Une
scène de sodomie et des séquences érotiques contribuèrent fortement à la
célébrité du Dernier Tango à Paris. Essayons d’aller au-delà du film
scandale[1]
pour analyser en profondeur ce film passionnant.
Tout
d’abord, Le Dernier Tango à Paris semble poursuivre les thématiques du
cinéma italien de l’époque sur la disparition du sujet. Tout en sobriété,
Marlon Brando y incarne Paul, un quarantenaire à l’air fatigué et vaguement
américain. Sa femme s’est suicidée et lui-même est un fantôme, un vivant en
sursis. Il rencontre par hasard une jeune femme, Jeanne (Maria Schneider), dans
un appartement à louer du 16ème arrondissement de Paris, au dessus
du pont de Bir-Hakeim. Ils font l'amour, puis repartent sans savoir leurs noms
respectifs car lui ne veut pas le savoir. A partir de cet instant, ils se
retrouvent régulièrement pour vivre un amour charnel et anonyme[2].
Brisé
et à bout de souffle, Paul refuse d’élucider le suicide mystérieux de son
épouse. Toute sa vie, il déclare avoir essayé de comprendre les femmes qu’il a
aimées mais sa personnalité, en raison d’identités multiples[3],
n’a jamais été cernée. Dès lors, il renonce à toute recherche de vérité et à
toute communication de ses pensées. Comme le souligne Pauline Kael, le sexe est
le seul moyen pour Paul d’«être dans le vrai, d’éviter les faux
semblants »[4]. Dans
une grille de lecture freudo-marxiste, on réalise aussi que le refoulement par
Paul de sa souffrance et de sa médiocrité (en réalité, il est le tenancier d’un
hôtel de passe glauque) va exploser dans la violence de ses ébats sexuels avec
Jeanne, exutoires de sa douleur. La relation entre cet homme mature et cette femme
qui pourrait être sa fille témoigne aussi d’un rapport œdipien.
Fortement influencé par la psychanalyse, Le Dernier Tango
à Paris, voit un personnage mourant mais
tentant de survivre par le sexe : le film s’adonne pleinement au couple
Eros et Thanatos, l’association inconsciente entre le désir et la Mort.
L’ambiance du Dernier Tango à Paris est particulièrement sombre: le film
débute par un mouvement de caméra descendant sur Paul, affublé d’un pardessus
marron clair[5],
se lamentant sous les arcanes du pont de Bir-Hakeim après la découverte de la
mort de sa femme. Comme dans Le Cri de Munch, le personnage cache
sa tête entre ses mains.
Paul,
au milieu du pont sur la Seine, est entre deux eaux, entre la terre des morts
et celle des vivants. Dans l’appartement où il rencontre Jeanne, Paul est
prostré dans le noir, statique, comme mort. Morbide, Paul déclare : « on finit toujours par apercevoir la mort au fond
du trou du cul ». L’idée de l’état intermédiaire se
retrouve également dans la récurrence de plans sur des vitres floues qui
transforment les silhouettes en ombres. De nombreux personnages et détails
contribuent à développer un climat inquiétant et malsain: une concierge noire
grimaçante, une vieille qui remet son dentier, une femme accroupie devant un
homme dont on ne sait si elle lui recoud le pantalon ou si elle lui suce le
sexe[6].
Le générique avec des toiles de Francis Bacon instaure dès le début une
atmosphère de décrépitude et le jazz de Gato Barbieri[7],
parfois free et souvent smooth, enrobe le film d’une tonalité mélancolique et
lyrique.
L’appartement
vide de Passy où se retrouvent les amants est un lieu abstrait, déconnecté de
la réalité. En raison du refus de toute évocation de nom et de passé, les
protagonistes s’effacent et perdent leurs identités, ne devenant plus que
chair, homme et femme. Il en découle une relation sexuellement bestiale mais
aussi une relation simple et libre, même puérile : les deux amants
s’amusent comme des enfants, blaguent et se chamaillent. Cette société
abstraite sans qualification ni classe n’est pas éloignée de l’idéal
communiste : chacun est l’égal de l’autre, dénudé, juste humain.
Mais
ce rêve érotique n’est qu’une utopie car Jeanne n’est pas égale de son amant à
qui elle est soumise. Paul ne respecte pas les règles du jeu qu’il a lui même
inventées et raconte son enfance. Il découvre qu’il aime Jeanne mais il est
trop tard : c’est dans un cabaret de tango, danse de la mort, que Paul
emmène la jeune fille pour la séduire. L’homme mystérieux est devenu un bout en
train, un acteur plein de vie (Paul s’amuse à adopter divers accents). Mais
Jeanne, humiliée, lui donne la mort, mettant fin à son sursaut de vie et à son
espoir absurde. La seconde mort de Paul révèle donc aussi que son illusion
était la seule façon de maintenir en vie sa relation avec Jeanne. Bertolucci semble
nous dire avec effroi que le couple ne peut fonctionner que s’il baise et s’il
se tait.
