lundi 29 août 2011

Michel Petrucciani (2011) de Michael Radford


         On peut connaître Michael Radford, réalisateur anglais, pour ses adaptations cinématographiques littéraires : 1984, Le Facteur ou encore Le Marchand de Venise. Formé au National Film and Television School, Radford a commencé sa carrière à la TV, en réalisant entre 1976 et 1982 plusieurs documentaires, notamment pour la BBC. En 2011, il retourne au cinéma documentaire avec une œuvre consacrée au pianiste de jazz français Michel Petrucciani.

         La vie de Petrucciani, personnage passionnant à plus d’un titre, justifie un film. Atteint d’un nanisme prononcé, Petrucciani déconcerte par son absence de complexes. Il déclare ainsi : « J’aimerais bien vous dire : oui je souffre drôlement ; j’ai beaucoup de problèmes ; je suis petit ; je suis handicapé ; je bande pas. Mais non, tout va très bien ; j’ai une vie tout à fait normale avec des enfants, une femme. Voilà, c’est tout ». Premier artiste non américain à enregistrer pour le label Blue Note, cet artiste virtuose a joué avec les plus grands noms du jazz : Clark Terry, Charles Lloyd, Wayne Shorter, Dizzy Gillespie, Jim Hall, Stanley Clarke, Lenny White… Homme à femmes (et oui !), drôle et fantasque, Petrucciani se savait condamné et a vécu sa vie à toute vitesse malgré sa fragilité : il parvient à séduire tant le public des années 80 que le spectateur du documentaire.
         Si le sujet, dense, intéresse le spectateur, le documentaire de Radford, lui déçoit : pas de mention du nom des intervenants, peu d’indications spatio-temporelles, des reconstitutions maladroites (ahreu ! Bébé Petrucciani naît !)… On sent que Radford cherche à éviter les codes du documentaire, propres à agacer le spectateur lambda. Résultat, son film perd en rigueur et ce reproche est d’autant plus grave que le monde du jazz intéresse justement à un public de connaisseurs. Le film de Radford retrouve de l’intérêt dans la justesse des interventions qui évoquent des questions plus sensibles (le fils de Petrucciani est atteint de la même maladie que son père : privé de talent, il doit se résoudre à rester une simple personne « anormale »), plus sombres (le rapport à la drogue) ou plus subtiles (l’aspect physique de l’homme n’a-t-il pas perturbé le regard sur le talent réel de l’artiste ?).


         Le documentaire de Radford sur Michel Petrucciani, malgré ses défauts évidents, permet de découvrir une personnalité exceptionnelle. Le spectateur n’approfondira donc pas tellement sa connaissance du monde du jazz mais sortira grandi de cette belle leçon de vie.

lundi 22 août 2011

Boxcar Bertha / Bertha Boxcar (1972) de Martin Scorsese


         Après Who’ s That Koncking at my Door (1967), film indépendant, Martin Scorsese signe avec Bertha Boxcar son premier film commercial. Bertha Boxcar s’inscrit dans la série de films de gangsters produite par Roger Corman [1] suite au succès de Bonnie & Clyde (1967) d’Arthur Penn. Comme ses acolytes de l’écurie « Corman » (Francis Ford Coppola, Peter Bogdanovich, Monte Hellman…), Scorsese apprend à tourner vite (en 24 jours) et économiquement (budget de 600 000 $).
         Cependant, il ne s’agit pas d’un simple film d’exploitation fauché. Certes, la violence est de rigueur et Bertha Boxcar accuse quelques scènes de sexe osées, sensées appâter le spectateur masculin. Cependant, comme souvent chez Corman, Bertha Boxcar s’avère très soigné du point de vue des décors, de la photographie ou de la musique. Surtout, Bertha Boxcar est l’une des rares œuvres politisées de la filmographie de Scorsese, marquée une fois de plus par l’obsession de la religion catholique.

