lundi 22 décembre 2008

Sleuth / Sleuth – Le Limier (2007) de Kenneth Branagh


        Après l’échec de sa Flûte enchantée (2006), d’après l’opéra de Mozart, Kenneth Branagh, loin d’être découragé, est revenu à son premier amour qu’est le théâtre. Ainsi, il a décidé de faire une nouvelle version cinématographique du Limier (1970), pièce de théâtre à succès d’Anthony Schaffer.
        Joseph Mankiewicz en avait déjà tiré une adaptation en 1972 : le rôle du riche romancier Andrew Wyke était tenu par l’acteur Laurence Olivier alors que Michael Caine jouait celui de Milo Tindle, l’amant de la femme de l’écrivain. Trente cinq ans après, Branagh inverse les rôles et c’est Caine qui incarne cette fois-ci l’aristocrate aisé. Se référant à la version de Mankiewicz, Branagh signe pourtant un film différent, actualisé, plus violent et pervers.


        Schaffer, qui adaptait lui-même sa propre pièce dans la version de 1972, est remplacé par le dramaturge de renommée Harold Pinter, récemment décédé. Ce dernier ne va pas beaucoup changer l’histoire. Il s’agit toujours de la vengeance du mari sur l’amant, lequel, par une machination diabolique, parvient à renverser la tendance. Il est donc question d’une lutte à mort à la Hegel où l’un cherche à dominer l’autre à tout prix. Le jeu du chat et de la souris étant le même, qu’est-ce qui a donc vraiment changé d’une version à l’autre ?
        Tout d’abord, Branagh renouvelle le sens de la pièce en modifiant quelque peu les enjeux de l’interminable duel. En effet, Branagh, à défaut d’insister sur le caractère social de l’opposition entre les deux hommes (l’aristocrate contre le parvenu), approfondit son caractère sexuel en rajoutant une histoire d’homosexualité.
        Dans le film de Mankiewicz, Wyke était joué par Laurence Olivier, acteur notoirement gay, mais l’homosexualité envisageable entre les deux hommes n’était pas développée, même si elle était latente. En revanche, l’homosexualité était véritablement appréhendée dans Piège mortel (1982) de Sidney Lumet. Ce film, également adapté d’une pièce de théâtre, entretient des liens directs avec Le Limier : l’intrigue est pratiquement la même (le romancier devient dramaturge) et on y trouve encore la présence de Michael Caine.
        Branagh aborde donc lui directement le sujet de l’homosexualité. Dans son film, Wyke propose en effet à Tindle d’arrêter leur duel : après s’être séparé de sa femme, Tindle pourrait devenir son secrétaire à plein temps… Tindle feint tout d’abord d’accepter avant de violement repousser les avances de Wyke.

        Le caractère pervers du conflit est également souligné par la mise en scène de Branagh. Ce dernier privilégie en effet de nombreux plans de reflets dans des miroirs ou de caméras de surveillance qui apportent un côté voyeur et plus vicieux. Branagh a en fait remplacé la demeure baroque et labyrinthique du film de Mankiewicz par une maison « high-tech » : murs mobiles, écrans omniprésents, système de surveillance, ascenseur, lumières changeantes… Celui qui s’approprie la télécommande devient alors le maître de la manipulation.
        Avec cette maison hypermoderne, Branagh opère une véritable stylisation visuelle et assume donc bien plus que Mankiewicz l’origine théâtrale de son film. Le réalisateur trouve son bonheur dans Le Limier : grand admirateur de Shakespeare, qu’il a de nombreuses fois adapté, il peut voir dans Wyke une figure moderne du roi maure Othello dont la jalousie mène au meurtre.
        Face au septuagénaire Michael Caine en Wyke, on trouve Jude Law, brillant acteur de la nouvelle génération. Les liens de filiation entre Caine et Law apparaissent une fois de plus vraiment évidents, après que Law ait repris le rôle du dragueur Alfie, tenu par Caine en 1966, dans le remake Irrésistible Alfie (2004) de Charles Shyer. Jude Law, très investi dans la réalisation du film, est allé jusqu’à le produire[1].


        Plus épurée (elle dure quarante minutes de moins), la version du Limier de Kenneth Branagh est bien supérieure à celle de Mankiewicz. Le moment où Tindle se déguise en policier pour effrayer Wyke paraît moins ridicule et Branagh montre qu’il est capable de ne pas faire sombrer son film dans la théâtralité.
        Malgré la virtuosité de la mise en scène et le talent des deux comédiens, Sleuth, excellent exemple du bon remake qu’il fallait faire, n’a pas eu le succès qu’il méritait. Sorti uniquement dans des salles d’art et d’essais aux Etats-Unis, il n’a connu qu’une distribution très limitée en France (trois cinémas à Paris lors de sa sortie). Il n’y a pourtant aucune raison de le cacher…

22.12.08.
[1] Jude Law avait également produit Capitaine Sky et le Monde de Demain (2004) de Kerry Conrad, dans lequel il jouait le rôle principal.

dimanche 21 décembre 2008

Le Rouge et le Noir (1954) de Claude Autant-Lara


        En 1948, Gérard Philipe incarnait à l’écran le marquis Fabrice Del Longo de La Chartreuse de Parme de Stendhal dans la version cinématographique de Christian-Jaque. En 1955, il allait de nouveau endosser le costume d’un autre héros jeune et tourmenté de l’auteur grenoblois en jouant Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir de Claude Autant-Lara. Cette version du roman de Stendhal, la plus célèbre au cinéma, est un film typique de la Qualité française qui vaut surtout pour la prestation de ses comédiens.


        Après qu’Henri Decoin se soit déjà attaqué à Stendhal en 1953 en réalisant Les Amants de Tolède, d’après la nouvelle Le Coffre et le Revenant, Claude Autant-Lara fait appel au fameux duo de scénaristes Pierre Bost et Jean Aurenche pour adapter Le Rouge et le Noir. Cependant, s’ils livrent une adaptation très sage et fidèle, les deux hommes tentent de tirer profit de l’image cinématographique et renforcent le propos de l’œuvre de Stendhal en opposant de façon évidente le rouge de l’uniforme militaire et le noir de la soutane. Il s’agit donc du conflit permanent entre ce que à quoi l’on aspire à être et ce que l’on est vraiment, un conflit entre rêves et réalité.
        Les scénaristes ont su aussi mettre l’accent sur la satire sociale et retranscrire grâce à d’habiles dialogues le regard critique de Stendhal sur la riche bourgeoisie à l’époque de Charles X. Avec les monologues transformés en voix off, ils parviennent de même à bien saisir l’ambiguïté du personnage de Sorel : est-ce un horrible parvenu planificateur ou un jeune idéaliste insouciant et dépassé par les évènements ?

        En plus de l’adaptation léchée d’un grand classique de la littérature française, on retrouve d’autres caractéristiques de la Qualité française : le tournage en studios, la reconstitution soignée (ici, la France de 1830), les nombreux costumes et les décors somptueux magnifiés par l’Eastmancolor.

        On trouve ainsi un casting de prestige pour cette grosse production : le film dure 3h et est sorti en deux « époques », respectant les deux grandes parties du roman. Gérard Philipe, bien trop vieux pour le rôle de Julien Sorel, se rattrape grâce à son regard tantôt angélique, tantôt machiavélique. Quant à Danièle Darrieux, elle campe une Madame de Rénal assez convaincante. Enfin, Mathilde de la Môle est jouée par Antonella Lualdi, actrice italienne dont la présence est justifiée par la nationalité des fonds de la coproduction.
        En fait, Autant-Lara connaît déjà bien l’équipe avec laquelle il tourne : Gérard Philipe jouait dans Le Diable au Corps (1947) et Danièle Darrieux dans Occupe-toi d’Amélie (1949) et Le Bon Dieu sans Confession (1953). Le directeur de la photographie Michel Kelber a déjà collaboré trois fois avec Autant-Lara et le musicien René Cloërec a travaillé également à huit reprises avec le metteur en scène.


        Coloré et bien interprété, Le Rouge et le Noir de Claude Autant-Lara est une honorable adaptation du roman de Stendhal. Certains moments sont très bons (la marche finale de Julien vers l’échafaud notamment) et la réalisation d’Autant-Lara est efficace (bien qu’un peu « môle » !).
        Plus tard, d’autres réalisateurs s’attaqueront au roman de Stendhal. En 1993, la BBC a produit trois téléfilms réalisés par Ben Bolt avec Ewan McGregor (Julien Sorel) et Rachel Weisz (Mathilde de la Môle). En 1997, la télévision française a produit deux téléfilms réalisés par Jean-Daniel Verhaeghe avec Kim Rossi Stuart (Julien Sorel), Carole Bouquet (Madame de Rénal) et Judith Godrèche (Mathilde de la Môle).

21.12 .08.

