Film de transition, Underworld, U.S.A. s'inscrit dans une
transformation du cinéma criminel américain. A une étude générique du film peut
se doubler une lecture auteuriste, Underworld,
U.S.A. ressassant de nombreux
éléments du cinéma de Samuel Fuller
L'évolution du film de gangster. Underworld, U.S.A. s'ouvre sur une introduction typique des films
de gangsters, ancrée dans la réalité des bas fonds newyorkais: le jeune Tolly,
14 ans, vit dans les ruelles sombres des quartiers pauvres de New-York. Petit
délinquant, il vole et se bagarre avec un autre gamin. Cet incipit pittoresque
et misérabiliste n'est pas éloigné du début des Anges aux figures sales (1938) de Michael Curtiz ou des films de la
Warner avec les Dead End Kids. Un soir de nouvel an[1],
Tolly voit son père se faire tabasser à mort par quatre hommes. Le garçon passe
de la rue à l'orphelinat, de l'orphelinat à la maison de correction, de la
maison de correction à la prison...[2]
Pour Tolly, la fin sera dans le caniveau, à côté des poubelles.
Devenu adulte, Tolly, s'infiltre
dans le crime organisé pour mieux se venger des assassins de son père. Mais le vengeur
ne tue pas lui-même, laissant les gangsters s'entretuer sur des malentendus
qu'il a engendrés ou utilisant l'aide des forces gouvernementales pour lesquelles
il accepte de travailler. Cette syntaxe de l'infiltration dans le monde de la
pègre nous fait penser aux films comme Guerre
au Crime (1936) et La Dernière Rafale
(1948) William Keighley, ou encore L'Enfer
est à lui (1949) de Raoul Walsh.
Héritier de l'âge d'or des
films de gangsters, Underworld, U.S.A. préfigure
en même temps la trame de films comme Le
Point de non-retour (1967) de John Boorman, La cité de la violence (1970) de Sergio Sollima, Echec à l’Organisation (1973), de John
Flynn ou encore Tuez Charley Varrick
(1973) de Don Siegel: un criminel de bas étage se retrouve face au
tout-puissant syndicat du crime qui lui réclame des comptes. Le titre d'Underworld, U.S.A. est assez
explicite: dans son film, Fuller nous présente une Amérique comparable à une
vaste entreprise de crime organisé. La mafia est agencée selon une structure
hiérarchique et cache ses félonies derrière des entreprises respectables (l'une
s'appelle même "national projects"). Les grands mafieux se réunissent
pour des réunions comme des patrons d'entreprises. L'association entre la mafia
et le big business[3]
trouvera son condensé dans le règlement de comptes final, situé dans une
piscine sous verre, un décor résolument moderniste.
Un
film fullerien: la critique de l'Amérique et l'amour des marginaux. En
assimilant les Etats-Unis à un syndicat du crime géant, Fuller fait preuve d'un
esprit critique qui confine au mauvais esprit: dans une séquence, Tolly
récupère de la drogue dissimulée dans des paquets de cigarettes; une publicité
du magasin énonce ironiquement "clean sports make for a clean
America". Lorsque Tolly agonisera, il trébuchera également sur une
poubelle où est inscrit "keep your city clean". Fuller fait donc preuve d'une ironie
constante face à une Amérique pourrie.
Dans cette Amérique corrompue, seuls les
marginaux bénéficient de l'attention de Fuller. Ainsi, le réalisateur nous
livre un portrait tendre de Cuddles, la prostituée qui s'occupe de Tolly et qui
a le courage de témoigner contre la mafia. Ce personnage de pute au grand cœur
et qui rêve d'être une mère de famille, on le retrouve dans de nombreux films
de Fuller comme Le Port de la Drogue
(1953) China Gate (1957) ou encore The Naked Kiss (1964) qui prend comme
sujet principal cet archétype.
Fuller s'avère moins complaisant envers Tolly,
le personnage principal, qui se révèle assez désagréable: mu par la vengeance,
il néglige l'amour de celles qui l'aiment (sa maîtresse et sa mère d'adoption).
Ce héros violent et antipathique est un cousin du Mike Hammer d'En quatrième vitesse (1955) de Robert
Aldrich. Leurs acteurs respectifs, Cliff Robertson et Ralph Meeker sont assez
comparables: avec leurs têtes carrées, leurs regards durs, ils n'ont pas un
physique de jeune premier. Il en est de même pour le tueur acolyte de Tolly
dont l'homosexualité latente rappelle le personnage joué par Jack Elam dans le
film d'Aldrich. Noir, Underworld,
U.S.A. montre un monde violent et malsain: même le doux personnage de
Cuddles suce avec grossièreté les glaçons de son verre de whisky.
Sombre, le cinéma de Fuller, comme
à son habitude, n'en est pas moins lyrique, dramatique. Avec son personnage de
vengeur des assassins de son père, Underworld,
U.S.A. se veut une tragédie grecque avec un héros tourmenté dont le destin
semble déjà tout tracé. En faisant interagir Tolly avec des poupées, Fuller
explore la trauma d'un homme dont l'enfance et l'innocence ont été broyées: les
hommes sont les pantins des dieux. Le goût de Fuller pour le mélo se trouve
renforcé par l'utilisation d'une musique lyrique, un peu trop symphonique. Le
réalisateur privilégie également l'esthétisation, les longs mouvements de
caméra et joue sur les ombres et l'irréalisme de ses décors de studio. Quant à
la fin, la course effrénée de Tolly dans une rue déserte sous une pluie
battante, elle serait inspirée par la mort grotesque, sur-jouée, de Michel Poiccard
dans A bout de Souffle (1960) de
Jean-Luc Godard. Par ce clin d'œil, Fuller insiste sur sa volonté d'être un
auteur, un grand metteur en scène. On lui accordera volontiers ce statut à la
vision d' Underworld, U.S.A., film
bien plus convaincant que ceux que réalisera Fuller par la suite comme The Naked Kiss.
18.10.12.
[1]
La fête est une scène récurrente du film de gangsters, que l'on retrouve dans Les Nuits de Chicago (1927) de Joseph
Von Sternberg, Le petit Caesar (1931)
de Mervyn Leroy, L'ennemi public
(1931) de William Wellman, Scarface
(1932) d'Howard Hawks, The Beast of the
City (1932) de Charles Brabin, ou
encore Les fantastiques années 20
(1938) de Raoul Walsh. L'association tient à la prohibition mais également à
l'idée que la ville va punie pour sa décadence et son indifférence à la réalité
sociale.
[2] Cette
succession se retrouvera telle qu'elle dans l'introduction de L'Ennemi public (1961) de William
Wellman, Les Anges aux figures sales
(1938) de Michael Curtiz, Lepke
(1975) de Menahem Golan.
[3]
Cette association se trouvait déjà dans Le
témoin à abattre (1951) de Bretaigne Windust, Murder by Contract (1958) d'Irving Lerner, Murder Inc. (1960) de Burt Balaban et Stuart Rosenberg.