         Bertha « Boxcar » Thompson et « Big » Bill Shelly sont des criminels malgré eux : Bertha a tué pour venger son père alors que Bill, syndicaliste convaincu, est recherché pour incitation à la grève. Véritables Robin des Bois, ils attaquent trains et banques, dérobant l’argent des capitalistes pour donner aux pauvres. Comme Butch Cassidy et le Kid, ce ne sont pas des vrais gangsters. Le sourire moqueur toujours aux lèvres, ils n’ont pas l’air dangereux et leur jeu semble innocent : les rares meurtres seront d’ordre accidentel. Le couple de Bertha et Bill, apparaît donc comme une icône contestataire et libertaire.
         Adapté d’une autobiographie fictive [2], Bertha Boxcar n’est donc pas pour autant un film de gangsters à prétention historique comme Saint Valentine’s Day Massacre ou Capone. Il faut plutôt comparer cette histoire de couple fugitif et rebelle dans le Sud de l’Amérique en pleine Dépression au Bonnie & Clyde (1967) d’Arthur Penn ou à Nous sommes tous des voleurs (1974) de Robert Altman. Cependant, Bertha et Bill transpirent une réelle colère politique alors que Bonnie et Clyde ne sont que des adolescents attardés, des « rebels without a cause ». Bertha Boxcar, dans sa dimension politique, semble en fait plus proche du film d’Altman dans lequel Keechie et Bowie sont des victimes d’une société de consommation dont l’accès aux biens qu’ils convoitent sera accéléré par le crime en sautant la case « travail ».
         Bertha Boxcar semble revendiquer par son générique avec les personnages du film présentés dans des médaillons en noir et blanc, une filiation avec les films de la Warner des années 30. Cependant, le caractère social qui prévalait lors de l’âge d’or du film de gangsters a ici évolué vers un enjeu politique plus palpable. La bande de Bertha, très composite, révèle pourtant les ambigüités politiques du groupe. Certes, la revanche d’un noir, victime récurrente du racisme dans le Sud profond, alimente le sentiment de révolte de la bande. Néanmoins, un autre membre n’est autre qu’un joueur, un peu égaré dans la lutte politique. Bertha, elle, suit Bill plus par amour que par conviction. Quant à ce dernier, il se révèle assez complexé par son étiquette de « criminel ».
         A la fin du film, Bill, recherché par toutes les polices du pays et reclus dans une petite cabane en bois, écrit ses pensées sur une table dans un intérieur simple et rural. Avec ses petites lunettes rondes, il nous fait penser à Trotski, Scorsese ressuscitant alors l’iconographie révolutionnaire. Quand Bill est crucifié sur un wagon d’un train de la grande compagnie de chemin de fer, l’icône politique bascule dans le martyre religieux.
         Ce glissement nous fait penser à ce mythe gauchiste du Christ travailleur que l’on connait par des chansons du répertoire folk comme « Jesus was a Carpenter » de Johnny Cash, « Ballad of a Carpenter » d’Ewan MacColl, ou encore « Joe Hill » de Phil Ochs. Ce motif religieux permet à Scorsese de nous faire part une fois de plus de ses hantises. Ce final est d’autant plus scorsesien qu’il se caractérise par une explosion de violence avec un usage abondant de l’hémoglobine.

         Bertha Boxcar est donc intéressant à plus d’un titre : il illustre parfaitement la rencontre entre un genre (le film de gangster) et un style (un film d’exploitation trash produit par Corman), entre le mouvement d’une époque (l’élan contestataire et le pessimisme) et les préoccupations d’un auteur (le catholicisme et ses symboles).


[1] Saint Valentine’s Day Massacre / L’Affaire Al Capone (1967) et Bloody Mama (1970), réalisés par Roger Corman lui-même ; A Bullet For Pretty Boy (1970) de Larry Buchanan et Dillinger (1973) de John Milius, produits par AIP (American International Pictures); Big Bad Mama / Super Nanas (1974) et Capone (1975) de Steve Carter, The Lady in Red / Du rouge pour un truand (1979) de Lewis Teague, produits par New World Pictures ; et, bien plus tard Dillinger and Capone (1991) de Jon Purdy.
[2] Bertha Boxcar est l’adaptation de Sister of the Road : The Autobiography of Boxcar Bertha, autobiographie fictive écrite par Ben Reitman en 1937. Reitman y a romancé sa liaison dans les années 10 avec Emma Goldman, anarchiste et communiste d’origine russe. Tous deux luttèrent pour la liberté d’expression et pour l’avancée des droits des ouvriers.