Notre-Dame de Paris (1956) de Jean Delannoy


        Après le succès de Marie-Antoinette en 1955 avec Michèle Morgan, Jean Delannoy se lance de nouveau dans une grande production de film à costume en adaptant Notre-Dame de Paris, le roman de Victor Hugo. Première version en couleurs et en cinémascope, le Notre-Dame de Paris de Delannoy est un film caractéristique de la Qualité française en ce sens que c’est un film extrêmement soigné et travaillé.


        Le Notre-Dame de Paris de Jean Delannoy est tellement représentatif des grandes superproductions françaises de l’époque qu’il était alors apparu à ses détracteurs comme la quintessence de la Qualité française. En effet, il fut plus particulièrement sujet à une critique de la part du jeune François Truffaut dont ce film était la bête noire.
        Tout d’abord, comme de nombreux films de la Qualité française, Notre-Dame de Paris est l’adaptation d’un grand classique de la littérature française. Après que d’autres aient revu Zola, Stendhal, Maupassant ou Dumas, Delannoy s’attaque donc au roman grandiloquent de Victor Hugo. Comme souvent, la tâche de l’adaptation est confiée à de talentueux scénaristes : il s’agit en l’occurrence de Jean Aurenche (sans Pierre Bost) et de Jacques Prévert (pour les dialogues). Ces derniers ne changent pas vraiment le sens de l’œuvre originale même s’ils livrent un portrait de Quasimodo sûrement plus humain que dans d’autres versions.

        Ensuite, il s’agit d’une grosse coproduction internationale franco-italienne, produite par les frères Hakim. A côté des stars étrangères Gina Lollobrigida (Esmeralda) et Anthony Quinn[1] (Quasimodo), on trouve de nombreux grands acteurs français de l’époque, des seconds rôles connus et quelques « guest-stars »: Alain Cuny (Frollo), le chanteur Philippe Clay, Boris Vian, Jacques Dufilho, Albert Rémy…


        Le film est évidemment intégralement tourné en studios (ceux de Boulogne). La reconstitution du parvis de Notre Dame est à ce titre très convaincante. En fait, tout est fait pour impressionner : les couleurs, les décors somptueux, les nombreux costumes, les milliers de figurants. Il faut dire que Jean Delannoy, spécialisé dans les films exotiques [Tamara la complaisante (1937), La Vénus de l’Or (1937), Le Paradis de Satan (1938), Macao, l’enfer du jeu (1938)] et les films de reconstitutions [Pontcarral colonel d’empire (1942), Le Bossu (1944), Le Secret de Mayerling (1948), Marie-Antoinette (1955)] a de l’expérience.
        Delannoy s’est entouré d’excellents techniciens : le directeur de la photographie Michel Kelber [Zouzou (1934) de Marc Allégret, Le Rouge et le Noir (1954) de Claude Autant-Lara, French Cancan (1954) de Jean Renoir…], le compositeur George Auric [collaborateur régulier de Jean Cocteau, de Delannoy, A Nous la Liberté (1931) de René Clair, Le Salaire de la Peur (1953) d’Henri-Georges Clouzot, Du Rififi chez les Hommes (1955) de Jules Dassin, Lola Montès (1955) de Max Ophuls, Gervaise (1956) de René Clément…].

        Cependant, malgré tous les efforts mis en œuvre, Notre-Dame de Paris de Delannoy n’est pas un film très entrainant. Cette version détient ses qualités propres ainsi que de bonnes séquences (la danse d’Esmeralda, le supplice de Quasimodo, l'attaque de Notre Dame par l'armée des gueux…) mais elle reste une véritable illustration du roman, assez sage et n’apportant rien de nouveau. Dès lors, la question de l’intérêt de cette énième adaptation du roman d’Hugo se pose.
        Parmi la quinzaine d’adaptations du roman d’Hugo, on peut en effet citer les plus connues : Notre Dame de Paris (1923, muet) de Wallace Worsley, avec Lon Chaney, Quasimodo (1939) de William Dierterle, avec Charles Laughton et Maureen O’Hara ou le dessin animé de Walt Disney (1996) de Gary Trousdale et Kirk Wise.


        Le Notre Dame de Paris de Delannoy est donc une bonne version cinématographique du roman d’Hugo. Sans être passionnant, il se laisse voir avec plaisir. En tout cas, il plût beaucoup lors de sa sortie puisqu’il fut la seconde meilleure recette en France de l’année 1956 avec plus de 500 000 spectateurs. Après ce succès phénoménal, Delannoy allait réaliser Maigret tend un piège (1957), premier film de la série des Maigret avec Jean Gabin dans le rôle titre.

21.12.08.
[1] Anthony Quinn avait déjà joué en 1954 dans deux coproductions italiennes : Ulysse de Mario Camerini et Attila, fléau de Dieu de Pietro Francisci.

dimanche 23 novembre 2008

The Sailor from Gibraltar / Le Marin de Gibraltar (1967) de Tony Richardson





        Après Mademoiselle (1966), Le Marin de Gibraltar est le deuxième film de Tony Richardson, d’après Marguerite Duras, avec Jeanne Moreau. Le réalisateur britannique y effectue de nouveau un rapprochement entre Nouvelle Vague et Free Cinema et ici, le pont est davantage franchi que dans Mademoiselle. En effet, Richardson parvient enfin à retrouver cette liberté si particulière qui faisait alors la force des films français de l’époque, de Truffaut ou de Godard.


        Le début du Marin de Gibraltar nous fait penser au Voyage en Italie (1954) (ceci n’est d’ailleurs pas étonnant, étant donné que le Free Cinema se réclame ouvertement de la filiation avec le néo-réalisme italien). Ainsi, il s’agit de l’histoire d’un couple de Britanniques qui part en vacances en Italie. Comme dans le film de Roberto Rossellini, les deux amants, au lieu de se rapprocher par une expérience commune, vont finir par se séparer. De même, les musées antiques, le tourisme et l’éclatant soleil ne vont pas apporter la joie dans le ménage déjà en perdition.



        Alan, jeune employé de bureau londonien, en a assez des habitudes qu’il a instaurées avec Sheila, sa maîtresse, et aspire à autre chose, à l’aventure. Ainsi, lorsqu’il rencontre Anna, une séduisante riche héritière française, il ne va hésiter à tout quitter pour la suivre. Celle-ci parcourt en yacht la Méditerranée à la recherche d’un marin qu’elle aima jadis à Gibraltar.





        Si le Free Cinema l’emportait sur la Nouvelle Vague dans Mademoiselle, c’est plutôt l’inverse qui s’opère dans Le Marin de Gibraltar. En effet, le rapport avec le Free Cinema tient non seulement à la présence au générique de Tony Richardson, mais aussi à la participation au scénario du dramaturge Christopher Isherwood. Ce dernier, éternel complice du réalisateur (cf. dossier sur les scénarii et adaptations des films de Tony Richardson), est en effet la tête de file des « Angry young Men » avec ses Corps Sauvages (1956), adapté par Richardson deux ans après.

        Du Free Cinema vient aussi Vanessa Redgrave (elle joue la maîtresse d’Alan), fille de Michael Redgrave et épouse de Richardson depuis 1962, qui avait joué dans Morgan fou à lier (1966) de Karel Reisz. Quant à Alan, il est joué par Ian Bannen[1], ami de longue date de Sean Connery.
        Mais on trouve surtout au générique du Marin de Gibraltar, trois noms importants de la Nouvelle Vague : le directeur de la photographie Raoul Coutard, le musicien Antoine Duhamel[2] (collaborateurs réguliers de Godard et de Truffaut) et l’actrice Jeanne Moreau[3] (elle joue Anna), célébrée cinq ans auparavant pour son rôle de Catherine dans Jules et Jim de Truffaut.

        De la Nouvelle Vague, Richardson tente de retrouver la liberté dans la narration. En effet, cette histoire de recherche de marin s’apparente un peu à un conte et ressemble au mythe du Hollandais volant. Ainsi, une certaine légèreté s’installe au fil du voyage. On navigue sur la mer Méditerranée en rencontrant des personnages pittoresques (l’imposant Louis de Mozambique, joué par Orson Welles[4]) et en faisant quelques petits détours par la Grèce ou le Mozambique. La fin, où Alan et Anna, guidés par un Hugh Griffith en scout caricatural, s’enfoncent dans la jungle profonde africaine, est à ce titre particulièrement exotique.




