Après Théorème (1968), Pasolini poursuit avec Porcherie le développement d'un cinéma radical qui annonce Salo ou Les 120 jours de Sodome (1975) tant
dans ses thématiques que dans son absence de concession pour le spectateur.
Porcherie se caractérise par son double récit, monté en parallèle.
La première histoire met en scène un homme affamé, meurtrier et cannibale, dans
un paysage désertique et volcanique, dans une époque indéterminée mais qui évoque
le Moyen-âge. Condamné à mort, l'anthropophage déclare finalement: "J'ai
tué mon père, j'ai mangé de la chair humaine et je tremble de joie"... La
second histoire se situe dans l'Allemagne des années 60: deux industriels bourgeois
se menacent de chantage (la passé de criminel de guerre de l'un contre les
pratiques sexuelles honteuses du fils de l'autre). Il finissent par s'allier mais
le fils dérangé se fait dévorer par les cochons qu'il aime trop...
Les deux segments de Porcherie font écho à d'autres films de
la filmographie de Pasolini: prévue pour être
distribuée avec Simon du désert (1965)
de Buñuel, la première partie de Porcherie
évoque la barbarie d'Oedipe roi, de Médée ou les temps premiers des Mille et Une Nuits. Tournée sur les pentes du volcan Etna, elle renvoie
à la fin de Théorème. La seconde
partie, qui met en scène un riche milieu industriel, évoque également ce
dernier film.
Tout sépare la première
histoire de la seconde: alors que la première est spectaculaire, épique et
quasi-muette, la seconde est théâtrale[1]
et bavarde. La juxtaposition des récits déroute alors le spectateur qui cherche
le lien entre les deux. La violence sociale instaurée par le fascisme
répond-t-elle à la violence primitive d'hier ? Bien que la violence, dans la
société fasciste, n'est pas présente de façon explicite, la violence physique et
brutale subsiste tout de même: le fils bourgeois sera dévoré par les cochons.
Parallèlement aux
questionnements sur la violence et le mal, Pasolini semble soulever d'autres interrogations:
dans les deux récits, les jeunes réfractaires de la société (Pierre Clementi
assassin autoproclamé de son père, Jean-Pierre Léaud qui refuse de suivre les
projets du sien) seront voués à la mort. Pasolini semble convoquer deux anciens
mythes: celui de Saturne (la société dévore ses enfants qui ne lui obéissent
pas) et celui d'Oedipe (l'incapacité de l'homme à accepter l'autorité
paternelle le conduit à la violence). Vers la fin du film, le personnage de
Pierre Clémenti prend même des airs christique (l'exécution d'un homme nu et
hirsute): n'est-il pas une belle incarnation de la contestation ou de la
jeunesse ?
Provocateur et dérangeant, Porcherie préfigure fortement Salo ou Les 120 jours de Sodome.
Pasolini se livre ainsi à une critique acerbe de la persistance du fascisme
dans la société contemporaine, ces derniers continuant à tirer les rênes du
pouvoir: les fascistes se sont désormais reconvertis dans l'industrie et
œuvrent dans l'actuelle société de consommation, nouvelle forme d'extermination
et de destruction. Pasolini opère une association entre bourgeoisie et fascisme
et dénonce une classe grotesque: le père de Léaud, interprété de façon cabotine
par l'acteur Alberto Lionello, est
doté d'une risible moustache hitlérienne. Le fascisme pointé du doigt par
Pasolini engendre une génération malade, en perte d'identité, incarnée par le
personnage de Jean-Pierre Léaud. Véritable ignominie, le fascisme est lié à
l'abjection de la basse-cour[2]:
c'est parce que les cochons doivent retourner avec les cochons que le
personnage de Jean-Pierre Léaud, l'héritier du fascisme, finit par être dévoré,
comme par punition (consentie ?) pour les crimes de son père.
A sa sortie, Porcherie divisa fortement la critique
qui dénonça un film obscur. En effet, si Porcherie
est l'un des films les plus originaux de son auteur, c'est aussi et sûrement
l'un de ses films les plus mystérieux et intéressants, ouverts à une libre
interprétation.
06.01.14.