La
réputation d’Albert Lewin, ancien bras droit de Samuel Goldwyn et d’Irving
Thalberg, est celle d’un esthète à Hollywood[1].
Son goût pour l’Art (la peinture et la musique, surtout) est connu et Lewin y
trouvait directement l’inspiration pour ses films : après la vie de
Gauguin (The Moon and the sixpence, 1942) et une adaptation d’Oscar
Wilde (Le Portrait de Dorian Gray, 1945), Bel Ami est la
transposition du célèbre roman de Guy de Maupassant. Le film séduit et étonne
par son raffinement.
Une
oeuvre précieuse.
La reconstitution du Paris de 1880 semble être la première préoccupation de
Lewin, qui avait fait ses classes à la MGM, studio prestigieux connu pour ses productions
sophistiquées. Production indépendante[2],
le film ne lésine pas à la dépense sur les costumes et les décors. Si les
premiers (chapeaux haut de forme, pantalons rayés, robes d’époque…) sont plutôt
convaincants, les seconds surprennent par leur artifice évident : les
intérieurs, surchargés de tentures, de papier peint à pois, et de sol marbré…
paraissent largement anachroniques. L’abondance d’objets, de mobilier, la
profusion de détails déconcentrent l’œil. Le spectateur a parfois l’impression
d’être chez un antiquaire ou dans un cabinet de curiosités : il se perd
souvent dans la contemplation d’un cadre qui s’avère trop
« encombré ».
Perfectionniste,
Lewin s’est documenté sur les danses populaires de l’époque et se permet même
une recréation à l’écran d’une toile de Manet (Un bar aux folies Bergère).
On sent que Lewin, par ses références à l’Art, veut élever son film au rang de
‘high art’. En témoignent son choix du compositeur Darius Milhaud pour la
musique ainsi que son utilisation d’une peinture (anachronique) de Max Ernst : La tentation de Saint Antoine[3].
De façon très surprenante, le tableau apparaît en couleurs : le même
procédé était utilisé pour le portrait de Dorian Gray. Situé à la même époque
que le roman de Wilde, le Bel Ami de Lewin convainc dans ses ambitions
mais agace par son raffinement et les prétentions qui le sous-tendent. La
recréation du mouvement de « l’esthétisme » semblait plus juste ou
plus appropriée dans Le Portrait de
Dorian Gray.
La
sophistication étonne car, devenue fioriture, elle ne contribue pas forcément à
donner du sens au récit, à le dynamiser efficacement. Lewin a cependant recours
à des idées pertinentes : des sols en échiquier filent la métaphore du jeu
(social, amoureux…) auquel se livre le personnage de Bel Ami tandis que les
rayures, omniprésentes sur les murs, renvoient à l’idée d’un enfermement ;
une petite statue de gargouille pensive illustre le dégoût de la société que transpire
le protagoniste; et une poupée de soldat et une figurine de Guignol rappellent
respectivement le passé du héros et ses motivations revanchardes.
Une
oeuvre sulfureuse.
L’adaptation du roman de Maupassant par Lewin, consécutive à celle d’Oscar Wilde,
mène à la comparaison : les deux œuvres mettent en scène des dandys
malsains et cyniques qui adoptent un comportement vampirique envers les femmes.
Bien entendu, Georges Sanders (déjà de l’aventure de The Moon and the
Sixpence et de Dorian Gray[4])
trouve dans Bel Ami un rôle de
prédilection. Le personnage se confond pleinement avec l’acteur qui a su
imposer, film après film, cette image d’un homme distancié et brillant. Dans Bel
Ami, si les femmes sont les victimes consentantes des manipulations du héros
arriviste[5]
et elles font preuve d’un réel désir sadomasochiste de soumission,
explicitement souligné par les dialogues.[6]
Pour
éviter des problèmes avec la censure, le scénario de Bel Ami, signé par Lewin
lui-même, édulcore quelques aspects de l’univers de Maupassant.