        Richardson, à la façon de la Nouvelle Vague, prône la fiction et l’imaginaire. Ironiquement, ce sont donc les Français qui amènent les Anglais à la rêverie. Le film se termine sur une touche pour le moins moqueuse : le marin n’existe pas, ou plutôt il semble avoir été inventé par Anna. « Si les marins n’existaient pas, il aurait fallu les inventer » déclare-t-elle. De même que pour Mademoiselle, Richardson explore les couloirs de la psychanalyse, comme le prouve si bien l’intriguant générique du film : il faut se créer des objectifs, des désirs, pour pouvoir continuer à vivre, pour pouvoir exister pleinement.
        Richardson, qui s’entoure de talentueux écrivains pour les scénarii (ici Christopher Isherwood), peut faire penser à un Alain Resnais anglais. Avec Le Marin de Gibraltar, il adapte un roman homonyme, écrit en 1952 par Marguerite Duras (qui a collaboré avec Resnais pour le scénario d’Hiroshima mon Amour en 1959…). Duras avait déjà signé le scénario de Mademoiselle. En adaptant Duras, Richardson montre qu’il a aussi compris les liens entre Nouvelle Vague et Nouveau Roman.
        L’histoire à caractère absurde du Marin de Gibraltar évoque d’ailleurs celle de L’Année dernière à Marienbad (1962) de Resnais, dont le scénario était signé par Alain Robbe-Grillet, autre grand maître du Nouveau Roman. En effet, on y retrouve l’idée d’un amour dans le passé, lié à un certain espace (Gibraltar, Marienbad), sûrement inventé. Même tout ceci est faux, il faut l’entretenir pour avoir de l’espoir.




        Le Marin de Gibraltar marque d’ailleurs l’énième rencontre entre Jeanne Moreau et Marguerite Duras. En effet, elle a joué, en plus de Mademoiselle et du Marin de Gibraltar, dans d’autres adaptations cinématographiques de la romancière : Moderato Cantabile (1960) de Peter Brook et L’Amant (1992) de Jean-Jacques Annaud. Elle a joué également dans l’une des réalisations de Marguerite Duras : Nathalie Grangier (1972). Moreau connaissait en fait très bien Duras. Après sa mort, elle a même interprété à l’écran son amie dans Cet Amour-là (2001) de Josée Dayan.
        Richardson, en faisant avec Le Marin de Gibraltar un rapprochement avec la Nouvelle Vague, montre qu’il aime bien la France. En effet, il avait déjà dirigé Yves Montand pour Sanctuaire (1961), d’après Faulkner. Plus tard, il dirigera Anna Karina dans La Chambre Obscure (1969).
        En 1970, il se lance même dans un projet avec Claude Jade sur le danseur Nijinski. Le rôle devait être tenu par le danseur Nureyev. Produit par Harry Saltzman et Albert Broccoli et scénarisé par le dramaturge Edward Albee, le film n’aboutira point. A défaut, Richardson adaptera Albee avec A Delicate Balance (1973).
        Quant à Saltzman, il produira seul en 1980 un film sur Nijinski réalisé par Herbert Ross. Paul Scofield, qui devait jouer dans le film de Richardson joue aussi dans le film de Ross. Le rôle de Nijinski est en revanche joué cette fois-ci par l’américain George De La Pena.


        Moins original et déroutant que Mademoiselle, Le Marin de Gibraltar est cependant lui aussi un film très réussi. Richardson y parvient à concilier Free Cinema et Nouvelle Vague en y retrouvant l’indépendance. On regrette cependant un peu que cette fable d’aventure exotique, véritable ode à l’imaginaire, ne fût tournée en couleurs.
        Le Marin de Gibraltar, comme Mademoiselle, connut un succès mitigé à sa sortie. C’est pourtant un film à découvrir. L’année suivante, Richardson allait tourner La Charge de la Brigade légère, l’un de ses films les plus brillants et célèbres.


23.11.08.



[1] Ian Bannen et Vanessa Redgrave avaient déjà joué ensemble dans Behind the Mask (1958) de Brian Desmond Hurst, dont le rôle principal était tenu par Michael Redgrave, le père de Vanessa. Notons d’ailleurs que Le Marin de Gibraltar est l’un des rares films dans lequel Ian Bannen tient l’un des premiers rôles. On peut toutefois citer Les Plaisirs de Pénélope (1966), d’Arthur Hiller, dans lequel il partageait la vedette avec Nathalie Wood, Doomwatch (1972), film d’horreur de Peter Sasdy et Vieilles canailles (1999) de Kirk Jones.
[2] Antoine Duhamel avait déjà collaboré avec Richardson pour Mademoiselle (1966) et pour son court-métrage Red and Blue (1966), dans lequel jouait déjà Vanessa Redgrave. Cette dernière retrouvera aussi Richardson, après leur séparation, pour le tournage de La Charge de la Brigade légère (1968).
[3] Tony Richardson, comme le personnage d’Alan, quitte sa femme Vanessa Redgrave sur le plateau du Marin de Gibraltar pour Jeanne Moreau.
[4] On connait les liens qui unissent Orson Welles et Jeanne Moreau. L’actrice a joué en effet avec lui pour Le Procès (1962), Falstaff (1965), Une Histoire immortelle (1968), et le projet inabouti de The Deep en 1970. Notons d’ailleurs qu’Une Histoire immortelle ressemblera un peu au Marin de Gibraltar : il s’agit d’un conte exotique aux résonnances un peu absurdes, avec des marins, Jeanne Moreau et Orson Welles.

dimanche 16 novembre 2008

Mademoiselle (1966) de Tony Richardson


        La Nouvelle Vague a toujours pris ses distances avec le Free Cinema et l’on se souvient des déclarations de François Truffaut qui se demandait « s’il n’y a[vait] pas incompatibilité entre le mot "cinéma" et le mot "Angleterre" ». L’Anglais Tony Richardson est pourtant l’un des rares réalisateurs à avoir fait le pont entre Nouvelle Vague et Free Cinema.
        En effet, entre 1966 et 1967, il allait réaliser deux films d’après Marguerite Duras avec Jeanne Moreau. Ces deux œuvres, d’une grande rareté, sont loin d’être dénuées de tout intérêt. Le premier, Mademoiselle, plus qu’un rapprochement avec la Nouvelle Vague, correspond à une variation naturaliste et « hitchcocko-buñelienne » sur Lady Chatterley…


        A l’origine du film, il y a ce scénario intitulé « Les Rêves interdits / L’Autre versant du Rêve » qu’a offert en 1951 le romancier Jean Genet à l’actrice Anouk Aimée, en cadeau de fiançailles. Mais ni leur relation, ni le film, ne se concrétise. Il faut donc attendre une quinzaine d’années pour que le projet se réalise. En 1966, Tony Richardson, qui désire ardemment travailler avec Jeanne Moreau, lui fait confiance pour trouver un scénario. L’actrice se penche alors sur l’histoire de son ami Genet.
        Il s’agit du portrait de « Mademoiselle », une institutrice solitaire dans un village de Corrèze, qui se défoule de ses frustrations sexuelles en causant des inondations, en allumant des incendies et en empoisonnant du bétail. Pour les habitants, Manou, un bûcheron saisonnier italien, véritable séducteur, apparaît comme le coupable idéal. Alors que tout le désigne à la vengeance populaire, l’enseignante s’offre à lui avant de l’accuser de viol.

        Mademoiselle aborde de façon frontale le thème du désir. Le désir est très paradoxal, à l’image de l’instructrice, jouée par Jeanne Moreau. Tour à tour hideuse et attirante, elle désire ardemment avec des pulsions primitives. Elle a soif d’un amour charnel alors qu’elle vit seule comme une « vieille fille ». Concernant le plaisir sexuel, elle perçoit un sentiment d’attraction / répulsion. De ce fait, elle ne peut que désirer Manou (elle finit par coucher avec lui) et le haïr (elle va le dénoncer et l’accuser à tort de viol).
        Le désir est donc approché avec la relation entre Eros et Tanathos. Pour l’institutrice, rejoindre Manou et apaiser son désir, c’est se rapprocher de la mort. En effet, en accusant Manou de viol, elle le condamne à sa perte puisque ce dernier va se faire battre à mort par les paysans locaux. Suite à cette très dure scène de violence, Mademoiselle, après avoir fait ses adieux aux habitants, quitte les lieux du crime sans avoir été punie.


