La carrière mexicaine de Luis Buñuel révèle la capacité du cinéaste à se plier aux
exigences d’une production de studios formatée tout en distillant un esprit
subversif. Ces films offrent donc un exemple rare d’acceptation des règles du
système et de contestation simultanée de celle-ci : peu de cinéastes
hollywoodiens sont arrivés à cet équilibre malicieux qu’atteint Buñuel dans les
années 50. Parce qu’il faut bien gagner sa croûte, le metteur en scène sert ma
soupe qu’on attend de lui ; parce qu’il lui est impossible de livrer un
film aussi conventionnel que le producteurs le souhaite, il crache dans un même
élan dans la soupe. Cette adaptation du roman Robinson Crusoé illustre
cette recherche d’une soumission apparente aux exigences des producteurs et
d’une subtile perversion de celles-ci.
Le Robinson de Buñuel
constitue une merveilleuse mise en image du roman de Defoe. Evoquant les
grosses productions hollywoodiennes ou les films pour enfants de Disney, le
générique, avec un livre qui s’ouvre et les pages qui se tournent, a une valeur
programmatique : Buñuel s’inscrit dans cette forme très conventionnelle de
l’adaptation respectueuse d’un classique de la littérature. Mais cette
application parait suspecte de la part du réalisateur d’Un Chien andalou.
Pourtant, la fainéantise autoproclamée
de l’artiste laisse imaginer que Buñuel a très bien pu se contenter d’illustrer
le récit de Robinson le naufragé. Il est vrai qu’il livre ici un beau film en
couleurs (son premier) dans des décors naturels magnifiques, avec des costumes
soignés. L’enjeu était d’importance : ce film mexicain, produit par Oscar
Dancingers et photographié par Alex Philips, deux collaborateurs réguliers de Buñuel,
a été tourné en anglais pour toucher le marché américain. Le doute sur les
intentions de Buñuel plane tout au long du film.
Le génie de Buñuel, manifestement
assisté du blacklisté Hugo Butler pour le scénario[1],
transparait toutefois. Il y a d’abord une ironie constante à l’égard de ce
personnage de bourgeois qui se plait à établir une civilisation dans la nature,
d’un oisif qui découvre soudainement qu’il aime construire, pêcher, etc, toutes
sortes d’expériences qui lui étaient jusqu’alors inconnues. De plus, le film se
plait à souligner la facilité avec laquelle Robinson fait de Vendredi son
valet, qu’il perçoit d’emblée comme inférieur. On sent enfin que le cinéaste
s’amuse de cet homme ridicule qui persiste à croire en l’espoir d’être secouru et
l’exprime à travers force bondieuseries.
Les touches d’humour abondent: Robinson se balade avec une ombrelle de
peaux, parle avec des fourmis ou dialogue avec l’écho de sa voix dans la
vallée ; affamé, Robinson casse un œuf puis le « referme »,
s’apercevant qu’il est occupé par un poussin ; et, dans une scène de
délire, Robinson rêve qu’il discute avec son père, caricature réactionnaire.
Le Robinson Crusoé de Buñuel surprend de son auteur par le paradoxe de sa
sagesse évidente et de sa discrète subversion.
13.06.12.
[1] Le scénario est signé par Hugo
Butler, scénariste blacklisté et exilé au Mexique. Nominé à l’oscar du meilleur
scénario en 1940 pour La vie de Thomas Edison (réalisé par Clarence
Brown), il est également l’auteur du script de Menaces sur la Nuit
(1951) de John Berry, du Rôdeur (1951) et de Eva (1962) de Joseph
Losey. Il a aussi signé les scénarii de La Jeune fille (1960) de Buñuel
et de Tolero (1956, de Carlos Velo, film mexicain nominé à l’oscar du
meilleur documentaire). Son nom n’apparaissait pas au générique de la copie
américaine du film, présentée au Champo.