l'origine dans un but sanitaire.
Les détenus subissent eux le
harcèlement verbal et physique de la part du personnel de l'administration,
soignants et gardiens. Le médecin de l'institut, avec son fort accent
germanique et ses airs de Fritz Lang, apparaît comme une caricature de
psychiatre qui pose des questions sur la masturbation et l'homosexualité. Le
directeur de l'hôpital, lui, organise des spectacles pour occuper les détenus
et s'apparente à un animateur de centre aéré, légèrement dédaigneux et
paternaliste. Les "titicut follies" qu'il arrange apparaissent comme le
reflet de la la vie tristement grotesque qui règne dans l'hôpital de
Bridgewater.
Toutes ces critiques sourdes
sont insinuées par la caméra silencieuse de Wiseman qui, dans les règles du
cinéma direct, s'abstient de tout commentaire. Féroce et sans concession, le
regard critique de Wiseman trouve son apogée dans le montage parallèle d'une
nutrition forcée d'un patient (par le nez avec un tube) avec l'
"habillement" ultérieur de son cadavre par un croque mort qui
retouche le corps du défunt. Wiseman ne nous épargnera pas la scène de
l'enterrement. Avec Titicut Folies,
film dérangeant et controversé[1],
Wiseman met à mal l'idée d'un cinéma-vérité objectif en signant un documentaire
résolument engagé.
04.01.13.
[1]
Le film a été censuré après sa sortie aux
États-Unis. Bien que le réalisateur ait obtenu, avant de filmer, l'autorisation
écrite de l'ensemble des patients incarcérés, et des autres intervenants du
film. La Cour Suprême du Massachusetts a estimé que le film violait le droit à
la vie privée des patients . La Cour a donc ordonné le retrait du film de la
circulation.