samedi 20 août 2011

Ça n’arrive qu’aux autres (1971) de Nadine Trintignant



         D’abord monteuse [1], Nadine Trintignant [2] est l’une des rares réalisatrices françaises avec Agnès Varda. Ça n’arrive qu’aux autres est son troisième film après Mon Amour, mon Amour (1967) et Le voleur de Crimes (1969), qui mettaient tous deux en scène son mari Jean-Louis. Le couple Trintignant a eu trois enfants : Marie Trintignant (née en 1962 ; actrice dont on connait la triste fin), Pauline (née en 1969) et Vincent Trintignant (né en 1973 ; assistant réalisateur, acteur et scénariste, il a lui aussi un pied dans le monde du cinéma).
         La mort accidentelle brutale de Pauline en 1970 (à l'âge de 9 mois) plonge le couple Trintignant dans la douleur. Cet épisode tragique est le sujet de Ça n'arrive qu'aux autres, film exutoire s’il en est. Jean-Louis Trintignant devait initialement jouer son propre rôle auprès de Catherine Deneuve. Il refusa finalement le rôle, qui échut à Marcello Mastroianni [3]. Mais Ça n'arrive qu'aux autres demeure une œuvre très personnelle qui touche profondément le spectateur.

         A première vue, il paraît assez facile d’émouvoir le public avec la mort d’un enfant, décès nécessairement injuste compte tenu de l’innocence de sa victime. Pourtant, peu de films parviennent à évoquer la douleur sans sombrer dans le cliché ou susciter le rire protecteur du spectateur. De toute façon, comme le rappelle la très belle chanson-titre du film, signée par Michel Polnareff [4], on s’imagine que ces malheurs de la vie, ça n’arrive qu’aux autres. Sauf qu’un jour il peut être le nôtre. « Un oiseau de plus/ un oiseau de moins/ Tu sais la différence, c’est le chagrin ». Et cette différence justifie un film.
         Ça n'arrive qu'aux autres, contrairement à Rabbit Hole de John Cameron Mitchell, vu récemment sur nos écrans [5], n’entend pas apporter des remèdes à la souffrance : Nadine Trintignant filme la peine à l’état pur. La course aux urgences, rythmée par la stridence maladive de l’air « In C » de Terry Riley, fait vivre la graduelle montée de l’angoisse. Suit une scène insoutenable où Catherine Deneuve apprend par les médecins de la mort officielle de son bébé. Chacun des cris étouffés de la mère est comme un coup de couteau dans le cœur et on ressent la paralysie d’un estomac tordu de douleur.
         La chagrin est d’autant plus fort qu’il touche un couple magnifique : en effet, Catherine Deneuve et Marcello Mastroianni semblent paradoxalement ne jamais avoir été aussi beau que dans ce film. S’enfermant dans leur appartement, ils vont progressivement reprendre goût à la vie grâce à leur amour. Et par comparaison avec les scènes difficiles, les scènes où le bonheur s’esquisse dans un sourire ou un geste de tendresse, émeuvent. Lorsque le couple décide de sortir de son isolement, le calme renaît même si les cicatrices restent. Le temps n’a rien changé : ce sont les personnages qui ont eux évolué.

         Bouleversant, Ça n’arrive qu’aux autres frappe par sa sincérité et sa justesse. Récit d’une reconstruction, il parvient à concilier la noirceur avec l’espoir.



[1] Elle a signé entre autres le montage de L’Eau à la Bouche (1960) et du Cœur battant (1961) de Jacques Doiniol-Valcroze, celui de Léon Morin, prêtre (1961) de Jean-Pierre Melville ou encore celui du Petit Soldat (1963) de Jean-Luc Godard.
[2] Nadine Marquand (de son nom de jeune fille) est également le sœur de Serge (acteur) et de Christian (acteur et réalisateur entre autres de Candy en 1968).
[3] C’est après le tournage pourtant éprouvant de Ça n’arrive qu’aux autres que Catherine Deneuve et Marcello Mastroianni se sont mis ensemble. Un an après, leur fille Chiara naissait. Ça n’arrive qu’aux autres est le premier film dans lequel est réuni le couple. Suivront Liza (1971) et Touche pas à la Femme Blanche (1973), tous deux de Marco Ferreri ainsi que L'Événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la Lune (1973) de Jacques Demy.
[4] Il s’agit de l’une des rares BO de Polnareff avec celle de La Folie des Grandeurs (1971, réalisé par Gérard Oury), celle de Viol et Châtiment (Lipstick, réalisé en 1976 par Lamont Johnson, est un thriller interprété par les deux filles d’Ernest Hemingway) et celle de La Vengeance du Serpent à plumes (1984, également réalisé par Gérard Oury).
[5] Sur le même sujet (la mort d’un enfant), on peut également évoquer La Chambre du fils (2001) de Nanni Moretti. La Guerre est déclarée (2011) de Valérie Donzelli raconte lui le combat d'un couple contre le cancer qui menace la survie de leur bébé.


