mercredi 7 août 2013

Les Grandes Familles (1958) de Denys de La Patellière

Après Gas-oil (1955) et Le rouge est mis (1957) de Gilles Grangier, Les Grandes Familles est le troisième film de Jean Gabin dialogué par Michel Audiard. Il s'agit d'une adaptation du prix Goncourt de 1948 écrit par Maurice Druon, écrivain de droite, gaulliste et catholique. Retravaillé par Michel Audiard, le film de Denys de la Patellière est marqué par une touche profondément populiste et critique envers le pouvoir et l'argent.
 
 
Les "Grandes Familles". L'expression des "Grandes Familles", popularisée par le roman de Maurice Druon, évoque celle des "deux cent Familles de France", née dans le prologue du film de Jean Renoir La Vie est à nous (1936), financé par le parti communiste: «La France n’est pas aux Français, car elle est aux deux cent Familles ; la France n’est pas aux Français, car elle est à ceux qui la pillent ». Cette expression, qui sera même reprise par Edouard Daladier dans un de ses discours, renvoie aux deux cent membres de l'Assemblée générale de la Banque de France, chargés de désigner les quinze membres du Conseil de régence de la Banque de France, l’exécutif de l’institution. L'idée est la suivante: des grands patrons accaparent la richesse nationale et influent fortement sur les instances décisoires du pays.
 
Une critique de l'oligarchie. La "Grande Famille" du film de La Patellière, c'est la famille Shloulder qui  concentre les pouvoirs et richesses en gérant une usine de sucrerie et des mines, ainsi qu'un journal et une banque. Noël Shoudler[1], également vice-président du FMI, connait tous les rouages de la Bourse et apparaît comme un véritable magnat français. Il règne en maître sur la "Grande Famille" fortunée, composée de gens illustres, représentants des différentes instances: un médecin, un militaire, un ecclésiastique... Tout ce beau monde est croqué avec un regard satirique: les faux modestes recherchent le prestige alors que les autres se reposent sur les privilèges de l'influente famille. Ce monde, Maurice Druon, le connait assez bien pour le moquer: le poète et écrivain catholique qui décède au début du récit est peut-être un double de l'auteur alors que l'académie française (que désire intégrer le médecin de la famille) a accueilli en ses rangs le créateur des Rois Maudits.
 
Jean Gabin, du jeune héros romantique au patriarche vétuste. Avec des films comme Touchez pas au Grisbi (1953) de Jacques Becker et En Cas de Malheur (1958) de Claude Autant-Lara, Jean Gabin met à mal son personnage cinématographique d'avant guerre de jeune héros romantique, prolétaire et victime du destin. Gabin devient un quinquagénaire bien installé dans la vie sociale, un homme ravagé par le démon de midi et les garces naturalistes. Avec Les Grandes Familles, Jean Gabin commence à se spécialiser dans des rôles de patriarches massifs et bougons. Par la suite, Denys De La Patellière retrouvera l'acteur pour Rue des Praires (1959), où ce dernier interprète un veuf qui doit s'occuper seul de ses trois enfants.
 
Une figure patriarcale ambigüe. L'interprétation par Gabin du père Shoulder révèle un personnage complexe. D'un côté, Jean Gabin incarne une force paternaliste nécessaire (comme le futur Président d'Henri Verneuil), le véritable pilier d'une famille oisive et profiteuse. Seul lui est capable de diriger avec travail et énergie les différentes affaires de la maison Shoulder. Néanmoins, le père Shoudler apparait également comme un vieux lion, un homme d'un autre temps quelque peu réactionnaire, s'opposant ainsi à la volonté de son fils (interprété par Jean Desailly, un acteur de la nouvelle génération) de moderniser la mise en page du journal familial[2]. Tyrannique, parfois intolérant, il se fait même traiter de "monstre" par sa belle-fille: c'est en effet son manque de tact et de sensibilité qui le mèneront à être indirectement responsable du suicide de son fils. Le père Shoulder voulait préserver sa famille des malheurs de la vie mais l'argent l'a rendu malade. Le dernier plan du film verra le père Shoulder marcher solitairement sous les arcades du palais Brongniart: faut-il plaindre le personnage saturnesque ou faut-il le blâmer ?
 
Une saga familiale. Les Grandes Familles apparaît comme l'équivalent français de mélodrames américains comme Dallas ou Ecrit sur du Vent (1956) de Douglas Sirk. Des conflits œdipiens et des jalousies mesquines entretiennent la tragédie familiale où la morale, maintes fois rabâchée, semble être «l'argent ne fait pas le bonheur». Mais là où le mélodrame américain brillait par son lyrisme et sa flamboyance, le film de Denys de la Patellière insiste sur le ton satirique, s'appuyant ainsi sur une brochette de bons comédiens et de seconds rôles: Bernard Blier fascine dans son rôle de secrétaire facétieux alors que Pierre Brasseur excelle dans l'incarnation de la cupidité, le véritable ennemi de l'histoire, à savoir le cousin nouveau riche et mal élevé, fourbe et revanchard.
 
 
Critique envers le pouvoir et l'argent, Les Grandes Familles révèle la face populiste du cinéma de la qualité française.
 
16.07.13.



[1] Pour le personnage de Noël Shoulder, Maurice Druon s'est inspiré de Jean Prouvost, industriel ayant fait fortune dans le textile, également patron de presse (Paris-Soir et Match, l'ancêtre de Paris-Match). Le nom de Shoudler évoque aussi celui de Schueller, les fondateur de L'Oréal, et de Wendell, dynastie industrielle de maîtres de forges et propriétaire des aciéries de Lorraine.
[2] Le premier film de La Patellière, Les Aristocrates (1955), d'après Michel de Saint-Pierre (écrivain de droite et académicien, comme Druon), révèle la prédilection du réalisateur pour ce sujet: dans ce film, un noble voit son autorité remise en cause au sein de sa famille suite à l'arrivée d'un parvenu. Comme les Shoulder, la famille de Maubrun se voit tiraillée entre tradition et modernité. Au niveau cinématographique, comme dans les Grandes Familles, ce conflit est matérialisé par la confrontation de deux générations d'acteurs, entre l'ancienne (Pierre Fresnay) et la nouvelle (Maurice Ronet).