Raúl Ruiz est l’une des rares
personnalités du cinéma chilien que nous connaissons[1].
Il fait partie avec Miguel Littín et le documentariste Patrico Guzmán des
réalisateurs qui ont contribué à l’émergence d’un cinéma national avant la
dictature de Pinochet. Ruiz a trouvé refuge en France jusqu’à sa mort en juin 2011.
Dans le cadre d’un hommage proposé par le festival Paris Cinéma, nous avons eu
l’occasion de voir Trois
tristes tigres, le premier long métrage d’une filmographie de plus de
cent œuvres.
Trois
tristes tigres est
l’adaptation d’un roman de Guillermo Cabrera Infante[2],
écrivain cubain exilé en Europe suite à des dissensions avec le régime
castriste. Le roman, écrit en anglais par Infante à Londres en 1967, est
souvent comparé au Ulysse de James
Joyce à cause de son attirance pour l’errance et de ses expérimentations
linguistiques. Le titre renvoie à un « virelangue » espagnol,
c’est-à-dire une phrase ou un petit groupe de phrases à caractère ludique,
caractérisée par leur difficulté de prononciation.
Les
trois tristes tigres
font aussi référence aux trois personnages principaux : Tito, son
employeur Rudi, et sa sœur Amanda déambulent à travers Santiago, allant
d’appartements exigus en bars miteux, le temps d’un chaud week-end d’été. Ils
boivent, échangent des propos vains et des blagues minables. Caméra à l’épaule,
Ruiz suit les personnages au plus près et réussit à recréer une impression de
vérité, un sentiment de vie, rendant perceptible l’énergie autant que la
fatigue. Pendant longtemps dénué de véritable intrigue, Trois tristes tigres ressemble à un documentaire qui décrirait le
Chili petit bourgeois des années 60.
Bénéficiant d’une narration très
libre, Trois tristes tigres accumule
les situations légères ou bizarres : un transport public est perturbé par
une retrouvaille entre un voyageur et un piéton ; on récupère un message
dans une bouteille vide ; des gens discutent dans un salon alors qu’une
personne regarde des images licencieuses dans la pièce d’à côté ; un
protagoniste se fait réprimander car il n’a pas d’opinion politique ; un ivrogne
s’enivre dans le noir d’un bar rempli de flacons vides...
Le film finit par se recentrer sur
une sorte de conflit aux connotations sociales et aux relents marxistes. Tito
accepte de prostituer sa sœur auprès de son patron, lequel décide quand même de
le licencier. Une fois l’ivresse passée, Tito revient casser la gueule de son
employeur. Le film se clôt par une scène où Tito, attablé seul à une table de
café, semble avoir perdu son identité en ayant perdu la compagnie de son
patron, peut être son unique ami : aliéné, le salarié n’est plus rien sans
celui qui l’exploite. Une chanson de pop sur une rupture apporte un contrepoint
ironique à cette scène tragique, révélant le pathétique du personnage
principal.
Trois
tristes tigres
ressemble aux films de la
Nouvelle Vague par la liberté de sa caméra et de sa
narration. Cette introduction à l’étrange cinéma de Raúl Ruiz nous donne envie de découvrir son
œuvre.
02.07.12.
[1] Nous connaissons aussi Alejandro
Jodorowksy qui n’a jamais réalisé de films dans son pays natal. Alejandro
Amenábar est également d’origine chilienne.
[2] Infante a écrit le scénario de Wonderwall (1968) de Joe Massot et de Point limite Zéro (1971) de Richard
Sarafian (sous le pseudonyme de Guillermo Cain). Adieu Cuba (5005) d’Andy Garcia est également adapté d’Infante.