Borges
en Italie.
Avec La Stratégie de l’Araignée, Bernardo Bertolucci adapte Jorge Luis
Borges. A cette époque, les auteurs de la littérature fantastique argentine
séduisent une nouvelle génération de cinéastes, adeptes d'une modernité
narrative. Ainsi, la nouvelle transposée par Bertolucci, intitulée Thème du Traitre et du Héros, avait déjà
inspirée Alain Robbe-Grillet peu de temps auparavant avec L'Homme qui ment (1969). En 1970, Nicolas Roeg, sous l’influence de
Borges, signe Performance où apparaît
même le visage de l’écrivain. Giulio Brogi, la vedette de La Stratégie de l'araignée, jouera aussi dans L'invention de Morel (1974, Emidio Greco), une adaptation italienne
de du meilleur ami de Borges, Adolfo Bioy Casarès (ce bref roman est peut-être la
source d'inspiration de L'Année dernière
à Marienbad, écrit par Robbe-Grillet). Dans La Stratégie de l’Araignée,
Bertolucci retranscrit parfaitement à l’écran deux éléments qui caractérisent les
récits de Borges: la thématique du labyrinthe qui traduit l'expérience mentale
de son personnage principal ainsi qu'un caractère fantastique.
Le
dédale mental.
La Stratégie de l’Araignée débute
quand Athos Magnani, fils d’un résistant tué par les fascistes qui portait le
même nom, revient dans la petite ville de Tara où a eu lieu le drame vingt ans
plus tôt. Athos se penche sur les circonstances exactes de la mort de son père
et rencontre ses amis. Le sentiment de perdition du personnage dans son enquête
est renforcé par la façon avec laquelle Bertolucci filme la ville de Tara,
arpentée par de long travellings latéraux[1],
peut être héritiers de L'Année dernière à
Marienbad d'Alain Resnais. Athos est victime d’une mise en scène, d’un
piège: son père, telle une araignée qui tisse sa toile, le dépossède de son
identité. Son mensonge, l'orchestration de son assassinat par des fascistes, est
une fiction de propagande créée à partir d'autres fictions: pour son canular,
il s'est inspiré de pièces comme Macbeth,
Jules César ou encore de l’opéra Rigoletto
de Verdi, qui sera le spectacle durant lequel il sera tué, dans une mise
en abyme perturbante.
Une
atmosphère cauchemardesque. Avec son montage haché, ses séquences
insolites voire surréalistes (la scène du banquet du lion, notamment) et des
couleurs vives, la troublante Stratégie
de l’Araignée baigne dans un climat onirique. Athos se fait assommer comme
les détectives privés du film noir et se voit confronté à l'opposition des
habitants du village concernant son enquête: la bourgade fictive de Tara[2]
est presque exclusivement habitée par des vieillards. Les arcades de la ville
renvoient aux toiles surréalistes de Chirico alors que la réunion sur la place
publique avec les habitants s'abritant avec des parapluies fait penser à
Magritte. Le générique défile lui sur des toiles du peintre naïf Antonio
Ligabue. Dans la géographie abstraite de Tara, les temps sont également confus.
Comme dans le cinéma d'Alain Resnais, s’enchevêtrent avec des flash-back les
scènes du passé et les scènes du présent. C'est d'ailleurs sur un plan d'Athos
assis sur le quai de la gare esseulé, perdu, comme absent, que s’achève le
film: il regarde les rails et s’aperçoit soudain
qu’ils sont envahis par des herbes folles, ce qui signifie que les trains n’y
passent plus depuis une éternité...
Crise
identitaire et complexe d'Oedipe. A l’époque du film, Bertolucci venait de
commencer une psychanalyse. Au fil de son enquête, le héros de La Stratégie de l’Araignée bascule lui peu
à peu dans la déraison et la paranoïa. Athos n’existe plus que par son père, il
est hanté par lui, il est son fantôme. C’est lorsqu’il prend conscience de cela
qu’Athos brise sa plaque commémorative à son père, pour se défaire de son
emprise. La maitresse de son père, sa possible mère, voit dans Athos une
réincarnation de son ancien amant et se révèle de fait attirée sexuellement par
le jeune homme. Fils d’un poète célèbre dont l’ombre le hanta, Bernardo Bertolucci
est lui même marqué par le complexe d'Oedipe. On retrouve également cette
situation dans d’autres films de Bertolucci, notamment Le Conformiste avec les deux figures du père. Luchino Visconti,
dans Sandra, un film au sujet proche,
convoque pour sa part le mythe d’Electre.
Enquête
sur soi, enquête sur sa mort. Athos Magnani, père et fils, sont tous deux
sont joués par le même acteur. En revenant sur les pas de son père, son double
parfait, Athos ne fait que recréer ses gestes et se retrouve dans les mêmes
situations, les mêmes pièges. L'enquête d'un homme sur son double, la course
vers la disparition de l'identité et donc vers la mort, enfin la répétition
d'une même histoire sont une structure récurrente d'une certaine culture
fantastique, que l'on retrouve dans Sueurs
Froides (1956) d'Alfred Hitchcock, The
Wicker Man (1973) de Robin Hardy, Le
Locataire (1976) de Roman Polanski, ou encore la bande dessinée Le Rendez-vous de Sevenoaks (1977) de
Floc'h et François Rivière.
Interrogation
sur le sens de l’engagement politique. Préfigurant Le Conformiste, Bertolucci explore les dessous de l'Italie
fasciste. Mettant en œuvre un raisonnement freudo-marxiste (comme il le fera à
nouveau dans Le Conformiste et dans Le Dernier Tango à Paris), Bertolucci
entremêle psychanalyse et politique, auscultant la société à travers la psyché
et l'inconscient de ses personnages. En orchestrant sa mort, Athos Magnani
est-il un traître ou un héros ? Peut-on donner sa vie pour une cause ?
Peut-on cacher la vérité au nom d’une juste cause ? La résistance face au
fascisme n’est-elle pas un mythe créé pour réconcilier les Italiens après la
chute de Mussolini ? Perpétuant le mensonge de son père, Athos semble
avoir assimilé la leçon de L'homme qui
tua Liberty Valance: quand la légende est plus que la vérité, il faut
imprimer la légende... Bertolucci cherche aussi à dire que le mythe de l’Italie
résistante, élaboré par Rossellini, n’a pas de sens. L’Italie d’après-guerre
s’est construite sur un mensonge et chacun porte en lui la marque secrète de la
culpabilité du fascisme. Le film ouvre ainsi une voie explorée à la même époque
par Visconti (Sandra) ou Pasolini (Salo).
13.10.13.
[1]
Les travelings
latéraux évoquent aussi le cinéma de Jean-Luc Godard, cinéaste qui influença
énormément Bertolucci (cf. son film précédent, Partner, 1968). Autre référence à Godard dans La Stratégie de l’Araignée: les mouvements de caméra autour de la
statue d'Athos Magnani évoquent ceux autour des statues grecques dans Le Mépris (1963).
[2] Tara est en fait la petite ville de
Sabbioneta, près de Mantoue. Le choix de cette ville n’est pas innocent:
construite ex nihilo, Sabbioneta est une ville idéale, un lieu de représentation.
Le nom de Tara renvoie lui à Autant en
emporte le Vent et à la propriété que Scarlett tente de sauver à tout prix,
le symbole du passé qu’il faut se battre pour conserver.