        L’histoire de Mademoiselle, très noire, se finit donc de façon très abrupte et a/immorale. Richardson, comme d’habitude, opère avec un style cruel et sarcastique (en critiquant la xénophobie de la France profonde). Il faut dire que son film est très pervers et malsain. Son personnage principal est lui-même vicieux : de même qu’elle aide en classe le fils de Manou pour ensuite mieux l’humilier en public, Mademoiselle dénonce à tort l’homme qu’elle a aimé.
        Marlon Brando devait à l’origine jouer Manou[1], c’est dire la perversité du film… Celle-ci tient surtout à l’œuvre de Jean Genet (qui entretient d’ailleurs des liens directs avec le cinéma[2]), auteur n’ayant jamais caché sa fascination pour l’Allemagne nazie, exaltant le mal et l’érotisme.
L’érotisme est donc très présent dans ce film qui nous fait beaucoup penser à Lady Chatterley (1925) de D. H. Lawrence. On y retrouve en effet la scène d’amour fougueuse et sensuelle (pendant une nuit d’orage) en pleine nature entre une frêle jeune femme et l’ « homme des bois ».
        Mademoiselle est un film qui nous évoque aussi l’œuvre d’Hitchcock. Il s’agit en effet du portrait d’une psychopathe, un peu schizophrène, digne du Norman Bates de Psychose (1960) et de Marnie Edgar de Pas de printemps pour Marnie (1964). D’Hitchcock, on retrouve aussi le goût pour l’érotisme, la psychologie et les symboles freudiens (les clés et verrous, le serpent autour de la taille de Manou qui attire Mademoiselle), les détails pervers de voyeurs, véhiculant des fantasmes sexuels: le déshabillage, le rouge à lèvres, les bas, les chaussures à talons, le chapeau noir.
        Cet érotisme n’est pas seulement hitchcockien, il est aussi buñuelien puisque assorti d’un caractère sadomasochiste (Mademoiselle se livre en esclave à Manou). En effet, on sait que le Free Cinema est assez porté sur le surréalisme (If… d’Anderson sortira deux ans après). De plus, Jeanne Moreau vient de tourner avec Buñuel Le Journal d’une Femme de chambre deux ans auparavant. Sans pour autant procéder à une critique, Richardson s’amuse aussi à tourner en dérision l’Eglise (au début, une procession est mise en montage parallèle avec l’inondation criminelle provoquée par Mademoiselle).
        Si Richardson parvient à établir un lien entre érotisme hitchcockien et buñuelien, il parvient aussi à dresser un pont entre Free Cinema et Nouvelle Vague. En effet, Richardson est, avec Karel Reisz et Linsday Anderson, l’un des chefs de file du Free Cinema.
        Avec Mademoiselle, il dresse une peinture naturaliste de la campagne française. C’est un film très matérialiste et réaliste (photographie pure et froide de David Watkins), bercé par les bruits de la nature et le cri lointain de quelque coucou dans la forêt. La vie et la pauvreté paysanne ne nous sont pas épargnées et Richardson porte une attention toute particulière aux animaux (notamment lors de la scène de l’évacuation de l’étable inondée au début)
        Cependant, Richardson explore également les contrées de la Nouvelle Vague, Mademoiselle ayant été tourné en France (en langue anglaise néanmoins). Rappelons au générique la présence de Jeanne Moreau, ancienne Catherine de Jules et Jim (1962) de Truffaut. La musique est signée par Antoine Duhamel, compositeur de la partition de Pierrot le Fou (1965) de Godard. Enfin, on constate que le scénario a été retouché par Marguerite Duras, pont entre Nouvelle Vague et Nouveau Roman qu’il n’est plus nécessaire de développer. L’empreinte du Nouveau Roman dans l’histoire de Mademoiselle réside surtout dans l’absence de nom du personnage interprété par Jeanne Moreau.


        Nommé et présenté à Cannes pour la Palme d’Or, Mademoiselle a été reçu sous les huées des spectateurs. Très polémique, il fut même taxé de film pornographique. Les critiques ont parlé d’un film « grotesque », d’une « parodie de drame paysan » (L’Express).
        Pourtant, ce film original et intriguant est intéressant à plus d’un titre. A la confluence de genres et d’inspirations, Mademoiselle apparaît même véritablement comme un film neuf. Il prouve encore une fois de plus que Tony Richardson est un réalisateur passionnant et talentueux que l’on se doit de mieux découvrir.

16.11.08.




[1] Il a été remplacé par l’acteur italien Ettore Manni. C’est un acteur médiocre de second plan qui a fait beaucoup de comédies, de péplums et de westerns spaghetti. Il commence sa carrière en 1952 avec Les Trois Corsaires de Mario Soldati, où il partage la vedette avec Renato Salvatori et Cesare Danava. Il n’aura par la suite que des rôles mineurs à l’exception du rôle de Manou dans Mademoiselle (1966) de Tony Richardson et de son rôle de Marc-Antoine dans Deux nuits avec Cléopâtre (1953) de Mario Mattoli, où il partage l’affiche avec Sophia Loren (Cléopâtre) et Alberto Sordi (César). Il a cependant joué avec des grands noms du cinéma italien : Luigi Comencini (La Traite des Blanches, 1952), Michelangelo Antonioni (Femmes entre elles, 1955), Mauro Bolognini [Marisa la civetta, 1957, La Grande Bourgeoise, 1974], Dino Risi (Pauvres mais beaux, 1957, A Porte Chiuse, 1961, Moi la Femme, 1971), Ettore Scola (Belfagor le magnifique, 1966), Federico Fellini (La Cité des Femmes, 1980). Il a aussi joué des petits rôles dans quelques films américains [The Battle of the Villa Fiorita (1965) de Delmer Daves, Valdez (1973) de John Sturges], anglais [Alerte sur le Vaillant (1962) de Roy Ward Baker] et français [Sept Hommes et une garce (1966), Indomptable Angélique (1967) et Angélique et le Sultan (1968) de Bernard Borderie, Les Belles au bois dormantes (1970) de Pierre Chenal, Big Guns (1973) de Duccio Tessari]. Il joue aussi dans Attila fléau de Dieu (1954) de Pietro Francisci, Il Giorno più corto (1962) de Sergio Corbucci, L’Or des Césars (1963) de Ricardo Freda, Ringo au pistolet d’or (1966) de Corbucci, La Bataille d’El Alamein (1969) de Giorgo Ferroni, Les Chiens enragés (1974) de Mario Bava, L’exécuteur (1976) de Maurizio Lucidi et Guglielmo Garroni, polar italien avec Roger Moore, Un Uomo in Ginocchio (1978) de Damiano Damiani.
[2]Jean Genet (1910-1986) a signé une unique réalisation, Un Chant d’Amour (tourné en 1950 mais sorti en 1975), court-métrage sur l’homosexualité (Genet était-lui-même bisexuel, tout comme Richardson). Genet a aussi signé le scénario de Goubbiah mon Amour (1956) de Robert Darène, avec Jean Marais. Parmi les adaptations de ses œuvres, on peut citer Le Balcon (1963) de Joseph Strick avec Shelley Winters, Deathwatch (1966) de Vic Morrow, Les Bonnes (1974) de Christopher Miles, Poor Pretty Eddie (1975) de Chris Robinson également d’après Le Balcon et avec Shelley Winters, Querelle (1982) de Fassbinder avec Jeanne Moreau, Poison (1991) de Todd Haynes, Les Equilibristes (1992) de Nikos Papatakis (second mari d’Anouk Aimée).

mardi 4 novembre 2008

Wag the Dog / Des Hommes d'influence – La Comédie du Pouvoir (1997) de Barry Levinson


        La grande méfiance qu’ont les Américains envers l’Etat est profondément ancrée dans leur histoire et atteint son paroxysme à l’époque du Watergate. Le remède aux institutions malades semblait alors pouvoir être trouvé dans la voix des médias comme le montrait si bien le film Les Hommes du Président (1976) d’Alan Pakula.
        Cependant, dans les années 90, la Guerre du Golfe fait émerger quelques soupçons quant à la force du fameux « quatrième pouvoir ». Barry Levinson fait partie de ceux qui n’ont pas caché leur perplexité face à cette guerre jugée factice. Avec Des Hommes d’influence, il a signé un film brûlant et audacieux sur les coulisses du pouvoir, étonnamment prémonitoire sur le deuxième mandat de Clinton.


        Comme pour Good Morning Vietnam (1988) sur la guerre du Vietnam et Rain Man (1988) sur la vie d’un autiste, Barry Levinson décide de rire sur un sujet sérieux. Des Hommes d’influence commence lorsque le président des Etats-Unis se voit accuser d’attouchements sexuels sur une jeune fille quinze jours avant les prochaines élections. Cette affaire de mœurs éclabousse alors celui qui prévoyait se faire réélire.
        Pour couvrir ce scandale compromettant, le chef de l’Etat va recourir aux services de Conrad Brean, un « homme d’influence » du titre français, agent spécial, expert dans l’art de l’intoxication et spécialiste de l’image. Ce dernier, chargé de détourner l’attention de la population, s’allie avec Stanley Motss, fortuné producteur hollywoodien. Tous deux vont alors inventer de toute pièce une guerre en Albanie. Filmées en studios, les images de cette guerre fictive ont pour but de tromper les médias et de captiver l’opinion publique.

        Le contexte politique de l’époque est difficilement négligeable lorsqu’on regarde Des Hommes d’influence. Tout d’abord, le film fait référence par analogie à l’affaire Paula Jones. Ancienne collaboratrice de Clinton, elle a accusé le président d’harcèlements sexuels en 1994. La procédure judiciaire n’a été véritablement ouverte qu’en mai 1997 alors que le film était en plein tournage. Des Hommes d’influence est sorti quelques mois plus tard, en décembre pour les Etats-Unis.