Le dénouement est à ce titre différent : là où le roman se concluait par
le triomphe social de Georges Duroy (à l’occasion d’un spectaculaire chapitre
dépeignant le mariage en grandes pompes de Bel Ami), le film se solde par la
mort de Duroy, abattu lors d’un duel. La punition de Bel Ami, châtié du mal
dont il s’est rendu coupable, rend sauve la morale, du moins en
apparence : en effet, sous les oripeaux d’une adaptation littéraire
soignée, le Bel Ami de Lewin reste assez choquant en raison de son héros
cruel, de ses répliques cinglantes[7]
et de ses nombreuses références sexuelles[8].
On sent
Lewin compatir avec ses protagonistes : comme les dandys Dorian Gray et
Georges Duroy/Bel Ami, le réalisateur se complaît dans un maniérisme. Il en
épouse alors les conséquences : l’échec (le film ne fonctionne pas
autrement que comme un délire d’esthète) et l’isolement (le public comme
Hollywood n’étant pas friands de ses films précieux) mais un incontestablement anticonformisme
(le film ne ressemble à aucune autre production hollywoodienne).
18.06.12.
[1] Pour reprendre le titre du livre de
Patrick Brion sur Lewin (Durante, 2002). Patrick Brion est un l’un
des grands défenseurs en France de l’œuvre de Lewin. Aux Etats-Unis, Martin
Scorsese a tenu des propos élogieux sur le réalisateur. C’est la Martin
Scorsese Foundation qui a restauré Bel Ami. Le film est édité en dvd par
Wild Side Vidéos.
[2] La production a été assurée par sa
propre compagnie du nom de David L. Loew-Albert Lewin. Fils de Marcus Loew, fondateur
de la MGM, David Loew produisit des films tels L’Homme du Sud (1945) de Jean
Renoir, Une
Nuit à Casablanca (1946) d’Archie Mayo ou The Moon and the Sixpence (1942), le
premier film de Lewin. David Loew fonda en 1946 la Entreprise studios avec
l’acteur John Garfield après l’expiration de son contrat à la Warner. La
compagnie produisit neuf films entre 1946 et 1949 : Sang et Or (1946) de Robert
Rossen, L’enfer
de la Corruption (1948) d’Abraham Polonsky, tous deux avec Garfield, Femme de Feu (1947) et L’orchidée blanche (1947) d’André de
Toth, So This
New York (1948) de Richard Fleisher, Four Faces West (1948) d’Alfred
Green, No
minor vices (1948) et Arc
de Triomphe (1948) de Lewis Milestone et finalement Caught (1949) de Max
Ophuls.
[3] Désireux d’intégrer dans le film
une œuvre contemporaine, Lewin proposa à onze peintres américains et européens
de réaliser une toile ayant pour thème la tentation de Saint Antoine. Le jury,
comptant entre autres membres Marcel Duchamp, eut à départager des artistes
tels que Salvador Dali, Paul Delvaux, Dorothea Tanning, Leonora Carrington… Max
Ernst remporta la compétition.
[4] Angela Lansbury jouait également
dans le Dorian Gray de Lewin
[5] De nombreux exégètes ont relevé la
comparaison entre le personnage de Bel-Ami et son auteur Maupassant.
[6] « Je t’aime tant que ta cruauté m’est
plus chère que l’amour d’un autre. » dit ainsi Clotilde de Marelle à son
bourreau.
[7]
Relevons parmi les meilleures répliques: ou encore « Mon cœur me dit que vous avez raison. Mais je
n'écoute plus mon cœur
depuis bien longtemps. »
[8]Lewin
semble avoir rajouté des références sexuelles. Le site dvdclassik en évoque
quelque unes : entre autres, la séquence d’ouverture du film, située dans la
"Brasserie
du Désir"
et où Bel Ami retrouve un de ses anciens camarades de l’armée et glose autour
du « bâton » - en anglais
« stick » - de Guignol