vendredi 19 août 2011

Super 8 (2011) de J.J. Abrams



         L’affiche de Super 8, l’un des blockbusters de l’été, présente le film comme un revival du cinéma spielbergien. C’est d’ailleurs le réalisateur des Dents de la Mer qui a lui-même produit le film, réalisé par J.J. Abrams, un des admirateurs. Non seulement Super 8 exploite le filon des films de Spielberg mais il véhicule également un même amour d’un cinéma de genre, candide et sincère.

         L’intrigue de Super 8, véritable film de science-fiction, démarque celle de Rencontres du Troisième Type (1977). D’étranges manifestations surnaturelles troublent la vie tranquille d’une bourgade des Etats-Unis : Rencontres se passe aux alentours d’Indianapolis, dans l’Indiana, alors que Super 8 se déroule dans la ville fictive de Lilian, dans l’Ohio [1]. Notons également que l’action de Super 8 se situe en 1979, soit deux ans après la sortie de Rencontres.
         Ce qui précède était plus qu’un . Le responsable de tous les désordres n’est autre qu’un alien monstrueux (dans Rencontres, c’étaient plusieurs extra-terrestres) dont l’intelligence ultra sensible trouble tout sur son passage : il fait sauter le courant électrique, soulève les voitures et autres objets métalliques pour constituer un vaisseau, comme dans ET, afin de rentrer chez lui. Le film d’Abrams porte une même image négative sur l’armée qui préfère évacuer le village pour étouffer l’affaire. Ici, la peur est renforcée par l’obsession maladive d’un inquiétant colonel, mise en perspective avec le sens du devoir d’un bon flic local : l’armée constitue la manifestation dangereuse d’un fédéralisme hors de contrôle.
         Les acteurs privilégiés de ce cinéma naïf ne sauraient être que les enfants. Dans Super 8, le film de SF se mélange avec le teen movie car les protagonistes sont un groupe d’adolescents. Comme dans ET, ils se déplacent à vélo et se caractérisent par leur curiosité et leur courage et leur tolérance face à l’alien (c’est-à-dire l’étranger). La relation de l’enfant avec ses parents est contrariée par l’absence de l’un d’eux : dans ET, les parents ont divorcé alors que dans Super 8, la mère est morte. En une moralité gnangnan, Abrams suggère que l’épisode a appris au garçon à surmonter sa douleur et à faire son deuil.

         Un aspect signifiant du film d’Abrams est le rapport au cinéma. En effet, comme le titre l’indique, les enfants réalisent un film en super 8 qui contient la solution du mystère. Avec leur pellicule, ils parviennent aussi bien à saisir le monstre à l’œuvre (cœur du film de SF) qu’à capter l’émotion de rares moments de vie avec une mère disparue (cœur du film d’apprentissage). Super 8 est bien le film d’une génération cinéphile. Il faut en fait rapporter cet amour du cinéma à l’affect des auteurs : Spielberg et Abrams, deux défenseurs d’un cinéma populaire, partagent en effet une enfance similaire (faite de cinéphilie et de bricolage) et un début de carrière tout à fait comparable (le passage par la TV)[2].

         Hommage appuyé au cinéma de Spielberg, Super 8 n’est qu’une variation nostalgique sur le cinéma du réalisateurs de Rencontres du Troisième Type. Il plaira aux enfants d’aujourd’hui et à ceux qui étaient adolescents dans les années 70 et 80 (cf. l’enthousiasme critique des Cahiers du Cinéma). Nous ne faisons partie d’aucune de ces deux catégories.