        En revanche, le film n’est que prémonitoire en ce qui concerne l’affaire Lewinsky. Ce scandale sexuel n’a surgi qu’en janvier 1998, donc bien après la conception du film. Cette affaire a cependant occupé la scène médiatique alors même que le film sortait en Europe, ce qui lui a apporté davantage de publicité.

        Des Hommes d’influence est adapté d’un roman de Larry Beinhart. Ecrit en 1993, American Hero faisait référence à la politique de George Bush père et s’appuyait sur la 1ère guerre du Golfe. Cependant, le film de Levinson est aussi prémonitoire sur les opérations militaires engagées entre 1998 et 1999, alors que l’affaire Lewinsky battait son plein dans les médias.
        Certains ont en effet prétendu que, comme dans le film, ces opérations avaient été spécialement préparées dans le but de détourner l’attention du public et des médias loin du scandale de la Maison blanche. Et si l’on regarde les dates de plus près, les faits coïncident étonnamment de façon remarquable.
        En effet, l’opération « Portée Infinie » (lancement de deux missiles sur des cibles terroristes au Soudan et en Afghanistan) a été menée le 20 août 1998, soit trois jours après la déclaration télévisée dans laquelle Clinton avouait avoir eu une relation « inappropriée » avec Monica Lewinsky.
        Ensuite, l’opération « Renard du Désert » (trois jours de bombardements en Irak) a été déclenchée en décembre 1998 alors même que la Chambre des Représentants discutait de la possibilité d’une destitution de Clinton.
        Enfin, l’opération « Allied Forces » (intervention de l’OTAN en ex-Yougoslavie) a été lancée en mars 1999, quelques semaines après Clinton ait évité la destitution. Alors plutôt que d’un film qui s’inspirerait de la réalité, faut-il parler d’hommes politiques qui s’inspireraient de la fiction ?
        Les coïncidences entre le film et la réalité politique lors de sa sortie ont donc beaucoup contribué à sa popularité. Le film a connu un grand succès dans les pays de l’Est : le film a même reçu l’Ours d’argent de Berlin en 1998 et a été diffusé en prime time en 1999 à la télévision serbe lors du bombardement de Belgrade par l’OTAN.

        Des Hommes d’influence traite donc du mensonge politique et de la manipulation. Le titre original soulignait déjà cet aspect. Quand un chien remue la queue parce qu'il est content, on dit en anglais qu'il est « wag ». L’inversion de l'expression (Wag the dog) suppose une action influençant le bonheur du chien.
        La manipulation de la population américaine s’appuie dans le film sur plusieurs idées. Tout d’abord, elle repose sur l’ignorance (personne ne sait placer l’Albanie sur un planisphère) et sur la crédulité des Américains vis-à-vis de leurs médias. Cette manipulation profite ensuite de la constante peur des Américains quant à une possible attaque étrangère.
        Enfin, elle exploite les ficelles du nationalisme (on prône le soldat courageux qui est allé jusqu’à se faire capturer par l’ennemi pour défendre son pays) et du sentimentalisme (perversion des sentiments et des émotions par l’image forte mais simple : le chien qui aboie de désespoir autour du cercueil du soldat mort pour la patrie, la paysanne albanaise désorientée sous les bombes avec son petit chat).

        Cette manipulation est exercée par plusieurs moyens. Tout d’abord, elle s’opère par la télévision avec la diffusion d’images d’une guerre qui n’existe pas. En effet, comme le dit si bien Brean, on ne se souvient que des images et non des faits réels: le V de la victoire de Winston Churchill et le drapeau planté d’Iwo Jima pendant la seconde guerre mondiale, la petite fille brûlée au nalpam pendant la guerre du Vietnam.
        L’information des médias (journaux, radio) est donc employée pour assurer le mensonge. Les médias sont en effet les premiers à rapporter les communiqués du gouvernement. La population est aussi fortement influencée par les spots de campagne, les slogans (« ne jamais changer de cheval en pleine course », mot d’ordre de Lincoln pendant la guerre de sécession) et les gestes politiques (les chaussures délaissées au bord des routes pour compatir avec des soldats sensés être en captivité).
        Le son est aussi convoqué pour faciliter la supercherie. Le conseiller Brean et le producteur décident de se servir également de la musique et créent un nouvel hymne national (« The American Dream »), des chants militaires (« Good Old Shoe », « The Men of the 303 »).
        Enfin, les « hommes d’influence » s’appuient sur la distribution massive commerciale : d’une statue en l’honneur des victimes de l’Albanie, découlent des produits dérivés (horloges, montres...).

        L’Amérique est donc une dangereuse machine de manipulation comme le prouve si bien, à la fin, le plan en contre-plongée de Brean, derrière une vitre sur laquelle se reflète le drapeau américain. Avec ce Brean puissant et inatteignable, Levinson montre que tous les moyens sont bons pour travestir la réalité.
        La critique de l’Amérique dans Des Hommes d’influence est donc assez féroce. Levinson met en place une inversion des valeurs : l’acteur choisi pour jouer le soldat rapatrié n’est autre qu’un ancien prisonnier, violeur abruti. On fait alors d’un criminel un héros national. Il peut même mourir et comme le dit Brean : quel meilleur héros qu’un héros mort ?
        Les combattants ne sont donc plus ce qu’ils étaient (il n’y en a plus, ce sont des acteurs !) et la guerre perd tout son sens. « Produite » par un tycoon hollywoodien, la guerre devient du show-buisness. Plus tard, Brean déclarera qu’une guerre (de plus nucléaire) mue par des intérêts quels qu’ils soient va remplacer la guerre de valeurs et d’idéologies.

        La dénonciation touche tout le monde, en commençant par la population. En effet, les Américains ne s’intéressent pas à la politique. S’ils votent (le taux d’abstention est très élevé), ils le font pour l’image du candidat (les Américains sont très moralistes) et non pour ses idées politiques. En fait, ils préfèrent le côté « people » au fond des importantes questions politiques.
        Les médias sont la principale cible de critique du film. Alors qu’ils veulent montrer à la population que rien ne lui est caché, que la transparence est totale et permanente, ils sont les premiers à véhiculer l’invraisemblable. Levinson dénonce le fait que les médias ne vérifient pas leurs sources et croient aveuglement aux déclarations du gouvernement. Les médias ne sont pas fiables car, plus que la vérité, ils recherchent le spectaculaire, l’impressionnant et le captivant.
        Le gouvernement et les hommes politiques sont eux au sommet de la pyramide du mensonge. Ils orchestrent une véritable manipulation pour rester en place et ne semblent pas être préoccupés par les véritables enjeux politiques. La politique interventionniste américaine est à ce titre très critiquée. « Les Américains ne déclarent jamais la guerre : ils entrent en guerre » comme s’amuse à le relever Brean.

        Avec ses répliques grinçantes, Des Hommes d’influence est une comédie satirique qui fait froid dans le dos du spectateur. C’est un film inquiétant où l’on rit jaune car on sait (et la réalité l’a plus ou moins prouvé par la suite) que cette fiction farfelue ne l’est pas tant que cela. Notons tout de même que le film se termine sur une certaine noirceur. Il se clôt en effet par la mort de Stanley Motss, le producteur qui voulait révéler par égocentricité la réalité sur cette fausse guerre.
        Ce producteur est joué par un Dustin Hoffman surexcité qui parle à 300 à l’heure. C’est lui qui aura la meilleure réplique du film : alors que le président semble se rétracter, il crie « mais il ne peut pas arrêter cette guerre, ce n’est pas lui qui l’a produite ! ».
        Avec sa gigantesque villa, son peignoir, ses cocktails et ses anecdotes de cinéma, l’acteur caricature le personnage réel de Robert Evans, important directeur de production de la Paramount lors du Nouvel Hollywood. Stanley Motss se plaint de n’avoir jamais remporté d’oscar et aussi de ne souvent pas être crédité au générique. C’est aussi le cas d’Evans, producteur à l’origine du Parrain (1972) de Francis Ford Coppola.


Le producteur Robert Evans

Le producteur Stanley Motss interprété par Dustin Hoffman



        Face à Hoffman, Robert De Niro, peu soigné et laconique, compose un sobre Conrad Brean avec nœud pap, chapeau et barbe de quatre jours. Incroyables comédiens, De Niro et Hoffman prouvent qu’ils sont les meilleurs acteurs de leur génération, à côté d’Al Pacino et de Gene Hackman.
        Les deux acteurs s’étaient déjà rencontrés dans Sleepers (1996), le précédent film de Levinson. Leur route allait de nouveau se croiser pour le tournage de Mon beau-père, mes parents et moi (2004) de Jay Roach. Tous deux connaissent bien Barry Levinson. Dustin Hoffman avait déjà collaboré avec lui pour Rain Man (1989) et allait le retrouver pour Sphere (1998). Quant à De Niro, il jouera dans What just happened ?, le tout dernier film de Levinson, sur la vie mouvementée d’un producteur de cinéma, qui sortira bientôt directement en dvd en France.


