Gustave Kerven et Benoît Délépine
occupent une place singulière dans le cinéma français contemporain. Venu du
comique potache de Groland, ce duo concocte un cinéma dérangeant et agressif,
centré sur des marginaux, présentés à la fois comme des incompris épris de
liberté, mais aussi comme des crétins. La trame du road movie, en fauteuil roulant
dans Aaltra, en vieille motocyclette
dans Mammuth, est également une
syntaxe récurrente. On retrouve tous ces éléments dans Le Grand Soir, un cri de révolte face
à la société, animé par un humour bête et méchant.
Disons-le d’emblée, tous les personnages
qui peuplent le Grand Soir sont des
idiots. Le Grand Soir prend pour
protagonistes deux frères, incarnés par Benoît Poelvoorde et Albert Dupontel[1].
L’hérédité joue ici un rôle : les deux frangins descendent de parents
profondément débiles (Brigitte Fontaine et Areski Belkacem), propriétaires
d'une « pataterie ».
Le premier des frères, Jean-Pierre
est un médiocre employé dans un grand centre commercial (rayon literie) en
périphérie d’autoroute. Il veut réussir mais n’y arrive pas. Esclave de la
société de consommation (il vend des produits inutiles), il en est également la
première victime (il rêve d’écrans plats). Pourtant, ce monde de possession
qu’il convoite le rejette : il n’a plus d’argent sur son compte, sa femme
l’a quitté et, pour finir, il se fait licencier suite à une nuit d’ivresse.
Après son licenciement, Jean-Pierre
sombre dans la dépression et se rapproche du frère qu’il reniait, Benoit, qui veut
qu’on l’appelle « Not ». Celui-ci se définit comme « le plus
vieux punk à chien d'Europe » avec ce que cela implique de crête dérisoire
et de bières en canettes. « Not » incarne l’exact opposé de son
frère. Refusant les compromis et les conventions, il vit en marge de la
société, « zonant », dans les espaces vides de la morne banlieue
commerciale. « Not » mendie, fait du chantage auprès de petites
vieilles pour manger des yaourts et perfectionne sa démarche de bon à rien.
La réunion de ces deux inadaptés était
inévitable et « Not » initie son frère à son mode de vie. Les
compères partent ensemble à la dérive, s’autorisent à faire ce qui leur passe
par le tête. Non contents de rejeter la société, ils la perturbent : ils
foutent en l’air un mariage dans une sordide salle des fêtes de province,
volent des cadis de supermarchés, pénètrent dans les propriétés privées...
Leur ras-le-bol tente même de se muer en révolte et ils
ambitionnent de fomenter le « grand soir ». Rendez-vous est pris au
parking de l’ancien « Leroy-Merlin »… Evidemment, l’échec est
inévitable et les deux ahuris commenceront la révolution seuls. Not et
Jean-Pierre finissent par voler les lettres des enseignes des centres
commerciaux pour écrire « We are not dead » sur la bordure de
l’autoroute comme pour souligner qu’ils existent encore et qu’une
résistance persiste. A l’instar de Godard dans Film Socialisme, Kerven et Délépine constatent avec pessimisme le
déclin de l’action collective dans notre société. Lorsque Jean-Pierre veut
s’immoler dans le magasin en signe d’indignation, son geste rencontre l’indifférence
des passants. Seuls les dispositifs anti-incendie le sauveront…
Paradoxalement, ce film si
contemporain par ses préoccupations, bercé par les chansons de Brigitte
Fontaine et une musique punk, frappe par sa parenté avec le western, une
parenté renforcée par l’usage, dans la bande originale, d’un air de blues et
par les décors désertiques, où les grands espaces naturels auraient été laissé
la place à de vastes espaces… commerciaux ! Not et Jean-Pierre font penser
aux desperados des westerns crépusculaires : de façon révélatrice,
l’affiche du film présente d’ailleurs Jean-Pierre en cow-boy et
« Not » en indien avec sa crête d’iroquois. Le premier jouera même au
cow-boy provoquant en un duel fictif son ancien patron. Le second,
« Not », fait figure de dernier des Mohicans, d’ultime sauvage qui
rejette la civilisation dans un combat qui semble perdu d’avance.
Dans
une société conformiste et consumériste, le seul cri de révolte est incarné par
deux abrutis. Les punks à chien seraient-ils donc les derniers tenants de la
liberté ?
02.07.2012.
[1] Kerven et Délépine ont constitué
leur petite famille de comédiens : Benoît Poelvoorde (Aaltra Louise Michel, Mammuth, Le Grand Soir), Albert Dupontel
(Aaltra, Louise Michel, Le Grand Soir), Gérard Depardieu (Mammuth, Le Grand Soir), Miss Ming (Louise Michel, Mammuth, Le Grand Soir).