[1] Etat d’origine de Spielberg, né à Cincinnati.
[2] Spielberg, né en 1946, suit son père après le divorce de ses parents pour s’installer à Saragota, en Californie. En 1959, à l’âge de 13 ans, il réalise son premier film The Last Gun, un western de 8 minutes. Suivent alors deux films de guerre : Fighter Squad et Escape to nowhere (1961). En 1964, avec un plus gros budget (500 $ !), il tourne Firelight, film de SF préfigurant Rencontres du Troisième Type. C’est par son court métrage professionnel Amblin’ que Spielberg se fait remarquer. Après l’histoire est plus connu : Spielberg fait des films pour la TV et le succès de Duel le lance dans le monde du cinéma.
         J.J. Abrams, lui, est né en 1966 à New York. Elevé à Los Angeles, il passe donc également son enfance en Californie. A l’âge de 8 ans, il réalise des petits films avec du super 8 (format de film cinématographique, lancé par Kodak en 1965 pour le cinéma amateur) avec ses camarades de classe. A 16 ans, Abrams écrit la musique pour un film d’horreur de petit budget (Nightbeast, 1982, de Don Dohler. Un scénario écrit au lycée lui ouvre les portes du cinéma (Taking Care of Buisness, 1990, d’Arthur Hiller) Il poursuit alors sa carrière de scénariste (il a participé au scénario d’Armagedon de Michael Bay), commence une carrière de producteur (il a entre autres produit Cloverfield) et se lance dans la TV (il crée la série TV Lost). Mission impossible 3 (2006) marque son début dans la réalisation. Suivront le reboot de Star Trek (2009) puis Super 8.


jeudi 18 août 2011

Le Signe du Lion (1959) d’Eric Rohmer



         Premier film d’Eric Rohmer, Le Signe du Lion, sorti en mai 1959, est également l’un des premiers films de la Nouvelle Vague avec Le Beau Serge de Chabrol (sorti en janvier 1959), Les 400 Coups de Truffaut (sorti en juin 1959) et A Bout de Souffle de Godard (sorti en mars 1960). Typique de l’économie de la Nouvelle Vague (tournage rapide dans les rues de Paris avec des acteurs méconnus), Le Signe du Lion porte en germe l’œuvre à venir de son réalisateur.

         Dans Le Signe du Lion, Pierre Wesserlin, un violoniste d’origine étrangère vit une existence oisive : sa musique est son art, non son gagne pain. Lorsqu’il découvre qu’il hérite de sa tante richissime, il invite tous ses amis pour faire la fête. Coup de théâtre, ce n’est pas lui qui est légataire mais un lointain cousin. Poursuivi par ses créanciers, il se retrouve seul en plein mois d'août (ses amis sont partis en vacances !) et refuse de travailler. Déambulant sur les quais, il devient clochard.
         Ce bref synopsis illustre que Le Signe du Lion revèle ainsi déjà le goût de Rohmer pour le conte et la morale. La moralité pourrait être résumée par le proverbe: « Il ne faut vendre la peau de l’Ours avant de l’avoir tué ». Bougon voire ordurier, Pierre Wesserlin s’avère être un personnage assez antipathique. Fantasque, il n’hésite pas à tirer à la carabine depuis la fenêtre de son appartement pour amuser la galerie. Vantard, il invoque la force de son signe astral : « c’est le signe le plus noble, celui des conquérants ; le soleil les gouverne ! ». Par une ironie du sort, c’est précisément le soleil terrassant de l’été qui contribuera à sa déchéance tant physique que morale. Le personnage semble donc payer pour son péché d’ubris.
         Autre composante thématique de Rohmer : le hasard dont le rôle majeur semble contredire la morale. Son cousin étant mort dans un accident de voiture, le clochard Pierre Wesserlin ignore qu’il est millionnaire. Finalement prévenu par ses amis revenus de leurs voyages, Wesserlin se comporte de la même façon que lors de l’annonce première de son héritage, comme s’il n’avait pas rien appris de la punition du ciel. Souvent chez Rohmer, c’est le spectateur, et non les personnages, qui sort enrichi de la fable. Mais Wesserlin avait raison de croire en sa bonne étoile.

