vendredi 2 novembre 2007

The Bigamist / Bigamie (1953) d’Ida Lupino


        Ida Lupino est, avec Dorothy Arzner dans les années 30, la fameuse lesbienne de la RKO, l’une des premières et rares réalisatrices à Hollywood. Cette actrice de fort caractère est passée progressivement à la réalisation. Sa première expérience était Not Wanted / Avant l’Amour (1949), un projet ambitieux et personnel qui lui tenait beaucoup à cœur. Si Lupino ne jouait pas dans ce film, elle en était cependant la scénariste, la productrice et puis même partiellement la réalisatrice : le réalisateur Elmer Clifton ayant été frappé d’une crise cardiaque, ce fut Ida Lupino qui le remplaça sur le tournage sans être créditée au générique. Comme le titre original du film l’indiquait, le sujet était loin d’être conformiste puisqu’il s’agissait de l’histoire de l’avortement d’un enfant « non voulu ». Au début des années 50, alors que l’actrice est au sommet de sa gloire, elle décide alors de passer véritablement de l’autre côté de la caméra.
        Avec le soutien de Collier Young, un haut patron de la Columbia, qui devient son mari en 1948, Lupino fonde en en 1949 sa propre société de production, la « Emerald » qui devient en 1950 « The Filmakers ». La compagnie produira tous ses films : ceux dans lequel elle joue (Beware, my Lovely réalisé en 1952 par Harry Horner et Ici Brigade criminelle réalisé en 1954 par Don Siegel) et ceux qu’elle réalise. La RKO distribuera tous ses films jusqu’au Voyage de la Peur (1953). L’insuccès de The Bigamist, son film suivant, est donc sûrement lié à sa diffusion difficile et limitée.
        Ida Lupino tourne des films plus intimistes, avec des problèmes sociaux d’actualité. Elle centre souvent son œuvre sur des personnages féminins qui sont en proie à des situations tragiques. Son premier film Outrage (1950) s’intéresse au destin d’une jeune fille violée. Son film suivant, Never Fear, sortie la même année, décrit le désespoir mental d’une femme malade de la poliomyélite (maladie de la moelle épinière). Ensuite, Hard Fast and Beautiful (1951) dénonce l’exploitation professionnelle d’une joueuse de tennis.
        Après, elle réalise Le Voyage de la Peur (1953), son film le plus connu. C’est un film noir qui reste très célèbre pour son histoire assez originale : un gangster aux paupières paralysées terrorise deux automobilistes qu’il a pris en otage. Ceux-ci ne peuvent surprendre le meurtrier lors de son sommeil à cause de son regard inflexible. Enfin, The Bigamist pose le problème de la bigamie.


        Le bigame du titre original, c’est Harry Graham, interprété par Edmond O’Brien. Lui et sa femme (la toujours très juste Joan Fontaine) ont monté une entreprise familiale de ventes de réfrigérateurs. Séparé de son épouse pour cause de voyages d’affaires, Harry se sent seul. Alors qu’il s’ennuie à San Francisco, il rencontre un peu par hasard Phillys (Ida Lupino), une jeune femme dont il va progressivement tomber amoureux. Il finira par avoir un enfant avec elle alors même que son épouse stérile lui demande d’en adopter un. L’employé de l’agence d’adoption (le sympathique Edmund Gwenn[1]) découvre lors de son enquête que l’homme mène deux vies dans des foyers familiaux différents.


        Le regard de Lupino est celui d’un moraliste : à la fin du film, Harry est trainé en procès, mais le juge, conscient de la complexité de l’affaire, ne tranche pas et relâche l’accusé. De la même façon que le procureur, Lupino expose les faits sans les juger. En effet, le comportement du bigame n’est pas condamné mais le spectateur est invité à le comprendre et c’est là le but même du film. Le personnage principal se trouve dans une situation embarrassante contre son gré et malgré sa bonne volonté, suite à des circonstances difficiles et particulières: lorsqu’Harry essaye de se rapprocher de sa femme, celle-ci perd son père ou se souvient d’un rendez-vous professionnel. L’homme, qui veut tout faire pour garder le cœur de ses deux femmes, va en réalité les perdre toutes les deux. La situation finale dans laquelle se trouve Harry est tout à fait contestable mais nous plaignons cet homme vulnérable qui souffre. En fait, nous finissons même par le trouver sympathique. De plus, Lupino nous montre qu’il se comporte toujours avec dignité et tendresse : il n’abandonne pas Phillys lorsqu’elle accouche et se résout à accomplir le souhait d’adoption de sa véritable femme. En fait, le bigame est tout simplement un homme maladroit qui se retrouve dans une drôle de situation.

