Après Performance (1970, coréalisé avec Donald Cammell) et Walkabout (1970), Don't Look Now est le troisième film de Nicholas Roeg, ancien
directeur de la photographie britannique passé à la mise en scène. Avec Don't Look Now, Roeg poursuit dans le
développement d'un cinéma de l'étrange.
Venise, ville insolite et lieu de perdition. Adapté d'une nouvelle
de Daphné Du Maurier, Don't Look Now raconte
les angoisses d'un couple de britanniques (Julie Christie et Donald Sutherland)
qui voyage à Venise après la mort accidentelle de leur petite fille noyée. La
cité des Doges qui nous montrée n'est pas la ville romantique et touristique
des cartes postales: au contraire, Roeg explore l'imagerie inquiétante de
Venise, la ville du carnaval et de la peste, une ville morbide où l'eau croupit.
Le soleil d'Italie laisse place à un hiver morne et grisailleux.
Don't Look Now fait penser à Bruges
La Morte (1892), où l'action est située dans la "Venise du Nord":
dans le roman de Georges Rodenbach, le personnage principal, lui aussi marqué
par une mort "ophélique" (sa femme s'est noyée), se retrouve dans une
ville d'eaux et de canaux, lieu qui ne pas l'aider à faire son deuil. Au lieu
de trouver la rédemption, le protagoniste du roman de Rodenbach comme le couple
du film de Roeg vont connaitre la perdition.
Les vacances en Italie, dans Voyage en Italie (1954) de Roberto
Rossellini, Vacances à Venise (1955)
de David Lean, ou encore Le marin de
Gibraltar (1967) de Tony Richardson, mettent à l'épreuve pour les couples européens
en quête de quiétude. De ce point de vue, le film de Roeg apparait presque comme parodique: John et Laura, le couple de Don't Look Now, vont eux vivre un véritable cauchemar.
Venise, paysage mental et dédale morbide. Marqués le décès de leur
enfant, les protagonistes vont voir dans Venise le reflet de leur pensée
malade, obsédée par le deuil. Ainsi, Venise va devenir un véritable paysage
mental[1]
inquiétant. Le fantastique et l'insolite naissent de petits détails: un
mouchoir sorti d'une poche de manteau, une poussière dans l'œil, une fenêtre
qui s'ouvre brusquement... Les habitants locaux ont eux même un comportement
étrange: un inspecteur de police qui les réprimande, un patron d'hôtel
obséquieux dont on sait s'il se réjouit ou non du fait de ne pas avoir de
clients et surtout deux vieilles sœurs, des voyantes qui proposent à Laura de
rentrer en contact avec le fantôme de sa fille.
Le paysage mental est d'autant
plus perturbé que John est un médium qui s'ignore. Ainsi, les images qu'il
aperçoit sont ceux de sa propre mort. Poursuivant sa femme qu'il pense égarée
dans Venise, John court en fait à sa propre mort. Venise devient ainsi un
dédale morbide, ce qui a conduit Pauline Kael a déclaré que "Roeg parvient
à être plus proche de Borges à l'écran que tous ceux qui s'y sont directement
essayé[2]".
Et la petite silhouette en cirée rouge après il court en pensant qu'il s'agit
du fantôme, il ne s'agit que de la mort, incarnée par un nain au visage
disgracieux.
Un thriller horrifique. Lors de l'accident de sa fille, John a un
mauvais pressentiment en apercevant du sang sur une diapositive. Ce plan est
assez révélateur de la démarche de Roeg qui veut infuser métaphoriquement et
physiquement le cadre d'un sentiment maléfique. Inspiré par le film d'horreur, Don't Look Now regorge d'une imagerie
horrifique et gothique: la mort de la fille de John et Laura, dans un étang, a
des réminiscences de la noyade d'Ophélie, où les cheveux flottants se mélangent
à l'eau; la mort de la jeune fille, a été annoncée par un miroir brisé; son
fantôme morbide que poursuit John à travers Venise, affublé d'un ciré rouge[3],
apparait comme une déformation ignoble du petit chapon rouge.
Don't Look Now mélange donc les codes du film d'horreur et du
thriller. Le sentiment d'étrangeté nait principalement des jeux de montage
particulièrement audacieux. Comme le personnage de John a des visions
prémonitoires, Roeg se livre à une déconstruction totale du récit où se confondent
flash backs et flash forwards. Une scène de sexe particulièrement crue et
controversée (le film sort un an après Le
Dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolucci) fusionne également des plans
des ébats avec des plans où le couple s'habille et se prépare au petit matin.
Au free jazz de Gato Barbieri dans le film de Betolucci, laisse place à la
magnifique bande son de Pino Donaggio (avant sa collaboration avec Brian De
Palma), alternant les airs doux de musique classique et une musique stridente.
Etrange, audacieux et
dérangeant, Don't Look Now est sans
conteste un des grandes réussites du film fantastique britannique et du cinéma
des années 70.
08.11.2012.
[1]
Notion née sous la plume d'André Bazin dans Les
Cahiers du Cinéma à l'occasion de la critique de... Voyage en Italie de Rossellini.
[2] Roeg comes closer to getting Borges on the screen than those who
have tried it directly" (New Yorker, 24
décembre 1973). Performance
multipliait aussi les références à Borges: le personnage de Mick Jagger lit
Fictions alors que le visage de l'écrivain apparait dans une séquence-clé.
[3]
On pense aussi à la représentation de la "Mort Rouge" véhiculée par
Edgar Poe dans Le Masque de la Mort Rouge.
Nicholas Roeg a été le directeur de la photographie de l'adaptation
cinématographique de la nouvelle de Poe par Roger Corman en 1964.