dimanche 25 mai 2008

Судьба человека / Le Destin d’un Homme (1959) de Sergeï Bondarchouk



        Le Destin d’un Homme, premier film de l’acteur Sergeï Bondarchouk, est une adaptation d’une nouvelle publiée dans la Pravda, en 1957. Son auteur, Mikhaïl Cholokhov, écrivain officiel du parti communiste soviétique, recevra même plus tard le prix Nobel de la littérature en 1965 pour Le Don paisible. Bondarchouk, ancien vétéran militaire, s’attaque donc à cette évocation de la guerre vécue par un pauvre paysan russe. Sorti en pleine période du dégel, le film de Bondarchouk marque une rupture avec le cinéma soviétique des années Staline. On retrouve bien la glorification de la patrie et de sa défense. Cependant, l’intérêt porté à un héros brave mais humain et souffrant reste encore assez inédit.


        Le destin d’un homme est celui de Sokolov, paysan russe embrigadé pendant la guerre. Dans un récit en voix-off à la première personne, il nous conte ses exploits héroïques : comment il a traversé avec un camion le champ de bataille en évitant un déluge de bombes, comment il s’est évadé d’un camp allemand et comment il a passé les lignes ennemies au volant d’une voiture, tout en faisant prisonnier un officier. Ces morceaux de bravoure prouvent l’attachement du personnage à sa mère patrie et non plus celui porté à l’idéologie soviétique.

        Face à l’invasion de l’ennemi, le combat semble être justifié. Cependant, le spectateur comprend que le but de Bondarchouk est de dénoncer l’absurdité de la guerre. Paysan heureux avant le conflit, Sokolov va voir son bonheur détruit par la guerre : sa famille et sa maison sont décimées par les bombardements alors que son fils meurt au front. Le Destin d’un Homme s’attarde donc sur la souffrance et le profond anéantissement de l’homme, complètement traumatisé par la guerre.

        Bondarchouk a choisi de représenter cette triste période de l’histoire avec un noir et blanc sombre et contrasté. Il nous présente des images d’un enfant misérable en guenilles pataugeant dans la boue dans un décor minable et crasseux. Bondarchouk évoque même l’apothéose de l’horreur en rappelant subtilement de façon suggestive les camps de concentration et d’extermination.

        A cette époque, l’holocauste est encore très peu représenté au cinéma[1] : Sokolov observe un bâtiment devant lequel attend une importante queue humaine ; une fumée se dégage dans le ciel. Le réalisateur représente même deux personnages juifs ce qui était normalement interdit dans le cinéma soviétique.

        On peut percevoir dans cette dure représentation de la misère humaine, l’influence du néo-réalisme italien. Hymne à la force morale, à l’espoir et à la vie, Le Destin d’un Homme rappelle Le Voleur de bicyclette (1948) de Vittorio de Sica. On y retrouve l’image des enfants perdus, l’universalité du propos, une certaine pureté et simplicité des personnages, de leurs sentiments. En revanche, la puissance dramatique du film et son lyrisme font plus penser à Quand passent les cigognes (1957) de Mikhaïl Kalatozov, autre film du dégel russe.

        De plus, comme le film de Kalatozov, celui de Bondarchouk éblouit autant qu’il peut agacer avec ses nombreuses prouesses techniques qui peuvent être perçues comme prétentieuses: le premier plan qui ouvre le film avec un splendide 360°, le plan vertical ascendant du ciel vers la terre en direction du champ de blé dans lequel Sokolov se repose, les plans pris depuis des avions (attaque d’un convoi russe par les allemands) ou depuis des voitures, la caméra placé sous un train au niveau des rails.
        Quant à la scène du cauchemar de Sokolov dans lequel on voit déambuler dans un champ de blé bombardé au ralenti les membres défunts de sa famille tels des fantômes, elle inspirera de façon évidente Ridley Scott pour son Gladiator (2000).

        La virtuosité de la mise en scène s’exprime aussi à travers de longs travellings ou le brillant montage (transition avec un disque qui se brise et une bombe qui explose). Bondarchouk multiplie aussi les gros plans qui mettent en valeur le jeu expressif des acteurs.

