dimanche 26 janvier 2014

Porcile / Porcherie (1969) de Pier Paolo Pasolini



Après Théorème (1968), Pasolini poursuit avec Porcherie le développement d'un cinéma radical qui annonce Salo ou Les 120 jours de Sodome (1975) tant dans ses thématiques que dans son absence de concession pour le spectateur. 

Porcherie se caractérise par son double récit, monté en parallèle. La première histoire met en scène un homme affamé, meurtrier et cannibale, dans un paysage désertique et volcanique, dans une époque indéterminée mais qui évoque le Moyen-âge. Condamné à mort, l'anthropophage déclare finalement: "J'ai tué mon père, j'ai mangé de la chair humaine et je tremble de joie"... La second histoire se situe dans l'Allemagne des années 60: deux industriels bourgeois se menacent de chantage (la passé de criminel de guerre de l'un contre les pratiques sexuelles honteuses du fils de l'autre). Il finissent par s'allier mais le fils dérangé se fait dévorer par les cochons qu'il aime trop... 

Les deux segments de Porcherie font écho à d'autres films de la filmographie de Pasolini: prévue pour être distribuée avec Simon du désert (1965) de Buñuel, la première partie de Porcherie évoque la barbarie d'Oedipe roi, de Médée ou les temps premiers des Mille et Une Nuits. Tournée sur les pentes du volcan Etna, elle renvoie à la fin de Théorème. La seconde partie, qui met en scène un riche milieu industriel, évoque également ce dernier film. 

Tout sépare la première histoire de la seconde: alors que la première est spectaculaire, épique et quasi-muette, la seconde est théâtrale[1] et bavarde. La juxtaposition des récits déroute alors le spectateur qui cherche le lien entre les deux. La violence sociale instaurée par le fascisme répond-t-elle à la violence primitive d'hier ? Bien que la violence, dans la société fasciste, n'est pas présente de façon explicite, la violence physique et brutale subsiste tout de même: le fils bourgeois sera dévoré par les cochons. 

Parallèlement aux questionnements sur la violence et le mal, Pasolini semble soulever d'autres interrogations: dans les deux récits, les jeunes réfractaires de la société (Pierre Clementi assassin autoproclamé de son père, Jean-Pierre Léaud qui refuse de suivre les projets du sien) seront voués à la mort. Pasolini semble convoquer deux anciens mythes: celui de Saturne (la société dévore ses enfants qui ne lui obéissent pas) et celui d'Oedipe (l'incapacité de l'homme à accepter l'autorité paternelle le conduit à la violence). Vers la fin du film, le personnage de Pierre Clémenti prend même des airs christique (l'exécution d'un homme nu et hirsute): n'est-il pas une belle incarnation de la contestation ou de la jeunesse ? 

Provocateur et dérangeant, Porcherie préfigure fortement Salo ou Les 120 jours de Sodome. Pasolini se livre ainsi à une critique acerbe de la persistance du fascisme dans la société contemporaine, ces derniers continuant à tirer les rênes du pouvoir: les fascistes se sont désormais reconvertis dans l'industrie et œuvrent dans l'actuelle société de consommation, nouvelle forme d'extermination et de destruction. Pasolini opère une association entre bourgeoisie et fascisme et dénonce une classe grotesque: le père de Léaud, interprété de façon cabotine par l'acteur Alberto Lionello, est doté d'une risible moustache hitlérienne. Le fascisme pointé du doigt par Pasolini engendre une génération malade, en perte d'identité, incarnée par le personnage de Jean-Pierre Léaud. Véritable ignominie, le fascisme est lié à l'abjection de la basse-cour[2]: c'est parce que les cochons doivent retourner avec les cochons que le personnage de Jean-Pierre Léaud, l'héritier du fascisme, finit par être dévoré, comme par punition (consentie ?) pour les crimes de son père. 

A sa sortie, Porcherie divisa fortement la critique qui dénonça un film obscur. En effet, si Porcherie est l'un des films les plus originaux de son auteur, c'est aussi et sûrement l'un de ses films les plus mystérieux et intéressants, ouverts à une libre interprétation.

06.01.14.



[1] Cette partie du film reprend la pièce de Pasolini également intitulée Porcherie et montée en 1968.
[2] C'est déjà sur un plan sur des cochons que s'ouvrait Mamma Roma (1962).