Au lendemain de la seconde
guerre mondiale, le mélodrame hollywoodien devient plus sombre et sort sur les
écrans américains une série de drames conjugaux, imprégnés de psychanalyse, parfois
aux confluents du film noir (Mildred
Pierce de Michael Curtiz, Caught de
Max Ophuls, Lame de fond de Vincente
Minnelli). A ce titre, Chaines conjugales
de Mankiewicz est un film marqué par un semblable sentiment de doute et
constitue un regard critique sur la société américaine provinciale de l'époque.
L'idée de départ de Chaines conjugales est simple et quelque
peu cocasse : trois femmes reçoivent une lettre d'une de leur amie commune qui
leur annonce qu'elle part avec le mari d'une des leurs. Cette amie commune,
Addie Ross, sera omniprésente pendant tout le film et le spectateur ne la verra
jamais: absente de l'écran, elle mène néanmoins le récit par une voix-off
omnisciente qui commente l'action avec ironie et lucidité. Ce choix audacieux
influencera certainement la série des Desperate
Housewives, autre regard satirique sur la bourgeoisie des petites banlieues
américaines.
En réalité, le personnage
invisible d'Addie Ross symbolise une rivale virtuelle pour les trois
personnages féminins que nous propose de suivre Chaines conjugales. En effet, chacune d'entre elles, en se
remémorant l'histoire de leur couple respectif, se confronte à ses hantises et à
ses propres complexes: les trois épouses semblent en fait rejeter tous leurs maux
et torts sur le compte de leur amie Addie Ross. Les réminiscences des moments
tels que la rencontre de leur mari, les bons et les mauvais souvenirs,
s'inscrivent dans le récit sous forme de flashbacks, introduits par un effet
sonore particulièrement moderne et quasi-électronique, qui distort les voix et
les bruits.
Ces trois portraits féminins
forment une sorte de sur-"women's pictures": si chacune des femmes
aspire à remplir ses devoirs conjugaux[1],
c'est surtout la question sociale qui demeure la plus pesante. Ainsi, si l'une
souffre de ses origines provinciales, l'autre peine à cacher ses origines populaires.
Enfin, la dernière tente avec difficulté de concilier sa vie professionnelle
avec sa vie familiale (lieu commun du cinéma hollywoodien): sa volonté de
réussir dans sa carrière (elle écrit des soap opéras pour la radio) la conduit
à des hypocrisies (elle invite ses patrons ignares à diner) qui répugnent son
mari (un professeur intellectuel). Ainsi, divers problèmes de la femme moyenne
de l'Amérique de l'époque sont donc abordés dans une sorte de radioscopie
romancée.
Chaines conjugales demeure marqué par un sentiment d'amertume: si
l'on saura finalement avec qui est partie Addie Ross, le happy-end conservateur
qui s'en suit ne parviendra pas à dissiper le pessimisme et le doute ambiants. Addie
Ross aurait pu partir avec chacun des époux de nos trois héroïnes dont les
couples se révèlent fragilisés par des conflits internes certains. C'est ainsi
sur un plan de verre qui se brise que se clôt le film: le plan symbolise aussi
bien le remariage d'un des couples que le fait que la prise de conscience de
nos héroïnes aura révélé des failles certaines.
Le scénario, signé par Vera
Caspary et Mankiewicz, remporta un oscar. Vera Caspary, l'auteure de Laura, reprendra la même structure
narrative dans Three Husbands (1951)
de Irving Reis en inversant les sexes: cette construction narrative paraît en
effet particulièrement intéressante. Aidé par des dialogues fins et une interprétation
subtile, Chaines conjugales est
caractéristique de l'œuvre raffinée de Mankiewicz: le film frappe par
l'intelligence de son propos et la maturité avec laquelle il soulève les
questions.
19.03.13.
[1]
Il s'agit bien d'intrigues conjugales au sens strict et non d'intrigues familiales:
le fait qu'aucun des couples n'ait d'enfants ainsi que l'absence à l'écran du
personnage d'Addie Rosspermettent au récit de se centrer sur les trois ménages
et de développer aussi bien les personnages des trois épouses que ceux des
maris.