        Jouant lui-même le personnage de Sokolov, Bondarchouk semble vouloir prouver qu’il est bel et bien un nouvel Orson Welles. Profitant de gros moyens, il met en scène des batailles impressionnantes qui annoncent son Guerre et Paix (1965-1967). Sa démesure est un peu perceptible mais l’histoire intime l’emporte néanmoins sur la fresque épique, ce qui est d’ailleurs l’une des forces majeures du film.


        Avec sa réalisation époustouflante, Le Destin d’un Homme est un film bouleversant et poignant. Il fait partie de ces magnifiques films du dégel avec Quand passent les cigognes de Klatozov que l’on rage de ne pas connaître assez à cause d’une diffusion très limitée.
        Grâce à une sortie internationale, Le Destin d’un Homme connut un succès mondial. Profitant de cette lancée et du soutien du parti soviétique, Bondarchouk allait se lancer six ans plus tard dans son projet gigantesque de l’adaptation de Guerre et Paix qui restera sans doute son film le plus connu.

25.05.08.





[1] On peut cependant citer Nuit et brouillard (1955) d’Alain Resnais.


samedi 17 mai 2008

Un Dimanche à la Campagne (1984) de Bertrand Tavernier



        Après deux courts-métrages, le très cinéphile Bertrand Tavernier commence en 1973 à mettre sur pied son premier long métrage. Pour l'écriture du scénario de L’Horloger de Saint-Paul, il tient à collaborer avec Jean Aurenche et Pierre Bost, fameux scénaristes de la Qualité française, dont il apprécie l’agressivité et la modernité. Ensuite, il réalise en 1976 Le Juge et l’Assassin, d’après une idée de Pierre Bost, mort entre temps en 1975. En 1984, avec Un Dimanche à la Campagne, Tavernier rend un dernier hommage au célèbre journaliste et écrivain en adaptant Monsieur Ladmiral va bientôt mourir, un de ses romans, publié en 1945. Si Tavernier reste fidèle au roman, il ne livre pas pour autant une œuvre froide mais signe un film personnel, plein de sensibilité.

        Le « dimanche à la campagne » du titre, c’est le rituel que connait, chaque week-end, un vieux peintre (Louis Ducreux[1]) au crépuscule de sa vie qui accueille ses enfants dans sa maison de campagne. On assiste à des repas et des discussions en famille. Mais, même si l’on sait qu’il se déroule exactement en 1912, ce « dimanche à la Campagne » pourrait se passer à n’importe quelle époque.
        Comme disait justement le critique Jean-Luc Douin : « Ce dimanche-là, c'est curieux, je m'en souviens tout d'un coup. (...) J'ai l'impression trompeuse de ne retenir de ces bouffées d'enfance que ce qui revient au plaisir et au regret. Comme une suprême récompense, tardive, une nostalgique déchirure due aux remords d'avoir gâché des occasions de mordre plus violemment à la vie. (...) Ce dimanche-là, c'est le miracle de ce film, Bertrand Tavernier s'en souvient lui aussi. Dans un autre jardin, une autre famille, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. (...) »
        Baignant dans une atmosphère floue et impressionniste rappelant les toiles de Monet ou de Renoir, le film nostalgique de Tavernier réveille, à la façon d’un Marcel Proust, des sentiments enfouis dans la mémoire de chacun : un été qui laisse place à l’automne, préfigurant la fin des vacances ; une sieste sur un divan derrière des persiennes closes ; un verre d’eau fraîche ; une odeur enivrante de bois et de feuilles ; le poulet du déjeuner du dimanche ; une partie de jeu de la grenouille…