Bertolucci
propose une alternative au personnage de Paul. Au désir d’autodestruction de
Paul, il oppose l’esprit créatif de Tom, petit ami de Jeanne et metteur en
scène de cinéma. Alors que Paul domine le couple qu’il forme avec Jeanne bien
qu’il ne sache rien d’elle, Tom veut tourner un film sur la femme qu’il veut
épouser bien qu’il ne la connaisse pas et qu’il ignore son infidélité.
Bertolucci porte donc un regard ironique sur le personnage du
réalisateur : à travers le jeu passionné et exacerbé de l’interprète (le Jean-Pierre
Léaud lunaire des films de Truffaut), il se moque de son propre romantisme et
de sa cinéphilie. La comparaison entre Paul et Tom rend perplexe le
spectateur : alors que Paul, le destructeur, séduit en même temps qu’il
inspire la pitié et la frayeur, Tom, le créateur, est un personnage sympathique
mais bouffon.
A
travers le personnage de Jeanne, Bertolucci moque la génération de mai 68 dans laquelle
il peut aussi et pourtant se reconnaître. Fille de colonel et sortant avec un
artiste, Jeanne est une petite bourgeoise issue de cette nouvelle génération imprégnée
par la culture pop[8].
Le plan furtif au début du film où elle traverse une passerelle au-dessus de
CRS vient rappeler cet élément. Pourtant, celle qui semble profiter de la
libération sexuelle est victime de sa soi-disant indépendance, étant elle-même
soumise à son amant, acceptant presque une forme d’esclavagisme[9].
L’érotisme
du Dernier Tango à Paris, film sorti deux ans avant Emmanuelle,
est peut-être choquant mais il faut avant tout le lire à travers les sexual
politics. Cette tragique histoire du sursis d’un homme fantôme vaut donc bien
plus que la sulfureuse réputation dont il bénéficie.
27.07.12.
[1]
En plus des scènes sexuelles choquantes (sodomie facilitée avec du beurre comme
lubrifiant, masturbation, doigtée du cul), une scène où Paul injurie le cadavre
de son épouse offusqua également à l’époque. Associations familiales et critiques
cinématographiques se déchaînèrent contre le film et le qualifièrent de
« débauche pornographique ». La France interdit le film aux moins de
18 ans alors que les Etats-Unis le classèrent comme X. En Italie, le film fut
tout simplement interdit de diffusion et Bertolucci fut déchu de ses droits
civiques[]. Le film fut également interdit sous
l’Espagne de Franco: soit disant, les habitants traversaient la frontière
pour aller voir le film à Biarritz ou Perpignan. C’est ce qu’on voit dans Lo Verde empieza en los Pirineos (1973)
de Vicente Escriva.
[2]
Le sujet de départ du film est un fantasme sexuel de Bertolucci, celui de
croiser une femme dans le rue puis de coucher avec elle, sans la connaître. Il
n’est pas étonnant que ce rêve, de nature résolument érotique, mène à un film
avec des scènes de cinéma érotique.
[3]
Les nombreuses vies évoquées du personnage sont inspirées par les différents
rôles cinématographiques tenus par son interprète Marlon Brando.
[4]
Dans l’article du Reeling du 28
octobre 1972, reproduit dans Chroniques
européennes, Sonatine Editions, 2010, p. 175-185.
[5]
Le triste pardessus de Paul s’oppose au gai accoutrement à plumes de Jeanne qui
renvoie tant à l’idée d’une femme frivole et pleine de vie qu’à une femme
fatale et donc à un ange de la mort.
[6]
On trouve ce genre d’images dans Le
Procès de Kafka à deux reprises.
[7]
C’est Astor Piazzolla qui devait à l’origine écrire la bande-son du film. D’où
sûrement cette association avec le tango.
[8]
Par opposition, on voit la construction de la tour Montparnasse, au milieu des vestiges d’un vieux Paris, à bout de souffle, à
l’image de Paul.
[9]
La révolution sexuelle et mai 68 seront de nouveau abordés par Bertolucci dans Les Innocents (2003), film qui partage avec Le
Dernier Tango à Paris, un même aspect de film « trash »,
choquant.