Après Le froid baiser de mort
(1966) de Mino
Guerrini, La Mort a pondu un Œuf est
notre second contact avec le giallo, genre du cinéma populaire italien à
la frontière du policier, de l’horreur et de l'érotisme. Mais si l’on devine
que le film de Questi se rapproche du genre dans lequel Mario Bava et Dario
Argento ont excellé, force est de reconnaître qu’il apparaît comme
particulièrement original, se distinguant nettement de la production de
l’époque.
Par ailleurs, au sein du cinéma
populaire italien, Guilio Questi fait figure de réalisateur atypique :
metteur en scène de documentaires et auteur de segments de films à sketch, il
n’a tourné trois longs métrages dont un western-spaghetti, Tire encore si tu peux (1967), défini par Jean-François Giré comme
« l’un des westerns les plus originaux et les plus étranges de l’histoire
du genre », « plus proche de l’univers onirique d’Edgar Allan
Poe que de la mythologie de l’Ouest »[1];
La Mort a pondu un Œuf ; et un
film d’horreur Arcana (1971).
Le
ton angoissant de La Mort a pondu un Œuf est donné dès son générique : un titre
mystérieux, une musique dissonante et un montage d’images de cellules observées
au microscope. Suit un incipit étrange, proche du cinéma expérimental :
Giulio Questi plante sa caméra dans les diverses chambres d’un motel, saisit
les actions diverses des clients, assiste à un meurtre tandis qu’il contemple,
en contrepoint, la géométrie des brettelles d’autoroute. Les plans se
succèdent, brefs, heurtés, l’action parait incohérente : le spectateur est
saisi d’un malaise face à un kaléidoscope inattendu.
Le
récit prend un tour plus conventionnel par la suite et se centre sur Marco, un
bourgeois qui gère l’entreprise de sa femme, un élevage de poulets. L’ennui et
l’insatisfaction l’amènent à assouvir ses fantasmes sexuels (des simulacres de
meurtres) avec des prostituées dans une chambre d’hôtel[2]. Mais ce n’est
que dans les ultimes scènes que la trame apparait clairement : Marco veut
éliminer sa femme et s’enfuir avec sa secrétaire (est-ce sa fille ? sa
cousine ? sa nièce ? La réponse ne sera connue que dans les dernières
minutes). Celle-ci est également la maitresse de Marco et, non contente de
bénéficier de ses faveurs et de ses largesses,
elle a mis en place une machination et veut assassiner l’épouse de Marco
pour mieux l’accuser et de récupérer la propriété de l’entreprise.[3]
Si certains motifs
de La Mort a pondu un Œuf semblent être classiques (des amants diaboliques, un
bourgeois frustré sexuellement, un soupçon de relation homosexuelle entre la
secrétaire et la femme de Marco), le spectateur se retrouve face à des
situations particulièrement inédites. En effet, le film de Questi se développe autour
d’un thème, celui de l’œuf. Il s’agit certes de la source de vie, mais c’est
aussi un objet étonnant, mystérieux, fascinant. L’œuf est aussi lié à la peur
des oiseaux, au dégoût physique que peut inspirer la volaille. Et il devient
dans le film de Questi l’incarnation d’une menace qui « couve »
doublement : en effet, alors même que se trament les intrigues criminelles
évoquées plus haut, la coopérative des éleveurs entreprend des recherches
génétiques sur les poulets afin de produire des bêtes plus grosses et sans
plumes.
Le film fait donc du poulet une
métaphore de l’homme et de l’élevage de Marco, une image de la société. Le parallèle est explicite : c’est Marco
lui-même qui s’indigne que les agents de publicité de la coopérative établissent
ces rapprochements et les déclinent, proposant des affiches avec le poulet
gentleman, le poulet prolétaire, le poulet en vacances… La société capitaliste,
dans sa quête du profit, promeut en fait une existence régimentée, à la fois concentrationnaire
et totalitaire : le consommateur, comme un poulet, s'agite avec ses
congénères dans des conditions de vie insupportables, avant de finir à l'abattoir ;
les ouvriers de l’entreprise, eux, sont congédiés comme des mal propres en
raison de la mécanisation de la production et, désœuvrés, ils errent aux
alentours de l’exploitation ; et la science, asservie au culte de
l’argent, produit des poulets génétiquement modifiés, des créatures
monstrueuses.
Visionnaire dans sa façon de soulever les questions
bioéthiques, La Mort a pondu un Œuf double le giallo d’une critique économique et sociale
et critique. On l’aura compris, La Mort a pondu un Œuf dérange.
14.06.12.
[2]
Jean-Louis Trintignant qui joue ici le
personnage de Marco tenait un rôle très proche de pervers sexuel dans Trans-Europ-
Express (1967) d’Alain Robbe-Grillet. L’acteur
retrouve Ewa Aulin,
actrice suédoise que l’on a pu voir en ingénue dans Candy (1968) de Christian Marquand, et qu’il avait
déjà eue pour partenaire dans En
cinquième vitesse (1967),
un autre giallo signé Tinto Brass.
[3] On
remarque donc un détournement de la narration classique du giallo le plus
souvent marqué par une enquête : au début de La Mort a pondu un Œuf, Marco nous est présenté comme l’assassin de sa
femme. Il s’agit en fait d’une manipulation de la part du réalisateur.