        Un Dimanche à la Campagne aborde la thématique du temps qui passe et de l’incompréhension entre les êtres pourtant proches. Avec la présence des enfants, Tavernier illustre le cycle des générations et de la vie. Le sérieux d’un fils bien aimant (Michel Aumont), bien comme il faut, contraste fortement avec la modernité de sa fille (la pétillante Sabine Azéma), anticonformiste et célibataire, mais pleine de vie et d’amours. Menant une grande vie à Paris, elle accumule les aventures et les folies, fait des tournées en voiture. Heureuse en apparence, elle n’est pas sans faille. Peut-être est-elle victime de sa propre liberté comme l’indique son père qui lui demande : « quand cesseras-tu d’en demander autant à la vie ? ».
        Malgré une certaine complicité avec elle, son père peine à la comprendre. N’ayant jamais modifié son style de peinture, il décidera d’en changer finalement sur les conseils de sa fille. A la triste fin du film, le vieil homme solitaire, sachant quand même sa mort venir, décide de laisser inachevé un tableau (que tout le monde n’appréciait que pour lui faire plaisir) et d’entreprendre une nouvelle toile. Avec cette fin mystérieuse, le spectateur se demande si c’est le contact avec sa fille pleine de vie ou si c’est la mort qui l’inspire.
        Tavernier livre une réflexion sur la temporalité de l’art. Pour le vieux peintre, la peinture permet, contrairement à la photographie (qui "est trop facile"), de rester dans son temps, c’est-à-dire celui d’hier comme celui d’aujourd’hui. De la même façon, avec le cinéma, Tavernier parvient à ressusciter des sensations passées de notre enfance.


        Récompensé par de nombreux Césars (meilleure actrice, meilleure photographie, meilleure adaptation) et un prix à Cannes (meilleur réalisateur), Un Dimanche à la Campagne a été très bien accueilli par les critiques lors de sa sortie. Il est sûr que ce film d’auteur, universel bien qu’intimiste, est tout simplement magnifique. La nostalgie qui régnait dans le film gagne même a posteriori le spectateur qui s’en souvient. Comme un merveilleux livre d’images, Un Dimanche à la Campagne se laisse revoir indéfiniment.

17.05.08.




[1] Louis Ducreux (1911-1992) est avant tout un acteur théâtral. Un Dimanche à la Campagne est son unique grand rôle au cinéma. Il joue aussi dans Daddy Nostalgie (1990) de Bertrand Tavernier.

dimanche 11 mai 2008

The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford / L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford (2007) d’Andrew Dominik


         Après Chopper (2000), le portrait d’un criminel australien multirécidiviste, célèbre pour avoir écrit son autobiographie en prison, le Néo-zélandais Andrew Dominik s’est attaqué à un autre bandit, cette fois-ci plus connu, Jesse James, « le brigand bien-aimé ». Inutile de dire que s’emparer aujourd’hui du mythe de Jesse James, adapté déjà de multiples fois à l’écran, revient tout simplement à s’emparer de toute la mythologie westernienne. En effet, L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, comme le prouve son titre volontairement long, est incontestablement un film ambitieux. Divers et complexe, le film de Dominik est particulièrement difficile à cerner.


         Contrairement à ce que disent certains critiques, déconcertés par le manque de scènes d’actions ainsi que par le ton et la lenteur si particuliers au film, L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford est bel et bien un western. Il ne l’est pas uniquement par son cadre mais aussi et surtout par son propos rétrospectif, propre au western crépusculaire : comment le mythe se crée dans l’Ouest qui disparait au profit de la modernité.
         Le film de Dominik est un western démystificateur puisqu’il dresse un portrait d’un Jesse James maniaco-dépressif, lunatique, paranoïaque (il élimine ses anciens complices) et malade (une phalange en moins, une inflammation de la paupière, des problèmes respiratoires). En rappelant la véritable identité de James, assassin de l’armée sudiste lors de la guerre de sécession, Dominik veut rejoindre la réalité historique. Dans cette optique, il ponctue son film d’indications temporelles et soulève quelques faits méconnus de l’histoire.