        Attaque féroce de la société américaine (médias, gouvernement, population), Des Hommes d’influence nous montre à quel point il faut garder un regard critique et se méfier de l’image, celle-ci pouvant être facilement truquée. C’est donc un film à la fois drôle et alarmant qui nous mène à réfléchir sur le pouvoir politique en raison de son contexte et de ses similitudes entre la fiction et la réalité.
        Malgré la force du propos de ce film railleur, on peut cependant lui reprocher quelques petits défauts. En effet, à part quelques plans audacieux au début du film (caméras de surveillance pour souligner le danger de l’image trompeuse), la réalisation de Levinson est assez molle et manque cruellement de style. Le film aurait été beaucoup plus inquiétant s’il était visuellement plus réaliste, documentaire.
        Peut-être Levinson a-t-il transformé l’essai avec sa comédie Man of the Year (2006) avec Robin Williams, dans lequel il développe à nouveau l’idée que la politique n’est que du show buisness. Le film raconte le destin d’un animateur de talk show politique qui se lance dans la course à la présidence des Etats-Unis et qui se retrouve élu malgré lui à cette fonction suprême…

04.11.08.


mardi 28 octobre 2008

Loin du Vietnam (1967) de Jean-Luc Godard, Joris Ivens, William Klein, Claude Lelouch, Chris Marker, Alain Resnais, Agnès Varda


        On sait bien que la notion de Nouvelle Vague est difficile à définir. Il s’agit en effet avant tout d’un nom générique regroupant des auteurs d’une même nouvelle génération qui auraient des points communs comme des divergences. Cependant, par rapport à une caractérisation précise, on ne sait s’il faut parler d’école ou de mouvement, ce dernier terme impliquant l’existence d’un manifeste.
        La Nouvelle Vague a beaucoup expérimenté les films à sketchs et les coproductions internationales . Paris vu par (1965) et Loin du Vietnam (1967) sont à ce titre les films collectifs les plus célèbres de la Nouvelle Vague. Peut-on pour autant parler de manifeste ? Pour répondre à cette question, nous étudierions donc avec cette analyse de Loin du Vietnam les limites de cette volonté des réalisateurs de la Nouvelle Vague de parler d’une voix commune.


        Loin du Vietnam est donc un film collectif dans lequel les auteurs tentent de livrer un exposé cohérent où les points de vue convergeraient. Concernant la guerre du Vietnam, les réalisateurs en arrivent tous à une même conclusion protestataire: ils dénoncent la vaine guerre impérialiste menée par les Américains et apportent ainsi leur soutien au peuple vietnamien.
        A l’opposé d’un simple documentaire réaliste et objectif façon La Section Anderson (1967) de Pierre Schoendoerffer, Loin du Vietnam est un essai illustré, argumenté et même engagé. Nous noterons d’ailleurs que ce soutien politique des indépendantistes communistes vietnamiens vient de la part de ce qu’on appelle la « rive gauche » de la Nouvelle Vague : Jean-Luc Godard, Chris Marker, Alain Resnais, Agnès Varda…

        Loin du Vietnam et du front, cette dizaine de réalisateurs et de techniciens européens veulent donc s’intéresser au plus proche au problème alors contemporain du Vietnam. Tous s’engagent alors pour tourner des séquences qui seront finalement montées par Chris Marker. Quelle est alors la contribution de chacun au film ?

        « Si jamais un film français a mérité le nom de film collectif, c'est bien celui-là, au point que même pendant son élaboration il arrivait qu'on se demande qui faisait quoi. » a déclaré depuis Chris Marker. De même, Agnès Varda a déclaré : « Avec une réelle bonne volonté, on a travaillé et on a mis nos idées en commun avant de tourner chacun de son côté. (…) Et je ne crois plus à l’art collectif. » Il est vrai que son épisode parisien a été retiré du montage final et que son mari Jacques Demy a vite abandonné sa participation au projet.
        On constate en voyant Loin du Vietnam que les réalisateurs ont plus ou moins lancé un cri d’alarme commun mais on observe que chacun a tourné dans son coin.

        Avec le titre du film, ses auteurs entendaient se plaindre de la distance qui les séparait du lieu du conflit. Ce reportage était justement l’occasion de se rapprocher, de mieux comprendre et de sortir de l’ignorance. Pourtant, paradoxalement, aucun réalisateur de la Nouvelle Vague ne semble avoir fait le déplacement.
        En effet, seul le documentariste néerlandais Joris Ivens semble être allé au Vietnam. Il nous montre avec compassion le quotidien des Vietnamiens vivant sous les bombardements et a suivi une section de partisans d’Hô Chi Minh qui ont fini par être arrêtés par l’armée américaine. Glorifiant le courage des Viêt-Cong, c’est sur des plans d’une marche déterminée d’une section vietnamienne que se clôt le film avec espoir.
        Joris Ivens, cinéaste dont l’engagement à gauche était perceptible depuis longtemps à l’écran (films sur la guerre d’Espagne, l’URSS), avait déjà consacré un film au Vietnam en 1965. Par la suite, il allait aussi tourner Le Dix-septième parallèle : la Guerre du Peuple (1968) avec sa femme, toujours sur la guerre du Vietnam, et Le Peuple et ses fusils (1968) avec Jean-Pierre Sergent sur la situation politique en Asie. En 1969, il allait même filmer sa rencontre avec le leader Hô Chi Minh.

        Si Joris Ivens est le seul des auteurs de Loin du Vietnam à s’être rendu au Vietnam, il n’est pas pour autant le seul à avoir un peu voyagé. En effet, Chris Marker s’est lui rendu à Cuba pour interviewer Fidel Castro. Ce dernier dénonce une guerre des riches contre une guerre des pauvres et prône la révolution.

        On comprend alors tout de suite que ces images proviennent de Marker puisque le titre de cet épisode se nomme « Vertigo ». Or on connaît depuis La Jetée (1962) l’attachement que porte Marker à Sueurs froides (1958) d’Alfred Hitchcock.


        Autre épisode étranger, filmé par William Klein: les nombreuses manifestations contre la guerre du Vietnam au sein même de l’Amérique, par des anciens militaires ou par la population. Klein nous rappelle un geste fort de contestation : celui de Norman Morrison, jeune quaker de 31 ans qui s’est suicidé en 1965 pour montrer son désaccord avec la politique américaine au Vietnam. Il s’était versé du kérosène sur tout le corps avant de s’immoler par le feu.
        Comme autre fait marquant, on peut aussi rappeler un jeune noir hurlant à Wall Street le mot Napalm de façon crescendo. Les passants s’arrêtent intrigués. L’horreur se fait alors ressentir, non pas par l’image, mais par le son.
        Notons que Loin du Vietnam est le troisième film pour le photographe William Klein après Cassius le Grand (1964), un court métrage documentaire sur le boxeur Mohammed Ali, et Qui êtes-vous Polly Magoo ? (1966), long métrage de fiction sur le monde de la mode et des mannequins.


        Les manifestations en France ont elles été tournées par Claude Lelouch. Alain Resnais les complète par son sketch sur un intellectuel de gauche (joué par Bernard Fresson) qui ne sait comment agir face à la tragédie du Vietnam. Débattant face à une femme silencieuse, assise sur un lit, il fait preuve d’une mauvaise foi politique : ses talents d’orateur ne font pas oublier qu’il est inactif et contradictoire dans ses propos.

        Avec ce sketch, en plus de constater de l’échec de la Gauche, Resnais dénonce donc la passivité face à l’horreur et s’attaque d’une certaine façon au spectateur de l’époque en le plaçant dans une situation de malaise.
        Le nom de cet homme n’est d’ailleurs autre que Claude Ridder, futur nom de Claude Rich dans Je t’aime, je t’aime (1968). La raison en est que la partie de Resnais est écrite par le belge Jacques Sternberg qui sera justement le scénariste du prochain film de Resnais.
        Dans Loin du Vietnam, Resnais n’abandonne d’ailleurs pas ses thèmes favoris. Il dénonce en effet le désintéressement, l’indifférence et l’oubli dans le quotidien d’une guerre lointaine, mais meurtrière. Comme pour Nuit et brouillard (1956), il œuvre pour la commémoration et le soutien des victimes de la guerre.


        « Camera Eye », le sketch de Jean-Luc Godard, va aussi dans le sens de la remise en cause mais touche le réalisateur lui-même. En effet, Godard est presque le seul auteur du film à s’excuser de n’être pas allé au Vietnam et explique les difficultés de l’engagement du cinéaste. Bref, Godard ne répond pas à la question posée, celle du Vietnam, mais se pose ses questions habituelles et fait du Godard.



