Après Gas-oil (1955) et Le rouge
est mis (1957) de Gilles Grangier, Les
Grandes Familles est le troisième film de Jean Gabin dialogué par Michel
Audiard. Il s'agit d'une adaptation du prix Goncourt de 1948 écrit par Maurice
Druon, écrivain de droite, gaulliste et catholique. Retravaillé par Michel
Audiard, le film de Denys de la Patellière est marqué par une touche profondément
populiste et critique envers le pouvoir et l'argent.
Les "Grandes Familles". L'expression des "Grandes
Familles", popularisée par le roman de Maurice Druon, évoque celle des
"deux cent Familles de France", née dans le prologue du film de Jean
Renoir La Vie est à nous (1936),
financé par le parti communiste: «La France n’est pas aux Français, car elle
est aux deux cent Familles ; la France n’est pas aux Français, car elle est à
ceux qui la pillent ». Cette expression, qui sera même reprise par Edouard
Daladier dans un de ses discours, renvoie aux deux cent membres de l'Assemblée
générale de la Banque de France, chargés de désigner les quinze membres du
Conseil de régence de la Banque de France, l’exécutif de l’institution. L'idée
est la suivante: des grands patrons accaparent la richesse nationale et influent
fortement sur les instances décisoires du pays.
Une critique de l'oligarchie. La "Grande Famille" du film
de La Patellière, c'est la famille Shloulder qui concentre les pouvoirs et richesses en gérant une
usine de sucrerie et des mines, ainsi qu'un journal et une banque. Noël
Shoudler[1],
également vice-président du FMI, connait tous les rouages de la Bourse et
apparaît comme un véritable magnat français. Il règne en maître sur la
"Grande Famille" fortunée, composée de gens illustres, représentants des
différentes instances: un médecin, un militaire, un ecclésiastique... Tout ce
beau monde est croqué avec un regard satirique: les faux modestes recherchent
le prestige alors que les autres se reposent sur les privilèges de l'influente
famille. Ce monde, Maurice Druon, le connait assez bien pour le moquer: le
poète et écrivain catholique qui décède au début du récit est peut-être un
double de l'auteur alors que l'académie française (que désire intégrer le
médecin de la famille) a accueilli en ses rangs le créateur des Rois Maudits.
Jean Gabin, du jeune héros romantique au patriarche vétuste. Avec
des films comme Touchez pas au Grisbi
(1953) de Jacques Becker et En Cas de
Malheur (1958) de Claude Autant-Lara, Jean Gabin met à mal son personnage
cinématographique d'avant guerre de jeune héros romantique, prolétaire et
victime du destin. Gabin devient un quinquagénaire bien installé dans la vie
sociale, un homme ravagé par le démon de midi et les garces naturalistes. Avec Les Grandes Familles, Jean Gabin commence
à se spécialiser dans des rôles de patriarches massifs et bougons. Par la
suite, Denys De La Patellière retrouvera l'acteur pour Rue des Praires (1959), où ce dernier interprète un veuf qui doit
s'occuper seul de ses trois enfants.
Une figure patriarcale ambigüe. L'interprétation par Gabin du père
Shoulder révèle un personnage complexe. D'un côté, Jean Gabin incarne une force
paternaliste nécessaire (comme le futur Président
d'Henri Verneuil), le véritable pilier d'une famille oisive et profiteuse. Seul
lui est capable de diriger avec travail et énergie les différentes affaires de
la maison Shoulder. Néanmoins, le père Shoudler apparait également comme un
vieux lion, un homme d'un autre temps quelque peu réactionnaire, s'opposant
ainsi à la volonté de son fils (interprété par Jean Desailly, un acteur de la
nouvelle génération) de moderniser la mise en page du journal familial[2].
Tyrannique, parfois intolérant, il se fait même traiter de "monstre"
par sa belle-fille: c'est en effet son manque de tact et de sensibilité qui le
mèneront à être indirectement responsable du suicide de son fils. Le père
Shoulder voulait préserver sa famille des malheurs de la vie mais l'argent l'a
rendu malade. Le dernier plan du film verra le père Shoulder marcher
solitairement sous les arcades du palais Brongniart: faut-il plaindre le
personnage saturnesque ou faut-il le blâmer ?
Une saga familiale. Les
Grandes Familles apparaît comme l'équivalent français de mélodrames
américains comme Dallas ou Ecrit sur du Vent (1956) de Douglas
Sirk. Des conflits œdipiens et des jalousies mesquines entretiennent la
tragédie familiale où la morale, maintes fois rabâchée, semble être «l'argent
ne fait pas le bonheur». Mais là où le mélodrame américain brillait par son lyrisme
et sa flamboyance, le film de Denys de la Patellière insiste sur le ton
satirique, s'appuyant ainsi sur une brochette de bons comédiens et de seconds
rôles: Bernard Blier fascine dans son rôle de secrétaire facétieux alors que Pierre
Brasseur excelle dans l'incarnation de la cupidité, le véritable ennemi de
l'histoire, à savoir le cousin nouveau riche et mal élevé, fourbe et revanchard.
Critique envers le pouvoir et
l'argent, Les Grandes Familles révèle
la face populiste du cinéma de la qualité française.
16.07.13.
[1]
Pour le personnage de Noël Shoulder, Maurice Druon s'est inspiré de Jean
Prouvost, industriel ayant fait fortune dans le textile, également patron de
presse (Paris-Soir et Match, l'ancêtre de Paris-Match). Le nom de Shoudler
évoque aussi celui de Schueller, les fondateur de L'Oréal, et de Wendell,
dynastie industrielle de maîtres de forges et propriétaire des aciéries de Lorraine.
[2]
Le premier film de La Patellière, Les
Aristocrates (1955), d'après Michel de Saint-Pierre (écrivain de droite et
académicien, comme Druon), révèle la prédilection du réalisateur pour ce sujet:
dans ce film, un noble voit son autorité remise en cause au sein de sa famille
suite à l'arrivée d'un parvenu. Comme les Shoulder, la famille de Maubrun se
voit tiraillée entre tradition et modernité. Au niveau cinématographique, comme
dans les Grandes Familles, ce conflit
est matérialisé par la confrontation de deux générations d'acteurs, entre
l'ancienne (Pierre Fresnay) et la nouvelle (Maurice Ronet).