         Cependant, préoccupé par la nature du mythe qui subsiste de nos jours, Dominik tente de l’expliquer en montrant un personnage tout de même charismatique, impressionnant et fantomatique. Comme l’indique le titre du film, son intérêt ne réside pas dans le suspens de la mort de James, mais au contraire dans son attente. Dominik livre une nouvelle version du meurtre : James, las de tant de violences et sachant venir sa fin ainsi que celle de l’Ouest, décide à l’heure du journalisme et de la photographie de se préparer une disparition médiatisée afin de lui permettre d’entrer à tout jamais dans l’Histoire. Pour son suicide, James choisit Robert Ford, une nouvelle recrue de sa bande. Le jeune homme candide de vingt ans admire depuis longtemps James. Il découvre ses exploits exagérés, voire inventés dans d’enfantins petits serials illustrés. Manipulé par James, Ford assassine finalement de dos ce dernier, alors qu’il époussète un tableau accroché au mur dans sa maison de Saint-Joseph, dans le Missouri.

         Le film de Dominik est en fait un western psychologique, centré sur les rapports entre Jesse James et Robert Ford. Les motivations de Robert Ford ne manquent pas et sont toutes abordées : déception par son idole, envie d’être lié pour toujours à l’histoire de son maître, recherche de récompense et de célébrité, peur de James comme de la police. Mais la réponse se trouve sûrement dans la relation attraction-répulsion entre les deux hommes, l’un et l’autre plein de paradoxes. Comme James, à la fois calme et brutal, on se demande si Robert Ford est un demeuré ou un « illuminé ». En fait, ce double, gauche, tantôt pathétique, tantôt agaçant, ne peut supporter la supériorité morale de son icône.

         Dans le long épilogue qui suit la mort de James, Robert Ford ne cesse de justifier son acte en déclarant qu’il était inévitable et nécessaire. Cependant, rejouant son propre rôle au théâtre, à l’heure de l’avènement de la société de spectacle, Ford peine à assumer son geste passé. En montrant un homme pris de remord d’avoir bâti toute sa vie sur un meurtre, Dominik fait référence à L’Homme qui tua Liberty Valance (1962) de John Ford. Mais Robert Ford, lui, a vraiment tué et c’est un vrai lâche, le vrai « coward » que tout le monde dénonce. Robert Ford est tellement minable que, note d’ironie de la part du réalisateur, il n’aura même pas le droit à la représentation de sa mort (le film se termine sur l’image du tueur de Robert Ford pointant son fusil sur la caméra). A l’inverse, les tueurs procédaient à un véritable rite sacrificiel pour le meurtre de James et le temps était volontairement dilaté.

         La fuite du temps demeure en effet l’une des grandes thématiques du film. Avec son récit entrecoupé de scènes tournées en ralentis, en sépia et accompagnées d’une voie narrative, le film baigne dans un certain parfum de passé. Si la scène où l’on suit, par un élégant traveling, la femme de James sortir, jupe au vent, de la pénombre de sa maison pour accueillir son mari sur son perron, peut faire penser à La Prisonnière du Désert (1956) de John Ford, le film de Dominik, poétique, long (il dure 2h40) et lent, se rapporte plus à l’œuvre contemplative de Terrence Malick. On y retrouve par exemple la même image splendide de l’homme perdu dans un champ de blés aux épis caressés par le vent.
         Malick, selon le magazine Première, aurait d’ailleurs assisté à des projections de montages non définitifs du film. De plus, dans la distribution, on remarque la présence de Sam Shepard, le fermier des Moissons du Ciel (1978), dans le rôle de Franck James, le frère aîné de Jesse. De même, les remerciements destinés à Malick dans les génériques de Will Hunting (1997) de Gus Van Sant et de Gone Baby Gone (2007) de Ben Affleck témoignent du fait que le réalisateur doit bien connaître Casey Affleck, l’acteur qui joue Robert Ford. Quant à Brad Pitt qui incarne Jesse James, il va jouer dans Tree of Life, le prochain film de Malick.