        Se filmant lui-même avec sa caméra et se mettant lui-même en scène, Godard ne respecte pas le jeu de l’anonymat et l’on reconnaît tout de suite son sketch. Sa séquence affirme encore une fois plus son égocentricité. En fait, pour lui, pour parler des autres, il faut d’abord parler de soi.


        Si aucun nom n’est nommé et lié à un sketch, si le montage mélange les différentes parties, force est de reconnaître que l’on identifie l’empreinte de chacun sur l’image. Il en résulte donc que le film est un peu disparate puisque les séquences sont plutôt inégales. Les auteurs de Loin du Vietnam parlent peut-être d’une voix commune, mais ils n’évoquent que ce qui les intéresse personnellement.
        Caractériser Loin du Vietnam de manifeste de la Nouvelle Vague relève alors d’un jugement trop hâtif. En effet, si ses auteurs ont peut-être une même pensée politique, ils n’expriment pas pour autant un programme ou une intention artistique commune. Loin du Vietnam n’est donc pas un manifeste artistique (qu’en est-il alors de la notion de mouvement pour la Nouvelle Vague ?). C’est peut-être un manifeste politique et encore…

28.10.08.

dimanche 19 octobre 2008

La Guerre est finie (1966) d’Alain Resnais


        Alain Resnais, comme la plupart des réalisateurs de la Nouvelle Vague (à l’exception de Jean-Luc Godard), n’est pas un cinéaste « politique ». Il serait plutôt un cinéaste politisé dans la mesure où il évoque parfois des sujets politiques et où ses affinités sont faciles à deviner même s’il omet tout engagement. Dénonçant les barbaries de la seconde guerre mondiale [Guernica (1950), Nuit et Brouillard (1956), Hiroshima mon amour (1959)] ou de la guerre d’Algérie [Muriel (1963)], il étudie les mécanismes du traumatisme et de la mémoire. Il encourage la commémoration et dénonce l’oubli dans le quotidien [son sketch de Loin du Vietnam (1967)].
        Avec La Guerre est finie, Resnais revient sur les conséquences de la guerre d’Espagne, déjà au cœur de Guernica. Aidé du romancier Jorge Semprún, il s’attaque pour la première fois à la question de l’engagement politique. Comme pour ses œuvres précédentes, il s’intéresse aux méandres de la mémoire désordonnée qui l’entraînent cette fois-ci sur le chemin de l’absurde.


        Difficile de ne pas évoquer les premiers films de Resnais sans parler de ses collaborations pour les scénarii avec de talentueux écrivains. Resnais a surtout choisi Semprún parce qu’il avait profondément été marqué par son premier roman, Le Grand Voyage (1963), évoquant son expérience dans les camps de concentration. Resnais y avait particulièrement apprécié l’habile manipulation des strates du temps.
        En ce qui concerne La Guerre est finie, le film détient quelques résonances autobiographiques pour son second auteur qu’est Jorge Semprún. En effet, Diego, le personnage principal du film incarné par Yves Montand, est un militant communiste vivant dans la clandestinité pour combattre la dictature franquiste tout comme le fut Semprún de 1952 à 1964. De plus, de même que les relations de Diego avec ses supérieurs sont tendues, Semprún sera expulsé du parti communiste en raison de quelques « divergences ».

        On reproche en effet à Diego de ne plus avoir de vue d’ensemble pour adopter des stratégies révolutionnaires. Pourtant, c’est lui qui a le plus de distanciation et de discernement sur son pays et sur sa cause. En effet, Diego remet triplement en cause son engament.
        Tout d’abord, Diego semble plus ou moins s’interroger sur l’efficacité de son engagement. En effet, le portrait que nous dresse Semprún de l’Espagne et du régime franquiste n’est pas si noir. Au contraire, Semprún fait le constat d’une Espagne non plus pauvre et opprimée, mais économiquement développée, favorable au tourisme. Semprún, à travers le personnage de Diego, condamne même la jeune résistance : trop naïve, belliqueuse et inexpérimentée.
        Ensuite, totalement las et désabusé, Diego en a assez de vivre constamment dans le mouvement et dans la peur. Il ne supporte plus de se cacher sans arrêt, de frapper à la porte d’inconnus et d’assister à des réunions qui n’aboutissent à rien. La présentation de la vie d’un militant résistant dans le film est en ce sens sans concession et assez réaliste.
        Enfin et surtout, Diego ressent la pénible impression de participer à une guerre infernale et sans issue. Comme le titre du film l’indique si bien, la guerre est finie et elle l’est belle et bien depuis 30 ans. En effet, la Guerre d’Espagne s’est terminée en 1936 mais Diego fait partie de ceux qui n’ont pas accepté l’issue du combat. Même si le conflit est achevé, Diego continue sa lutte avec acharnement et absurdité.

        Car si Resnais est normalement plus attiré vers le surréalisme, La Guerre est finie est assurément son film le plus porté sur l’absurde. Il est en effet ici question du mythe de Sisyphe, l’histoire d’un être conscient et forcé d’accomplir la même tâche sans fin. En plus du caractère absurde du film, nous relèverons encore une fois de plus l’influence de Resnais par le Nouveau Roman.
        En effet, on retrouve dans La Guerre est finie, la voix off si chère à Resnais. Elle n’est autre que celle de Semprún lui-même et a surtout la particularité d’être à la seconde personne comme dans La Modification (1957) de Michel Butor. Cette influence prouve donc encore le lien entre Nouveau Roman et Resnais, qui a collaboré avec Marguerite Duras [pour Hiroshima mon amour (1959)] et Alain Robbe-Grillet [pour L’Année dernière à Marienbad (1961)].

        La Guerre est finie serait donc l’histoire d’un homme voué à un éternel recommencement. Pour Diego, rien ne semble donc distinguer le passé du présent. On l’aura compris, ce film permet une fois de plus à Resnais d’explorer le labyrinthe de la mémoire. Comme d’habitude, il opère une confusion des temps comme des espaces et des personnes.
        A propos du temps, La Guerre est finie est l’un des premiers films de Resnais dont la narration, si l’on excepte un ou deux flash-forwards, est plutôt linéaire et chronologique. On remarquera aussi que, contrairement aux autres premiers films de Resnais, dans La Guerre est finie, les personnages, et plus précisément les protagonistes, ont physiquement vieilli.
        En effet, La Guerre est finie traite du temps perdu, de la durée : Diego veut fuir un passé qui le rattrape toujours. Dans une véritable confusion des temps, le passé et le présent ne finissent par ne plus faire qu’un, condamnant tout espoir de futur. Comme L’Année dernière à Marienbad, La Guerre est finie explore lui aussi le caractère récurrent du temps, perceptible ici dans la répétition des codes et des phrases de reconnaissance que Diego énonce à ses contacts.

        En plus des mélanges des temps, Resnais entreprend une confusion des espaces. Diego se perd lui dans les lieux où il se rend en mission : Paris, Rome, Barcelone, Madrid…Il en vient à même confondre les immeubles où se déroulent les réunions et là où il doit contacter des gens. Pour lui, tout se ressemble et se trouble dans sa mémoire défectueuse.
        Cet égarement dans l’espace trouve dans le film son apogée dans une scène particulière : Marianne (jouée par Ingrid Thulin, l’actrice des films de Bergman), la femme de Diego, élabore un livre dans lequel s’enchevêtrent les grandes villes du monde. Elle y incorpore des photos de flèches de signalisation sur les routes. Diego s’arrête un moment sur ces intrigantes images : une flèche indique une direction toujours contraire à celle de la flèche suivante et aucun repère n’est possible pour le spectateur. Il s’agit donc d’un labyrinthe physique tant énigmatique que déroutant.

        Enfin, Resnais procède à une brillante confusion des personnes. Tout d’abord, les deux amours dans la vie de Diego sont interchangeables: sa femme Marianne et son maîtresse et indic Nadine. Ensuite, la perte d’identité touche directement Diego dont les faux noms à force de se multiplier mènent à l’oubli de sa véritable personne.

        Avec La Guerre est finie, Resnais retrouve donc tous ses thèmes favoris. Il ne renonce d’ailleurs pas à ses expérimentations préférées dont celles des images mentales. Elles apparaissent dans le film à deux moments : la remémoration des photos de Nadine par Diego pour la reconnaître, puis la scène d’amour entre eux, scène très abstraite et picturale qui nous évoque d’ailleurs encore L’Année dernière à Marienbad.



