Deuxième film de Michael Cacoyannis, le
futur réalisateur de Zorba le Grec, Stella
marque une date importante dans l’histoire du cinéma grec qui jusqu’alors ne
connaissait qu’une production peu active[1]. A l’opposé des « films en
fustanelle » (idylles bucoliques ou drames sociaux fortement marqués par
la culture traditionnelle), Stella aborde directement la question de la
modernité qu’il confronte à la culture passée.
L’incipit très original de Stella
voit un homme déambuler la nuit dans les rues d’Athènes. Les indications du générique sont inscrites sur des pancartes
parsemées dans le décor que traverse le personnage. On s’arrête sur l’affiche
du programme d’un cabaret, le « Paradis » : ce soir, Stella
chante des "chansons d’amour, de vie et de mort".
Le ton de Stella est
donné : il s’agit avant tout d’un mélodrame, au sens premier du terme,
c'est-à-dire une histoire passionnelle bercée par la musique. La belle Stella,
chanteuse de cabaret, fait tomber les hommes. Tous sont amoureux d'elle mais Stella défend sa liberté et se
réserve le droit d’aimer qui elle veut. Après avoir plaqué un bourgeois dont
elle cause indirectement la mort, elle a une aventure passionnée avec un
footballer qui la force à l’épouser. Mais Stella refuse finalement le mariage
et se laisse assassiner par son amant.
Stella nous montre une Grèce en pleine mutation, tiraillée entre
tradition et modernité. A la bourgeoisie patriarcale d’Alekos, le premier amant
de Stella, Cacoyannis oppose la bohème du « Paradis ». Cette
opposition trouve une traduction dans les paysages urbains où les ruines
antiques coexistent avec les maisons habitées. Avide de changement, Stella veut
moderniser son show mais connaît paradoxalement plus de succès avec ses chants
traditionnels.
Stella
est l’incarnation même d’une mutation qui peine à se faire: elle dispose
de son corps comme elle l’entend, fume au lit après l’amour ; elle ne veut
plus chanter accompagnée de bouzoukis mais d’un piano ; elle veut quitter
le bastringue où elle chante pour aller s’amuser dans les clubs de jazz ;
sa chambre est ornée de photos de stars hollywoodiennes qui trahissent son
attirance pour le glamour du cinéma. Mais l’indépendance de Stella, son refus
de la domination masculine par le mariage, se heurtent aux conventions
sociales. A sa sortie du film, Stella fut perçue comme une affirmation de la
liberté féminine.
Si
la mort de Stella témoigne du refus de la modernité par une Grèce archaïque, Stella,
le film, parvient pour sa part à faire précisément ce pont entre la tradition
et la modernité. Le mélodrame subit en effet deux influences différentes. La
première est celle de la tragédie antique : le « paradis »
constitue une scène théâtrale où les chansons qui explicitent les sentiments
des personnages remplacent le chœur antique, reconstitué dans la séquence
finale par la foule des Athéniens, témoin du meurtre. Comme dans les tragédies
antiques, Stella est condamnée d’emblée : dès qu’elle rencontre Miltos, le
spectateur comprend qu’elle court à sa perte, que son destin est joué. Stella
elle-même, mise face à un choix irrésoluble entre l’amour et la liberté, se
résigne à la mort et l’appelle finalement de ses vœux, en vraie héroïne
tragique.
En
même temps, la seconde influence de Stella
est celle du « women’s pictures » comme la Warner (et d'autres
compagnies hollywoodiennes) en produisait dans les années 30 et 40 : le
spectateur regarde se mouvoir sur l'écran une « vamp », une femme
indépendante qui collectionne les prétendants et se soucie peu de la morale. Mais,
à la différence des stéréotypes imposés par Bette Davis ou Joan Crawford, le
personnage de Stella, interprété par Melina Mercouri, demeure néanmoins
positif : la femme du peuple, sincère et volontaire, l’emporte sur la
fille de peu de vertu, suscitant l’admiration de son entourage.
Pour le film, Cacoyannis a travaillé avec des artistes grecs
renommés de l’après guerre : le scénario est une adaptation d'une pièce
d’Iakovos Kambanéllis, les décors ont été réalisés par le peintre Yannis
Tasrouchis alors que la musique est interprétée par des grands noms de la
musique locale (Mános Hadjidákis[2], Vassilis Tsitsanisn et Sofia Vembo). Le réalisateur
combine une approche documentaire héritée du néoréalisme italien avec des
effets de mise en scène cinglants: cadrages de biais pour souligner
la jalousie d’Alekos, montage parallèle opposant le jazz et les bouzoukis,
final grandiose alternant les mouvements de caméra suivant les personnages et
un plan d’ensemble statique et en plongée pour renforcer la tension de la
scène…
Avec
ce portrait d’une femme qui se libère du poids de la société patriarcale
traditionnelle, le Stella de Cacoyannis ébranle le cinéma grec. Présenté
à Cannes en 1955 et accompagné d'un fort succès public, le
film impose une vedette nationale (Melina Mercouri) et ouvre la voie au
« nouveau cinéma grec ».
25.07.12.
[1] Entre 1945 et 1950, la production
s'élève à moins de dix films par an. De 1951 à 1955, elle dépasse la dizaine.
Après Stella, la production connaît
un essort consiédrablr: 26 films en 1956, 28 films en 1957, 38 films en 1958,
59 films en 1959 et même 68 films en 1960. Pour aller plus loin, voir les
chiffres proposés par Aglae Mitropoulos dans son livre Découverte du cinéma
grec, éditions Seghers, collection cinéma club, 1968, p127-136.
[2] Hadjidakis a reçu en 1961 l'oscar
de la meilleure chanson Les enfants du
Dimanche pour Jamais le Dimanche de
Jules Dassin.