         Brad Pitt, dans le rôle de la star agacée par son statut mais sachant aussi en tirer profit, joue évidemment son propre rôle. Excellent en Jesse James humain, terrifiant comme sympathique lorsqu’il joue avec ses enfants, Brad Pitt a bien mérité le prix d’interprétation masculine de la 64ème Mostra de Venise. Avec sa très bonne performance, Casey Affleck parvient aussi à partager la vedette et se forge enfin un prénom.
         Andrew Dominik a donc visé haut en faisant appel à des stars bien cotées. S’appuyant pour la production sur les frères Scott, David Valdes[1] et Brad Pitt lui-même, Dominik, qui a signé seul le scénario en adaptant le roman de Ron Hansen, est tellement pris par son sujet, qu’il s’est battu pendant deux ans sur la table de montage avec les distributeurs de la Warner. Notons enfin que la musique de Nick Cave et de Warren Ellis ainsi que la photographie de Roy Deakins, directeur de la photographie des films des frères Coen, sont particulièrement réussies. Il faut bien avouer que visuellement et esthétiquement, L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, tourné au Canada, est l’un des westerns les plus beaux de toute l’histoire du cinéma.


         Plus à la façon d’un Clint Eastwood avec Impitoyable (1992) que d’un Kevin Costner avec Open Range (2003), Andrew Dominik ne ressuscite le western avec L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford que pour mieux l’enterrer. Cependant, cette ambitieuse volonté de conclure est tout à fait louable. Mélancolique et magnifique, le film de Dominik reste avant tout un excellent film qui se voit et se vit. L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, surement l’un des meilleurs films de l’année 2007 avec There will be blood de Paul Thomas Anderson, donne à croire véritablement au cinéma indépendant américain.
         Quant à Andrew Dominik, malgré le cuisant échec commercial de son film, on espère qu’il va continuer dans cette merveilleuse voie.

11.05.08.




[1] David Valdes est le producteur de plusieurs films avec et de Clint Eastwood : Pale Rider, le cavalier solitaire (1986), Bird (1988), La Dernière cible (1988) et Pink Cadillac (1989) de Buddy Van Horn, Chasseur blanc, cœur noir (1990), La Relève (1990), Impitoyable (1992), Dans la Ligne de Mire (1993) de Wolfgang Petersen et Un Monde Parfait (1993). C’est aussi le producteur de Jardins de Pierre (1987) de Francis Ford Coppola, La Ligne verte (1999) de Frank Darabont et Open Range (2003) de Kevin Costner. Il doit donc être intéressé par le maintien par perfusion du western de nos jours.

samedi 3 mai 2008

Simón del Desierto / Simon du Désert (1965) de Luis Buñuel


        Dernier film mexicain de Luis Buñuel, Simon du Désert est l’un des films les plus méconnus du fameux réalisateur espagnol. Il est vrai que ce moyen-métrage de 45 minutes est assez rare. Pourtant, cette étrange farce surréaliste qui inspirera surement les Monthy Python pour La Vie de Brian (1979) de Terry Jones mérite largement le détour.


        Pour Simon du Désert, Buñuel suit les pas de son confrère Salvador Dalí qui illustrait en 1946 La Tentation de Saint Antoine, le poème en prose de Gustave Flaubert. Buñuel s’attaque ainsi à la vie de Saint Siméon le Stylite, un ascète syrien du Vème siècle après Jésus-Christ, ayant vécu pendant quarante ans en haut d’une colonne pour se rapprocher de Dieu. Aspirant à une élévation spirituelle, il priait Dieu toute la journée, refusait les embarras terrestres et se nourrissait grâce à des paniers hissés avec des cordes par des pèlerins.

La Tentation de Saint Antoine (1946) de Salvador Dalí.



        Buñuel, que l’on sait clairement anticlérical, en profite pour dénoncer le comportement de la communauté religieuse qui vient rendre visite à l’ermite : alors que les prêtres veulent écarter de la population le saint fidèle, les croyants, eux, vouent un culte fasciné à Simon. Quant aux rites religieux, ils sont ridiculisés lorsque Simon réalise qu’il a oublié comment se termine exactement un psaume ou encore lorsqu’il déclare : « qu’il est amusant de bénir les mouches ! ».
        Cependant, Buñuel, que l’on sait aussi athée, ne décrédibilise pas toute la foi catholique. En effet, sans affirmer pour autant l’existence de Dieu, Buñuel atteste la présence de miracles comme celle du Diable lui-même. Buñuel prend surtout un malin plaisir à tourner en dérision les efforts de Simon, pourtant sincère dans sa dévotion. Buñuel dénonce l’absurdité de l’action de l’ascète qui a parfois recours à l’autopunition en décidant de se tenir debout sur un seul pied.
        Buñuel se focalise principalement sur les différentes apparitions d’un diable féminisé et qui prend tour à tour les aspects d’une femme perverse, d’une jeune fille en marinière qui joue avec un cerceau, d’un Jésus berger ou d’une vamp se déplaçant dans le désert sur un cercueil. Buñuel semble vouloir accumuler les apparitions plus folles les unes que les autres.


