Dans Le fromage blanc, épisode du film collectif RoGoPaG (1963), Pasolini relate avec humour la vie sur le plateau
de tournage d'un film autour de la crucifixion. Après ce filmé jugé
blasphématoire, le réalisateur décide d'adapter l'évangile selon Saint
Matthieu.
La nostalgie du sacré. Pourquoi Pasolini, intellectuel marxiste et scandaleux,
adapte-il le nouveau testament ? Si le réalisateur se présentait comme athée,
il s'est également exprimé sur sa nostalgie «du mythique, de l'épique et du
sacré »[1]. Cette
nostalgie peut psychologiquement s'expliquer par les origines frioulanes de
Pasolini: l'auteur (qui cite souvent Mircea Eliade) déclare que la civilisation
paysanne, proche de la terre, est la seule qui possède encore un sentiment du
sacré[2].
Selon Pasolini, ses contemporains ne lisaient plus l'évangile et «deux mille
ans d'interprétation chrétienne » ont mis à mal la véritable histoire du
Christ. Comme il le fera plus tard en revisitant les mythes antiques ou les textes
fondateurs, Pasolini décide donc de revenir aux sources premières pour parler
au public de son temps et s'adresse autant aux croyants qu'aux non-croyants.
Le visage humain du Christ. Pasolini a décidé de transposer
l'évangile de Matthieu car il jugeait celui de Jean trop mystique, celui de
Marc trop vulgaire et celui de Luc trop sentimental. Pasolini veut donner un
visage humain au Christ: son Jésus n'est pas interprété par un bel éphèbe barbu
mais par un visage inconnu, celui d'un jeune espagnol de 19 ans, étudiant en
économie. Le Jésus de Pasolini apparaît comme un Christ exigeant et humain: il
s'énerve, réprimande, doute et souffre. Ce récit de la passion insiste aussi
sur la portée sociale de la parole du Christ, proche des pauvres et opposé au
pouvoir des pharisiens. A l'origine, Pasolini voulait que son Christ soit
incarné par un poète comme Allen Ginsberg ou Jack Kerouac et c'est finalement
sa propre mère qui interprète le rôle de Marie: Pasolini a surement été touché
par la marginalité de Jésus, seul dans sa lutte en faveur du peuple et de la
vérité.
Le refus de la représentation classique. Pasolini évite la
représentation des évènements surnaturels: l'ange Gabriel n'est pas un ange
ailé mais une jeune femme androgyne; après avoir renié le Christ par trois
fois, Saint Pierre n'entend pas le coq chanter; les miracles ne font pas
l'objet de scènes d'effets spéciaux (la multiplication des pains, les
guérisons) mais sont retranscrits par le biais d'un simple jeu de montage. Le
réalisateur refuse de reconstituer les visions classiques des grands moments de
la vie du Christ: la venue des rois mages ne se déroule pas dans une étable, la
danse de Salomé n'est pas la fameuse danse érotique des sept voiles, la cène
n'est pas filmée dans un plan large avec le Christ au milieu, la résurrection se
manifeste elle par un plan sur la pierre du tombeau du Christ qui tombe
simplement par terre...
La crucifixion en temps réel. Tourné dans les paysages arides et
archaïques du sud de l'Italie, L'évangile
selon Saint Matthieu de Pasolini est filmé dans un noir et blanc très âpre.
Les visages que filme Pasolini sont durs. Héritier du cinéma néo-réaliste,
Pasolini adopte une esthétique proche du cinéma documentaire et du cinéma
vérité: on suit le Christ en gros plans, caméra à l'épaule; son arrivée à
Jérusalem est cadrée en plongée depuis les fenêtres des habitants; son procès,
filmé depuis la foule, place le spectateur dans une situation de témoin d'un
évènement présent. Voulant donner une actualité au récit du Christ, Pasolini
mélange à la Passion de Bach des airs de blues noir-américain dont une version
de Sometimes I feel like a motherless
child de la chanteuse Odetta.
Voir la passion pour la première fois. S'écartant des
représentations académiques (comme peuvent l'être les récits de la vie du
Christ par Hollywood que cela soient Le
roi des Rois, Ben-Hur ou La plus grande histoire jamais contée,
qui s'apparentent à des péplums), Pasolini nous montre l'évangile d'une façon
pure, comme jamais on ne nous l'avait montré. Le spectateur qui connait le
récit de la passion, est ému parce qu'il le découvre comme si c'était la
première fois qu'il le voyait. L'église catholique allait favorablement
accueillir le film en lui accordant Grand prix de l'Office catholique du cinéma
de l'année, perpétuant ainsi les liens complexes entre le réalisateur et
l'église.
17.11.13.
[1] In Entretiens avec Pier Paolo Pasolini par
Jean Duflot, éditions Pierre Belfond, 1970, page 27.
[2] Id,
pages 90-91.