vendredi 11 janvier 2013

Titicut Follies (1967) de Frederick Wiseman

Documentariste audacieux, Frederick Wiseman dresse un portrait social des Etats-Unis à travers ses institutions, en filmant une université (High School, 1968), un commissariat (Law And Order, 1969), un hôpital (Hospital, 1970...), une base d'entrainement militaire (Basic Training, 1971)... Dans Titicut Follies, son premier film, Wiseman porte son regard sur un hôpital pour aliénés criminels. 
 
La folie filmée. Ce que Wiseman nous montre n'est pas beau à voir. Les patients de l'hôpital de Bridgewater dans le Massachussetts sont le plus souvent à un stade avancé de la folie: certains sont catatoniques, d'autres répètent machinalement des gestes absurdes. Les détenus sont aussi malades physiquement que mentalement: quand on ne lit pas le vide dans leurs yeux, on y décèle un marasme de pensées aberrantes tel cet homme apparemment éduqué et qui se prend pour Borges: en scandant ses phrases par une étrange onomatopée ("putitika"), il énumère, sans logique aucune, les noms de Benjamin Kaplan (un juriste américain qui a été l'un des architectes des procès de Nuremberg), "Charles Gaule" (sic), le Führer, Ben Gourion, John F. Kennedy, le Christ... 
Si la plupart des détenus semble tout à fait zinzin, la folie de certains autres est plus ambigüe, moins évidente. En témoigne par exemple un détenu qui tient un discours communiste: son propos est tout à fait construit et l'on se demande s'il ne serait pas interné pour des raisons politiques. Un autre patient de se plaint de sa longue détention (cela fait depuis un an qu'il a quitté la prison) et prétend que l'environnement nuit à sa santé mentale. Nous apprendrons par la suite que l'homme est atteint de paranoïa. Enfin, un dernier exemple conduit le spectateur à se questionner sur la folie, son commencement et ses limites: interrogé, un patient grabataire révèle qu'il avait été professeur en université dans le passé. Désormais, il tape violement du pied par terre avec un air méchant et dangereux.
 
Un film social. Titicut Follies n'est pas uniquement un film sur la folie, Wiseman insistant sur les conditions de vie déplorables des patients. La caméra du metteur en scène s'attarde ainsi sur la nudité des patients, certains vivant en effet et la plupart du temps dénudés dans leurs cellules. L'institut de Bridgewater relève plus de la prison que de l'hôpital et Wiseman, en montrant la déshumanisation, nous donne une vision très critique d'une  institution créée à l'origine dans un but sanitaire.
Les détenus subissent eux le harcèlement verbal et physique de la part du personnel de l'administration, soignants et gardiens. Le médecin de l'institut, avec son fort accent germanique et ses airs de Fritz Lang, apparaît comme une caricature de psychiatre qui pose des questions sur la masturbation et l'homosexualité. Le directeur de l'hôpital, lui, organise des spectacles pour occuper les détenus et s'apparente à un animateur de centre aéré, légèrement dédaigneux et paternaliste. Les "titicut follies" qu'il arrange apparaissent comme le reflet de la la vie tristement grotesque qui règne dans l'hôpital de Bridgewater.
Toutes ces critiques sourdes sont insinuées par la caméra silencieuse de Wiseman qui, dans les règles du cinéma direct, s'abstient de tout commentaire. Féroce et sans concession, le regard critique de Wiseman trouve son apogée dans le montage parallèle d'une nutrition forcée d'un patient (par le nez avec un tube) avec l' "habillement" ultérieur de son cadavre par un croque mort qui retouche le corps du défunt. Wiseman ne nous épargnera pas la scène de l'enterrement. Avec Titicut Folies, film dérangeant et controversé[1], Wiseman met à mal l'idée d'un cinéma-vérité objectif en signant un documentaire résolument engagé.
 
04.01.13.
  


[1] Le film a été censuré après sa sortie aux États-Unis. Bien que le réalisateur ait obtenu, avant de filmer, l'autorisation écrite de l'ensemble des patients incarcérés, et des autres intervenants du film. La Cour Suprême du Massachusetts a estimé que le film violait le droit à la vie privée des patients . La Cour a donc ordonné le retrait du film de la circulation.