        La dernière est sans aucun doute la plus réussie et la plus déroutante : à la fin du film, le diable entraîne Simon à bord d’un avion en direction de New York. On retrouve ensuite Simon, buvant du coca-cola et fumant la pipe dans une boîte de nuit branchée. Le rock’n’ roll a remplacé les chants pieux du début. Simon veut partir mais le diable l’avertit : « Il n’y a rien d’autre, tu dois rester ici. » Simon endure un cruel enfer : celui de la vie humaine qu’il avait oubliée du haut de sa colonne. Buñuel et son scénariste Julio Alejandro[1], multiplient donc les anachronismes, mélangeant volontairement l’espace et le temps comme plus tard dans La Voie lactée (1969).

        Mais cette fin n’est pas si surprenante que cela. En effet, elle a été rajoutée en quatrième vitesse lorsque Buñuel réalisa qu’il ne pouvait finir le film, suite à des problèmes de production. Ce film à petit budget était produit par Gustavo Alatriste, le mari de Silvia Pinal qui joue le diable dans Simon du Désert. Intéressé par le cinéma de Buñuel, il avait déjà produit Virdiana (1961) et L’Ange exterminateur (1962), dans lesquels jouait aussi sa femme. Alatriste allait par la suite devenir lui-même réalisateur.
        Le rôle de Simon est tenu par Claudio Brook qui avait déjà joué dans deux autres films de Buñuel : La Jeune fille (1960) et L’Ange exterminateur (1962). Il jouera aussi dans La Voie lactée (1969). Il continuera sa carrière en faisant de nombreux seconds rôles en Europe ou aux Etats-Unis. On le connaît surtout grâce à son rôle de Peter Cunningham dans La Grande vadrouille (1966) de Gérard Oury. Il sera le dernier Coplan dans Coplan sauve sa peau (1968) d'Yves Boisset et, ironiquement, il interprétera le Christ à deux reprises dans des films mexicains de Miguel Zacarías.


        Simon du Désert, parodie biblique macabre, est un film particulièrement drôle et original. Malgré son tournage particulier puisque raccourci, il remportera même le prix spécial du jury au festival de Venise en 1965. L’année suivante, en 1966, Buñuel allait retourner en France et trouver la consécration en réalisant Belle de Jour avec Catherine Deneuve.

03.05.08.





[1] Julio Alejandro (1906-1995) est un scénariste espagnol. Il a collaboré à cinq reprises avec Buñuel, signant les scénarii des Hauts de Hurlevent (1954), de Nazarin (1959), de Virdiana (1961), de Simon du Désert (1965) et de Tristana (1970).

jeudi 1 mai 2008

Courts-métrages et documentaires de Martin Scorsese


What's a Nice Girl Like You Doing in a Place Like This ? (1963)
It's Not Just You, Murray ! (1964)
The Big Shave (1967)
Italianamerican (1974)
American Boy: A Profile of Steven Prince (1978)


        En 1963, Martin Scorsese devient étudiant en cinéma à la New York University. Il se lance alors dans deux courts-métrages en noir et blanc et en 15 millimètres. Ensuite, en 1967, alors qu’il tente de finir son premier long-métrage Who’s that Knocking at my door ?, Scorsese réalise un nouveau court-métrage The Big Shave qui ne passera pas inaperçu.