        Le sujet du film est pour le moins original. Ida Lupino le traite avec sensibilité et sincérité. The Bigamist est le seul film réalisé par Ida Lupino dans lequel elle joue.
        Le scénario, dont la structure repose sur un flash-back, est signé par Collier Young[2] qui produit aussi le film. Cependant, au moment de la sortie du film, il n’est plus le mari d’Ida Lupino (ils ont divorcé en 1951) mais celui de Joan Fontaine (ils se sont mariés en 1952) ! Un homme partagé entre deux femmes (Ida Lupino et Joan Fontaine), c’est justement le sujet de The Bigamist …On sent donc que les auteurs se sont beaucoup impliqués dans leur projet.

        Pour réaliser ce film hors-norme, Ida Lupino, malgré le soutien financier de son ex-mari, n’a que peu de moyens. Ainsi, certaines scènes de Bigamie sont tournées en décors naturels : rappelons notamment les plans magnifiques où Edmond O’Brien déambule dans les rues en pente de San Francisco.

        Pour The Bigamist, Lupino a fait appel à ses amis. Tout d’abord, il y a George Diskant, le chef opérateur de quelques films de Nicholas Ray dont notamment La Maison dans l’Ombre (1951). C’est sur le tournage de ce film, en tant qu’actrice, qu’Ida Lupino avait fait sa connaissance. George Diskant avait aussi fait la photographie de Beware, my Lovely (1952) d’Harry Horner, un film de la « Filmakers » dans lequel jouait Lupino.
        Ensuite elle retrouve Edmond O’Brien qui jouait déjà dans son Voyage de la Peur (1953). Dans The Bigamist, son personnage, malgré tous ses problèmes spécifiques, semble somme toute très commun et véridique. En cela, O’Brien prouve qu’il est un excellent acteur.


        A cause de sa multitude de petits détails et de l’intelligence de la mise en scène ainsi que du traitement du sujet, The Bigamist est un film très subtil. Beau et simple, c’est donc un film à l’image de ses personnages : touchant, sensible et émouvant.
        Cependant, le film, en raison de sa distribution limitée, ne connait pas de succès. Deux ans après, la « Filmakers » ferme ses portes. Lupino tente un come-back en tant qu’actrice : elle joue dans Le Grand Couteau (1955) de Robert Aldrich et dans La Cinquième Victime (1956) de Fritz Lang. Mais elle va partir pour le petit écran, où elle joue parfois avec son nouveau mari Howard Duff[3], participant à des séries comme Drôles de Dames, Batman, Bonanza ou Columbo. Elle réalise de nombreux films pour la télévision mais ressort tout de même un dernier film pour le cinéma en 1966, The Trouble with Angels, une œuvre encore une fois de plus pour le moins originale.

02.11.07.



[1] Edmund Gwenn est surtout célèbre pour son fameux personnage qui se prenait pour un vrai Père Noël dans Le Miracle de la 42ème Rue (1947) par George Seaton, pour lequel il avait gagné l’oscar du meilleur second rôle.
[2] Ida Lupino et son mari ont signé ensemble les scénarii de deux de ses films : Outrage (1950) et Le Voyage de la Peur (1953). Ils ont aussi écrit le scénario de Ici Brigade criminelle (1954) de Don Diegel. Rappelons que Ida Lupino a signé seule le scénario de Avant l’Amour (1949) d’Elmer Clifton. Quant à Collier Young, il a participé au scénario de On the Loose (1951) de Charles Lederer. Ce film noir avec Melvyn Douglas qui préfigure La Fureur de Vivre (1955) de Nicholas Ray est l’un des deux seuls autres films produits par la « Filmakers » qui ne sont ni joués ni réalisés par Ida Lupino, le deuxième étant Mad at the World (1955) d’Harry Essex.
[3] Ida Lupino a rencontré Howard Duff sur le tournage de L’Araignée (1950) de Michael Gordon. Elle se marie avec lui en 1951. C’est son troisième mari.