        La Guerre est finie est donc un film qui trouve particulièrement sa place dans la filmographie de Resnais. Ce dernier prouve encore une fois de plus sa richesse thématique et sa capacité à réfléchir avec une variation sur un même sujet. C’est en effet encore bel et bien un film sur la mémoire et non pas un film politique engagé. Il est d’ailleurs à ce titre étonnant que le ministère de l’Intérieur espagnol ait exigé que le film soit retiré de la compétition du festival de Cannes en 1966.
        La Guerre est finie marque le début de l’amitié entre Jorge Semprún et Yves Montand. Ils se retrouveront aussi pour Z (1969) et L’Aveu (1970) de Costa Gavras et Les Routes du Sud (1978) de Joseph Losey, sur un sujet proche du film de Resnais puisque toujours sur un militant communiste sous le franquisme. Semprún a même consacré un livre entier sur Montand en 1983.
        Par la suite, Resnais allait renouer avec Semprún pour le scénario de Stavisky… (1974). Mais bien avant tout cela et juste après La Guerre est finie, Resnais allait se lancer avec Jacques Sternberg dans l’aventure de Je t’aime, je t’aime en 1968.

19.10.08.

Je t’aime, je t’aime (1968) d’Alain Resnais


        Alors que son film précédent La Guerre est finie (1966) était le film de Resnais le plus porté sur l’absurde, Je t’aime, je t’aime est assurément celui le plus ancré surréaliste de toute sa carrière. En effet, ce goût pour le surréalisme, déjà perceptible dans L’Année dernière à Marienbad (1961), a toujours existé dans l’esprit du réalisateur. Grand admirateur de Breton, il a d’ailleurs eu l’occasion de travailler avec Paul Eluard pour le scénario de Guernica (1950) et avec Raymond Queneau pour celui du Chant du Styrène (1958).
        Avec Je t’aime, je t’aime, Resnais, aidé du romancier Jacques Sternberg, aborde avec une approche surréaliste le thème amoureux qui se trouve véritablement au cœur du film comme l’indique si bien son titre. Il lie cependant son sujet avec sa réflexion habituelle sur la mémoire. Il pose alors la question suivante : peut-on oublier l’Amour ?


        « J’espère avoir raconté un conte de fée de science-fiction sur le thème vieux de trois mille ans : l’existence est une étrange aventure. » disait Alain Resnais à propos du film. Je t’aime, je t’aime s’apparente donc à un conte, une fable sur les enjeux du destin de l’homme et de ses désirs.
        Resnais collabore cette fois-ci avec le belge Jacques Sternberg, célèbre pour de fameuses nouvelles très kafkaïennes. Je t’aime, je t’aime se déroule donc en Belgique et baigne dans une atmosphère de confluence entre fantastique, surréalisme et humour noir, genres profondément liés à l’histoire de la littérature du plat pays.
        Je t’aime, je t’aime raconte le sort de Claude Ridder, employé médiocre dans une maison d’édition qui a vainement tenté de se suicider. Des scientifiques lui demandent alors de participer à une expérience hors du commun, consistant à revivre une minute de son passé un an auparavant. Il serait simple spectateur puisqu’il ne la revivrait que mentalement et non physiquement (il n’aura aucune capacité d’action).
        Resnais, qui adore la culture populaire, explore donc le genre de la science-fiction. Je t’aime, je t’aime peut d’ailleurs être perçue comme une extension du fameux court-métrage La Jetée (1962) de son ami Chris Marker. En effet, de même que Marker se désintéressait vite de la science-fiction pour tourner un film sur le pouvoir du cinéma, Resnais se moque copieusement du genre. Il opère même une certaine parodie lorsqu’il installe Ridder dans une ridicule machine à remonter le temps en forme de cerveau, lieu sacré de la pensée et de la mémoire.
        Cependant, l’expérience échoue et les chercheurs perdent le contrôle de leur machine. Ridder ne peut plus en sortir et se retrouve forcé de revivre sans fin les mêmes actes tel un Sysiphe moderne. D’une petite saynète, Resnais enchaîne donc ensuite avec de nombreuses autres séquences, bien plus longues, grâce à un subtil montage comme il sait si bien le faire.

        On revient alors sur la naissance de l’amour entre Claude et son amie Catrine. Il s’agit tout d’abord d’une histoire d’amour simple en apparence : un couple se rencontre, s’aime, se lasse, se dispute, puis se quitte. Mais ensuite, la femme meurt et l’homme tente de se suicider.
        Resnais démontre donc la complexité des rapports amoureux, la difficulté de vivre ensemble, l’impossibilité d’oublier l’être aimé. En mélangeant dans une disposition non chronologique les scènes et en nous livrant en désordre le passé, il construit son film comme un véritable puzzle que le spectateur doit recomposer.
        Pour le spectateur que nous sommes, la tâche s’avère pénible, voire impossible. L’Amour est donc un labyrinthe gigantesque où l’homme ne peut que se perdre. On retourne sur ses pas, on retrouve des instants identiques et l’enchainement retrouvailles-séparations est éternel.
        Le caractère répétitif de Je t’aime, je t’aime était déjà annoncé dans le bégaiement du titre. Il trouve son apogée lorsque Resnais nous remontre des séquences que l’on a déjà vues : d’un plan, l’on passe à deux ; de quelques plans et éléments, il finit par nous montrer la scène dans sa totalité pour que l’on comprenne tout.

        La scène où Claude sort de l’eau après avoir fait de la plongée sous-marine et se dirige vers la plage à la rencontre de Catrine nous est alors montrée plus d’une quinzaine de fois. Resnais joue sur les nerfs du spectateur et la scène devient particulièrement ironique lorsque l’on entend pour la énième fois Claude déclarer qu’il a vu des requins et quelques méduses géantes. On voit aussi plus d’une quinzaine de fois le court moment, tout à fait inutile à la narration, où Ridder prend le bus.
        La confusion des temps est donc, comme toujours chez Resnais, au cœur du film. Je t’aime, je t’aime est d’ailleurs l’histoire d’un homme qui refuse un futur sans espoir en se suicidant et retourne dans le passé. Il va voyager dans le temps mais va finir par devenir prisonnier de son passé. Contraint de toujours revivre les mêmes moments, le passé devient à tout jamais pour Ridder le présent.
        Ridder est d’ailleurs lui-même fasciné par le temps. Dans une scène, il aligne plusieurs montres sur son bureau les unes à côté des autres et devient captivé par la « course des temps ». Plus tard, philosophant à ses heures perdues, il constate qu’il est tout à fait inutile au temps qui pourrait très bien se passer de lui pour continuer. Il en vient alors à engueuler l’horloge parlante…

        En plus d’un milk-shake des temps et à défaut d’une confusion des personnes, Resnais se permet aussi une petite confusion des espaces. En effet, Ridder participe à l’expérience accompagné d’une souris. Or, lors d’un moment de son passé, il retrouve sur une plage l’animal cobaye qui aurait comme réussi à changer d’espace, à atteindre celui de l’espace temps passé. Cet amusant clin d’œil du réalisateur prouve encore une fois de plus son goût pour le non-sens et l’irrationnel.
        Je t’aime, je t’aime est en effet, comme nous l’avons déjà dit, le film le plus surréaliste de Resnais. Tout d’abord, il évoque l’amour fou, lié et menant à la mort (seize ans plus tard il allait tourner L’Amour à mort). Il s’agit ici de l’amour passionné dans le sens premier du terme, celui de la souffrance et de la déraison.

        Ensuite, Resnais développe le caractère surréaliste par le côté pictural de son film. Il se permet des folies visuelles (une fille prend un bain dans le bureau de Ridder) et des références directes (Ridder a chez lui un tableau du peintre Magritte). Mais ce sont surtout les couleurs vives (Je t’aime, je t’aime est le premier long métrage de Resnais en couleurs) qui soulignent cet aspect comme le prouve si bien le rouge du sang et du lit sur lequel Ridder tente de se tuer en se tirant une balle dans le cœur.

        Film le plus surréaliste de Resnais, Je t’aime, je t’aime est aussi l’un des plus plaisants parmi les œuvres de la première partie de sa filmographie. Cela est surtout dû à l’humour de Claude (Ridder) Rich qui permet de rendre drôle ce film qui traite tout de même d’un sujet assez dramatique. C’est donc un film plus agréable et enjoué mais moins sérieux et ambitieux que les autres premiers films de Resnais. Comme La Guerre est finie, Je t’aime, je t’aime est un excellent film, mais on leur préférera les plus brillants Hiroshima mon Amour et L’Année dernière à Marienbad.
        Malgré ses nombreuses qualités, Je t’aime, je t’aime n’a pas connu beaucoup de succès et est presque sorti dans l’indifférence. Il n’a pas été présenté au festival de Cannes à cause des évènements de mai 1968 et est l’un des films de Resnais à avoir remporté le moins de récompenses. Cependant, Charlie Kaufman n’oubliera pas ce film pour le scénario d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004) de Michael Gondry.

19.10.08.