What's a Nice Girl Like You Doing in a Place Like This ? (1963)

        Il s’agit d’un exphrasis : un homme est tellement fasciné par une photographie représentant un homme dans une barque, qu’il finit par y entrer et s’y noyer. Scorsese s’inspire du « nouvel humour américain », celui des émissions de télévision et de Mel Brooks. Le sujet est léger et son traitement décontracté : Scorsese utilise l’animation d’images et la voix off, suit une structure libre en interrompant son récit avec l’intervention d’un psychiatre. Si les fêtes qu’organise le jeune Harry font penser aux films contemporains de John Cassavetes, les nombreux travellings dans le noir sont tout droit sortis de chez Alain Resnais. C’est en effet l’époque où Scorsese découvre les films de la Nouvelle Vague et l’œuvre de Fellini.
        Sans être extraordinaire, What's a Nice Girl Like You Doing in a Place Like This ? est un petit film très inventif, plaisant et amusant, mais dans lequel on ne reconnait pas encore la touche de notre italo-américain préféré.


It's Not Just You, Murray ! (1964)


        Cette biographie comique et rapide (de 15 minutes) en voix off de deux gangsters de 1922 à 1965 préfigure bien des films à venir de Scorsese, notamment les débuts des Affranchis (1990) et Casino (1996). C’est, comme le dit lui-même Scorsese, « un film d’amis et aussi une sorte d’introduction, d’ébauche de Mean Streets ». Pour ces deux copains sympathiques, rigolards et pathétiques, Scorsese s’inspire de la vie de ses oncles. On retrouve déjà le folklore italien (la mère de Scorsese joue le rôle de la mère dévouée du personnage principal, toujours prête à lui préparer un plat de pâtes), le goût pour les gangsters et la prohibition. Une nouvelle fois, Scorsese fait référence à Fellini, la dernière scène de son film, la grande danse qui réunit les protagonistes autour d’une voiture, se rapportant de façon évidente à Huit et Demi (1963).
        It's Not Just You, Murray ! est donc bien le premier véritable film de Scorsese qui est alors encore en train de se chercher.



The Big Shave / Le Grand Rasage (1967)


        C’est ce court-métrage en couleurs qui va vraiment lancer la carrière de Scorsese. Il est vrai que la vision de cet homme qui se rase jusqu’à se couper indéfiniment et sans la moindre réaction est particulièrement impressionnante. Gagnant le prix de l’Age d’or au Festival du film expérimental de Knokke-le-Zoute, le film de Scorsese fait en effet tout de suite penser au surréaliste Chien andalou (1929) de Luis Buñuel. Depuis Psychose (1960) d’Hitchcock, Scorsese a compris que la salle de bain n’est pas toujours le lieu où l’on se lave, le lieu qu’aurait imagé et stylisé le cinéma classique.
        Scorsese a tourné The Big Shave dans une période sombre de sa vie: « J’étais fauché; mon premier long métrage ne trouvait pas de distributeur, je campais dans des appartements vides et sinistres… et j’ai toujours eu du mal à me raser ! »[1] déclarait-il.

        On peut cependant voir autre chose dans le film de Scorsese. Le titre de tournage étant Viet’67, Scorsese a voulu dénoncer une guerre absurde : en combattant au Vietnam, l’Amérique se coupe elle-même la gorge et court à sa perte. « Je voulais même terminer sur des stock-shots du Vietnam, mais ils étaient inutiles. En fait, The Big Shave était un fantasme, une vision de la mort strictement personnelle ».
        Il est sûr que The Big Shave est avant tout un film dans lequel on retrouve toutes les thématiques et les phobies de Scorsese : l’autodestruction, l’omniprésence insupportable du sang face au blanc immaculé de la salle de bain aseptisée, la passion incontrôlable face à la virginité, la pureté.
        Jean-Baptiste Thoret dans son essai Le Cinéma américain des années 70 voit surtout dans The Big Shave l’annonce d’une nouvelle ère dans le cinéma américain, le Nouvel Hollywood qui va bouleverser les règles du cinéma classique. Le prologue de son livre s’intitule d’ailleurs « The Big Shave ou comment le Nouvel Hollywood a commencé à raser l’Ancien ». Jean-Baptiste Thoret ajoute aussi : « Comme les images de la guerre [du Vietnam] faisant chaque soir irruption dans les foyers américains, la violence de The Big Shave surgit au cœur d’un espace familier. Enfin, le film de Scorsese confond la victime et le bourreau. Autrement dit, l’Autre, celui qui commet le Mal et le répand, possède le visage du Même. Pour un pays qui a toujours construit sa mythologie et son identité en regard d’un Autre qu’il s’agissait de ne pas être, voici venu le temps du mal intérieur. (…) Lorsqu’il pénètre dans sa salle de bain, Peter Bernuth semble encore endormi. Après un long sommeil au pays des rêves lisses, il était sans doute temps pour lui, et pour le cinéma hollywoodien, de se réveiller. »
        Plus encore que It's Not Just You, Murray !, The Big Shave est un tournant dans l’œuvre de Scorsese. En effet, ce dernier vient déjà de trouver ses thématiques qu’il développera tout au long de sa carrière mais aussi d’acquérir une forte puissance esthétique avec la découverte de la violence graphique.



