Quatrième film d'Antonioni, Femmes entre elles est l'adaptation d'un
roman de Cesare Pavese, auteur turinois engagé à gauche. Avec Le Amiche, Michelangelo Antonioni
explore ce qui va devenir son sujet de prédilection (la vacuité de la classe
bourgeoise observée depuis le point de vue d’une femme) bien qu'il n'ait encore
trouvé la forme qui servira le mieux son propos, à savoir un cinéma de l'image-temps,
froid et silencieux, qui fait écho à la disparition du sujet, à l’érosion de
l’identité.
Le
Amiche met en scène cinq femmes de la bourgeoisie de Turin. La tentative de
suicide de l'une d'elles tient un rôle d’élément déclencheur et perturbe leur
petit monde hypocrite et mesquin. La question du suicide avait déjà été abordée
par Antonioni dans son sketch de L'Amour
à la Ville
(1953), cosigné par Carlo Lizzani, Dino Risi, Federico Fellini, Cesare
Zavattini et Alberto Lattuada et elle reviendra dans Le Désert rouge en 1966. Ce sujet préoccupait également tout
particulièrement Pavese qui se donna la mort en 1950. Comme plus tard dans la
série des Desperate Housewives, le
suicide est un évènement qui révèle les failles que personne ne soupçonnait d'une
société composée essentiellement de femmes aussi aisées qu’oisives.
Quand on demande à la dépressive
Rosetta les motivations de son geste mystérieux, la première réponse de la
jeune femme est avant tout la révélation de son mal être: le seul choix qui
s’offre à elle, chaque matin, est celui qui consiste à déterminer quelle robe elle
va porter dans la journée. Bien entendu, l’explication avancée par Rosetta dissimule
un amour malheureux qui justifie davantage son action mais l'idée générale,
celle du vide, est là. A Turin, dans Le Amiche, l’existence semble suivre son
cours, les jours passent mais les personnages ne connaissent pas de raison de
vivre. Sur les cinq femmes présentées, deux d'eux d'entre elles seulement sont
actives mais le domaine de leur travail (la mode et l'art) peut aussi être
considéré comme futile.
Toutes affublées de manteaux de
fourrure, ces bourgeoises agacent voire dégoûtent: à peine arrivée au chantier
de sa boutique en travaux, Clélia critique la lenteur des ouvriers; le cynisme
de la monstrueuse Monina semble inappropriée au regard des événements et des douleurs
profondes cachées par Rosetta; la frivole Mariella, elle, accumule les amants,
trompant l’ennui dans le renouvellement. En fait, seules Nene, artiste-peintre
trompée par son mari, et Clélia, arriviste qui a réussi grâce à sa volonté,
suscitent réellement la compassion du spectateur. Le titre original, Le Amiche, s'avère ironique: les
"amies" se mentent les unes les autres, s'échangent les maris et
peinent à se comprendre.
Autour de ces femmes gravitent des
hommes dont le comportement n’est pas moins méprisable. Cesare, l’architecte,
s’avère un vrai cavaleur qui drague toutes les femmes qu’il rencontre. Le
peintre Lorenzo occupe une place plus ambiguë dans la petite société turinoise
et pourrait faire office de double du cinéaste. En effet, Lorenzo est partagé
entre d'un côté, ses aspirations à créer, à s’élever au-dessus de la médiocrité
ambiante et de l'autre, sa propre faiblesse, qui l’invite à tromper sa compagne
parce qu’elle a du succès, à tomber dans les bras d’une jeune femme à qui il ne
peut proposer qu’une relation sordide. Le seul être profondément sain demeure
Carlo, l’apprenti de l’architecte, méprisé par les bourgeoises. Issu du peuple
et fidèle à sa classe, il représente pour Clelia l’idéal d’une vie modeste mais
digne. L’héroïne, attirée par la bonne société, ne saura saisir cette chance et
la fin du film est dominée par l’amertume.
Dénonçant déjà l'ennui et la
fausseté du monde bourgeois, Antonioni n'a cependant pas encore trouvé le moyen
filmique pour renforcer son propos. Ainsi, au lieu et place du silence et du
vide qui pèseront dans L'Aventura, La Nuit
ou L'éclipse, films à la limite du
cinéma expérimental, Femmes entre elles embrasse
certains codes du mélodrame et la satire passe à travers les dialogues. On
trouve néanmoins dans Femmes entre elles
quelques éléments qui feront la force des films à venir du cinéaste: une
guitare cool jazz et surtout un intérêt, à travers les personnages, pour l'art
(le couple de peintres), la mode (le métier de Clélia) ou encore l'architecture
(l'architecte de l'appartement de Clélia), des domaines dont l’appropriation
par Antonioni va lui permettre de créer un univers à part, à l’unisson de son
propos.
14.08.2012.