Depuis
le début des années 2000, le cinéma coréen rencontre un certain succès auprès
du public occidental avec une nouvelle vague de réalisateurs tel que Park
Chan-Wook (Sympathy for Mister Vengeance,
Old Boy), Bong Joon-Ho (The Host,
Mother), Kim Jee-Woon (A bittersweet
life, Le bon, la brute et le cinglé ou encore J'ai rencontré le diable). L'œuvre révérée par de nombreux auteurs
coréens contemporains est La Servante
de Kim Ki-Young. Preuve de son influence, il a fait l'objet d'un remake en 2010
par Iam Sang-Soo (The President's last
bang). Récemment restauré par la Martin Scorsese Foundation, La Servante ressort sous nos écrans.
Voilà l'occasion de découvrir le film de Kim Ki-Young, souvent considéré comme
l'un des meilleurs films du cinéma coréen, comme un film fondateur.
Le départ du scénario de La Servante est le suivant: suite à un
déménagement dans une maison plus grande, un professeur de musique fait appel à
une domestique pour s'occuper de ses deux enfants et soulager son épouse
enceinte. Mais l'initiative tourne au cauchemar: la servante, introduite dans
le quotidien d'une famille apparemment structurée, y introduit la discorde.
Contrairement à ce que l'on pourrait penser de prime
abord, La Servante n’apparait pas
très étranger au spectateur occidental, le film empruntant beaucoup des codes
du film d'horreur gothique. La Servante
se déroule presqu'entièrement dans la demeure familiale, sorte de modernisation
du manoir maléfique, rongé par des rats qui symbolisent la gangrène, la
pourriture qui gagnent la petite société bourgeoise.
De même, les apparitions de la servante sont ainsi
très fantomatiques: la nuit, elle surgit brusquement de dehors, du balcon
inondé par de violentes averses. La servante semble de plus une pure
incarnation du mal dont les motivations véritables sont tues : elle désire
le maître, et semble bien décidée à détruire cet univers dans lequel elle a
réussi à pénétrer et pour lequel elle qui est issue des classes populaires,
éprouve un mélange d’attirance et de répulsion.
La
Servante mobilise ces archétypes du cinéma gothique au service d’une charge
féroce contre la société coréenne. L'achat du nouvel appartement, plus grand,
entraine le recrutement d’une servante, un évènement déclencheur qui va mener à
la déchéance de la famille: c'est bien le consumérisme, la cupidité de la
classe bourgeoise, ainsi que le recours à un servage moderne, qui vont sceller
leur perte.
Apparemment heureuse et sans
problème, la famille bourgeoise que nous montre Ki-Young est en réalité
fissurée. Le maître, professeur de musique, nous est présenté dans les
premières scènes comme un être d’une grande dignité morale : il repousse
les avances d’une de ses élèves. Mais, plus tard, il succombera à la tentation
de l'adultère quand la servante se jette dans ses bras et il la met enceinte.
La maitresse de maison, elle, est prête à accepter
toutes les compromissions pour éviter que le scandale de cette liaison n’éclate
et que son mari soit licencié : elle laisse son mari à la servante, elle
la soigne et la sert. Elle finira même par taire l’assassinat de son fils.
Monstrueuse, elle n’hésitera pas à essayer d’assassiner la servante. Les
enfants du couple sont eux aussi révélateurs de la névrose bourgeoise: le fils
est une véritable petite peste alors que la jeune fille est handicapée, signe
d’une société incomplète, imparfaite.
La Servante, on le voit, met en scène des situations
particulièrement choquantes et parle de façon très explicite de sexe. Durant
près de deux heures, les pires crimes sont commis, chacun des habitants
cherchant à éliminer les autres. La
Servante sombre crescendo dans le désespoir et l'autodestruction:
l'accumulation de péripéties frise parfois le grotesque. Le film se
clôt par le double suicide du mari et de la servante. Cette outrance trouve en fait une explication
logique, propre à faire ressortir la morale du film et révélée dans une
séquence finale malicieuse, qu’il convient de ne pas révéler dans cette
analyse…
Le critique Jean-Michel Frodon a
comparé à La Servante, centré sur la
dialectique du maitre et de l’esclave, au cinéma de Buñuel. Du réalisateur de Belle de Jour, on retrouve également la
rationalisation finale de ce qui nous a été montré, présenté comme un rêve.
Cependant, le sadisme du film de Ki-Young fait plutôt penser à The Servant de Joseph Losey, qui sortira
trois ans après: le film joue également sur le renversement des situations et
voit le personnage du domestique esclavager ceux qu'il servait. De même que Le Salon de Musique préfigurait Le Guépard de Visconti, La Servante, par son rapport avec Buñuel
et Losey, illustre l’universalité des sujets et des concepts.
22.08.2012.