L’Alpagueur
est le cinquième film de Philippe Labro et la deuxième collaboration du
réalisateur avec Jean-Paul Belmondo après L’Héritier (1973). Le film
confirme le tournant commercial de la carrière de « Bebel »,
enclenchée après l’échec de Stavisky… (1974) d’Alain Resnais. En même
temps, tourné trois ans après la mort de Jean-Pierre Melville, mentor de Labro,
L’Alpagueur subit l’influence de l’auteur de Samouraï.
Belmondo incarne « l’alpagueur »,
mercenaire à la solde des services secrets français[1].
On lui demande de mettre la main sur « l’épervier » (Bruno Cremer,
très inquiétant), un dangereux braqueur. Contre toute attente, le film ne suit pas
la course-poursuite entre les deux hommes. Au contraire, le récit se permet de
nombreux détours : l’Alpagueur démantèle un réseau de prostitution mené
par des flics ripoux, il fait un séjour en prison et règle ses comptes avec le syndicat du
crime avant de se mettre en chasse de l’épervier dans les quinze dernières
minutes du film.
Le début de L’Alpagueur est
placé sous le signe de Melville : le début avec le décor d’une ville
portuaire, comme dans l’incipit d’Un Flic, la lumière froide et bleutée
et le personnage du tueur à gages silencieux, donné d’emblée comme une figure
mythique, sans psychologie, évoquent le cinéma de l’ « homme au
Stetson ». En plus de Belmondo, vedette du Doulos et de L’Aîné des Ferchaux,
on aperçoit aussi furtivement dans L’Alpagueur
Jean Negroni, acteur qui jouait un personnage secondaire dans Le Deuxième souffle. Comme les films de
Melville, L’Alpagueur est un « film d’hommes » : il n’y a
pas un seul personnage féminin, même mineur ! La première partie de L’Alpagueur
s’apparente donc à un film de genre épuré, austère et sans fioriture. En un
mot, melvillien.
Par la suite, le film de Labro prend un
tour plus décontracté. L’alpagueur est une sorte de super-héros : il n’est
connu que par son surnom et il se tire toujours de situations compliquées, sans
le moindre effort apparent. Ainsi, il s’évade de prison avec un jeune loup
qu’il s’amuse à « former ». Quelques scènes d’action (avec des
cascades de Rémy Julienne, bien entendu), des détails surprenants (un tueur à
gages n’a pas envie de se salir et un commissaire qui se gratte les couilles)
et des répliques amusants de Jacques Lanzmann (« La chambre de ton patron
ou tu veux un robinet en plastique ?» clame Belmondo en braquant son fusil
sur les couilles de son interlocuteur) contribuent également à éloigner le
sérieux qui régnait jusque là.
S’écartant des canons melvilliens, L’Alpagueur voit
alors Labro revendiquer ouvertement l’influence de Peckinpah. On décèle
dans le film une même façon de mettre en scène une violence crue. Le montage,
haché et elliptique, est par ailleurs aussi audacieux que dans les films du
réalisateur de La Horde sauvage. La
séquence de règlement de comptes au fusil à pompe dans un hôtel miteux évoque Guet Apens (1972) de « Bloody
Sam ». Enfin, le scénario, avec des
agents privés au service des pouvoirs publics pour accomplir les sales
besognes, n’est pas sans faire penser à Tueur
d’Elite, sorti l’année précédente aux Etats-Unis.
Sous ses airs de divertissement, L’Alpagueur
épouse des thématiques récurrentes du cinéma des années 70.
Tout d’abord, on y décèle une angoisse paranoïaque, une méfiance vis-à-vis de
ceux qui gouvernent : employé en sous-main par l’Etat,
« l’alpagueur » travaille dans l’ombre pour des autorités lâches, aux
moyens contestables. Autre topos des années 70 présent dans L’Alpagueur, plus spécifique au cinéma
français : la mélancolie de la banlieue. Comme dans les films de
Jean-Pierre Melville, comme dans ceux de Robert Enrico (Les Aventuriers et Les Caids)
ou comme dans les premières séquences de
Mélodie en sous-sol, la banlieue vient dire ici la fin de la nature, la
disparition de la rêverie, la mort de l’aventure. Le paysage de ces terrains
vagues, de ces barres de béton et de ces pavillons isolés de région parisienne
est complété par les décors froids des parkings, des aéroports et des prisons
où se déroule L’Alpagueur.
Dans
le cinéma français post-68, ces lieux n’ont plus qu’un contrepoint
utopique : la mer, une ile chantée par Jacques Brel en 1962, cet horizon
utopique, cet « ailleurs » inatteignable. C’est le Congo des Aventuriers (1966, Robert Enrico), c’est
l’Afrique noire ou l’Amérique latine de L’Aventure,
c’est l’Aventure (1972, Claude Lelouch), c’est l’archipel où s’est retiré
le businessman devenu Robinson misanthrope dans le contemporain Le Sauvage (1975, Jean-Paul Rappeneau)
ou dans Itinéraire d’un Enfant gâté (1981,
toujours Claude Lelouch, également avec Belmondo).
L’Alpagueur
parle à son coéquipier d’une île déserte où il vivrait mais l’évocation de ce
lieu n’est qu’un flash, tellement bref qu’on en vient à douter de son
existence. Que faire dans ce monde
morne, fini ? De façon significative, le titre original de L’Alpagueur
était « Les Animaux dans La Jungle ». La jungle, en 1976,
n’est plus celle des Tropiques mais la jungle de l’asphalte, la jungle des
villes dont sont prisonniers les hommes.
L’Alpagueur
a jadis été chasseur de fauves ; par goût de la chasse, il tue désormais
des hommes, le gibier le plus dangereux, pour reprendre l’expression du Comte
Zarroff. L’épervier, lui, n’est pas très éloigné de cette recherche
presque pascalienne d’une distraction : pédéraste refoulé, également
associé à l’exotisme (il est steward pour une compagnie d’aviation), il tue
froidement, comme s’il recherchait des fortes sensations.
La
solitude, le désintéressement, l’anonymat (on ne connaîtra jamais leurs
véritables noms, juste leurs noms d’emprunt), les travestissements nombreux sont
autant de points communs entre l’épervier et l’alpagueur, personnages hors
normes dans notre société médiocre. Mais la comparaison révèle avant tout un
jeu d’opposition : alors que l’alpageur nous apparaît comme l’une des
dernières figures héroïques, l’épervier semble son double maléfique.
L’Alapagueur
est donc une demi-réussite : croisement entre Melville
et Peckinpah, c’est un film-charnière qui annonce les « films du
dimanche » à venir dans la filmographie de Belmondo. Les thématiques du
cinéma des années 70 (la désillusion de la banlieue et la fin de l’aventure)
séduisent mais le récit, mal rythmé, s’avère trop hésitant pour pleinement
convaincre. Le succès public de L’Alpagueur
(dans les vingt premiers films de l’année, tout de même) fut moindre que celui
des autres films de Belmondo de l’époque. Labro se retira quelque temps du
cinéma, n’y revenant qu’en 1983 avec La
Crime.
18.07.12.
[1]
Dans la filmographie de Belmondo, l’alpagueur, héritier du Samourai, préfigure le personnage de Joss Beaumont dans Le Professionnel (1981) de Georges
Lautner.