mardi 3 juillet 2012

Robinson Crusoe / Les Aventures de Robinson Crusoé (1954) de Luis Buñuel


La carrière mexicaine de Luis Buñuel révèle la capacité du cinéaste à se plier aux exigences d’une production de studios formatée tout en distillant un esprit subversif. Ces films offrent donc un exemple rare d’acceptation des règles du système et de contestation simultanée de celle-ci : peu de cinéastes hollywoodiens sont arrivés à cet équilibre malicieux qu’atteint Buñuel dans les années 50. Parce qu’il faut bien gagner sa croûte, le metteur en scène sert ma soupe qu’on attend de lui ; parce qu’il lui est impossible de livrer un film aussi conventionnel que le producteurs le souhaite, il crache dans un même élan dans la soupe. Cette adaptation du roman Robinson Crusoé illustre cette recherche d’une soumission apparente aux exigences des producteurs et d’une subtile perversion de celles-ci.
 

Le Robinson de Buñuel constitue une merveilleuse mise en image du roman de Defoe. Evoquant les grosses productions hollywoodiennes ou les films pour enfants de Disney, le générique, avec un livre qui s’ouvre et les pages qui se tournent, a une valeur programmatique : Buñuel s’inscrit dans cette forme très conventionnelle de l’adaptation respectueuse d’un classique de la littérature. Mais cette application parait suspecte de la part du réalisateur d’Un Chien andalou.
Pourtant, la fainéantise autoproclamée de l’artiste laisse imaginer que Buñuel a très bien pu se contenter d’illustrer le récit de Robinson le naufragé. Il est vrai qu’il livre ici un beau film en couleurs (son premier) dans des décors naturels magnifiques, avec des costumes soignés. L’enjeu était d’importance : ce film mexicain, produit par Oscar Dancingers et photographié par Alex Philips, deux collaborateurs réguliers de Buñuel, a été tourné en anglais pour toucher le marché américain. Le doute sur les intentions de Buñuel plane tout au long du film.
Le génie de Buñuel, manifestement assisté du blacklisté Hugo Butler pour le scénario[1], transparait toutefois. Il y a d’abord une ironie constante à l’égard de ce personnage de bourgeois qui se plait à établir une civilisation dans la nature, d’un oisif qui découvre soudainement qu’il aime construire, pêcher, etc, toutes sortes d’expériences qui lui étaient jusqu’alors inconnues. De plus, le film se plait à souligner la facilité avec laquelle Robinson fait de Vendredi son valet, qu’il perçoit d’emblée comme inférieur. On sent enfin que le cinéaste s’amuse de cet homme ridicule qui persiste à croire en l’espoir d’être secouru et l’exprime à travers force  bondieuseries. Les touches d’humour abondent: Robinson se balade avec une ombrelle de peaux, parle avec des fourmis ou dialogue avec l’écho de sa voix dans la vallée ; affamé, Robinson casse un œuf puis le « referme », s’apercevant qu’il est occupé par un poussin ; et, dans une scène de délire, Robinson rêve qu’il discute avec son père, caricature réactionnaire.


Le Robinson Crusoé de Buñuel surprend de son auteur par le paradoxe de sa sagesse évidente et de sa discrète subversion.



13.06.12.





[1] Le scénario est signé par Hugo Butler, scénariste blacklisté et exilé au Mexique. Nominé à l’oscar du meilleur scénario en 1940 pour La vie de Thomas Edison (réalisé par Clarence Brown), il est également l’auteur du script de Menaces sur la Nuit (1951) de John Berry, du Rôdeur (1951) et de Eva (1962) de Joseph Losey. Il a aussi signé les scénarii de La Jeune fille (1960) de Buñuel et de Tolero (1956, de Carlos Velo, film mexicain nominé à l’oscar du meilleur documentaire). Son nom n’apparaissait pas au générique de la copie américaine du film, présentée au Champo.