        Après Street Scenes (1970), Italianamerican (1974) est le premier documentaire de Martin Scorsese. Suivront ensuite American Boy: A Profile of: Steven Prince (1978), Made in Milan (1990), Voyage de Martin Scorsese à travers le cinéma américain (1995), Un Voyage avec martin Scorsese à travers le cinéma le cinéma italien (1999), Du Mali au Mississippi (2003), Lady by the Sea: The Statue of Liberty (2004, film télé), No Direction Home: Bob Dylan (2005).


Italianamerican (1974)

        A l’origine, Scorsese doit tourner un épisode d’une série collective de films sur l’immigration à l’occasion du bicentenaire des Etats-Unis. Pour ce faire, il décide d’interviewer pendant deux week-ends ses parents dans leur modeste appartement d’Elizabeth Street: Luciano 'Charlie' et Catherine 'Kelly' Scorsese. Même si le sujet demeure l’immigration italienne et le développement de 'Little Italy', on apprend surtout beaucoup sur Scorsese et ses parents : on se bat pour savoir comment on faisait le vin, on critique l’invasion de Litlle Italy par les Asiatiques… Au générique de fin, Scorsese donne même la recette de la sauce familiale…



American Boy: A Profile of Steven Prince (1978)


        Scorsese signe ici un portrait de Steven Prince, ancien manager du chanteur Neil Diamond. Steven Prince est un ami de Scorsese et a joué des petits rôles dans ses films parmi lesquels le vendeur d’armes dans Taxi Driver (1978). Scorsese a expliqué lui-même le concept simple de son film: « Un homme s’assied, vous raconte son histoire, et peu à peu on voit émerger une époque, un mode de vie, une manière de survivre. Je voulais que chacun puisse partager le plaisir de passer la soirée avec Steven. A chacun de décider s’il a passé cette soirée avec un drogué, un criminel ou un frère »[2].
        Steven Prince possède d'authentiques qualités de narrateur et en profite pour faire part de certaines anecdotes et expériences personnelles : la cuisine sans goût de sa mère, sa rencontre avec un gorille, comment il s’est fait passer pour homosexuel pour éviter l’armée. Le film commence par une scène de bagarre entre copains puis par des blagues plus ou moins réussies, mais ensuite il atteint une certaine gravité lorsque Prince raconte comment il a sombré dans la drogue, comment il a du tuer un homme par légitime défense, comment il réagit face à son père mourant.


        Superbement présenté et restauré, le dvd de Wilde Side sur les courts-métrages et documentaires de Martin Scorsese permet un approfondissement de la carrière de Scorsese. En effet, si le réalisateur de long-métrages est peut-être plus brillant que celui de courts-métrages, le documentariste, lui, ne doit pas être négligé.

01.05.08.




[1] In « Entretien avec Martin Scorsese » par /Michel Ciment et Michael Henry, Positif, numéro 170, juin 1975.
[2] In « Une Soirée romaine avec Martin Scorsese », Positif, numéro 229, avril 1980.