         Le Signe du Lion est donc précurseur de l’œuvre à venir de Rohmer. Le film frappe également par sa peinture de Paris presque documentaire et réaliste : un noir et blanc sobre, des portraits grotesques de clochards à la Boudu, des morceaux de vie captés dans les rues. Paris semble vraiment être un personnage à part entière de l’histoire comme dans Les 400 Coups ou dans A Bout de Souffle.

mardi 16 août 2011

Les émois de l'adolescence

“Don’t want to work away/
Do what they all say/
Work hard boy
And you’ll find/
One day, you’ll have a job like mine”
But I might die tonight de Cat Stevens
Dans Deep End de Jerzy Skolimowski

« Non, y aura pas d’endroits merveilleux où aller quand j’aurai fini mes études et tout. Ouvre tes oreilles. Ce sera entièrement différent. Faudra qu’on descende par l’ascenseur avec des valises et tout. Faudra qu’on téléphone à tout le monde et qu’on dise au revoir et qu’on envoie des cartes postales des hôtels où l’on logera et tout. Et je travaillerai dans un bureau, je gagnerai plein de fric, j’irai au boulot en taxi ou en bus dans Madison Avenue, et je lirai les journaux, et je jouerai tout le temps au bridge, et j’irai au ciné voir des courts métrages idiots et « Prochainement sur vos écrans » et les « actualités ». Les Actualités. Putain. Il ya toujours une foutue course de chevaux, et une bonne femme qui casse une bouteille au-dessus d’un bateau, et un chimpanzé affublé d’un pantalon qui fait de la bicyclette. Ce ne sera pas du tout pareil. Tu vois ce que je veux dire. »
Holden Caufield dans L’Attrape-cœurs de J.D. Salinger


***

         Une nouvelle année qui s’achève. Un nouvel échec (ou presque) dans des études qui ne me paraissent décidément pas très appropriées et qui débouchent sur des rattrapages. Le décès d’un proche. Une rupture sentimentale sévère bien que classique et inévitable. De nombreuses pertes d’ordre matériel (portefeuille, balladeur, ordinateur…). Un retour à la solitude. Pas mal de bad. De quoi remettre en cause ma personne et entrevoir la possible fin de mon adolescence.
         L’adolescent, c’est celui qui est entre le puer et le juvenis, selon les latins. Pour les adultes, l’adolescence, c’est souvent un âge d’or, l’éveil sentimental que l’on remémore avec nostalgie. En même temps, pour celui qui est concerné, « l’ado », c’est aussi un boutonneux qui fait sa « crise ». Une autre différente majeure : l’adolescent, qu’il soit rebelle ou timide, n’est qu’un spectateur critique de la vie sociale dont les adultes sont les vrais acteurs désabusés.
         Comment sort-on de l’adolescence ? Pourquoi ou plutôt vers quoi ? Est que je veux être comme tous ces gens qui m’entourent et qui me dégoutent ? Cette interrogation, je l’ai retrouvée à un même instant et par hasard, dans deux œuvres bien différentes mais qui se répondent parfaitement: L’Attrape Cœur de J.D. Salinger et les films des années 60 de Jerzy Skolimowski.


L’attrape-cœurs (1951) de J.D. Salinger

         Etonnament, L’attrape-cœurs fait de nos jours figure de classique de la littérature américaine. Ce roman sulfureux fut pourtant beaucoup décrié à sa sortie. Ecrit à la première personne, il s’apparente par son sujet à un roman d’apprentissage, mais aussi à un récit picaresque à cause de sa structure, une quête éperdue de soi même, rythmée par les rencontres. Le personnage principal, Holden Caufield, constitue un anti-héros sympathique, un rebelle malgré lui. Viré de son collège trois jours avant Noël en raison de ses mauvaises notes, Holden déambule dans New York car il n’ose pas affronter ses parents. Des aventures cocasses et sordides vont alors lui arriver…

         Holden Caufield est un véritable « ado », troublé et troublant, car quelque peu schizophrène. D’un côté, la justesse de ses remarques et de son regard critique, son émancipation apparente (Holden est un fumeur, un habitué de la vie nocturne new-yorkaise qui n’hésite pas à 16 ans à se payer une chambre d’hôtel), sa proximité de quelques adultes (certains professeurs) ainsi que son niveau en lettres témoignent au premier abord d’une maturité certaine.
         De l’autre, Holden s’exprime pauvrement ; imbattable roi de la digression, il se montre distrait comme un gamin. Sa curiosité le pousse aussi à poser des questions enfantines (où vont les canards du lac de Central Park en hiver quand le lac est gelé ? Que pensent les bonnes sœurs de la littérature romantique ?). Puis la puérilité de Caufield s’aggrave au fil du récit : on découvre tout d’abord un cancre, ensuite un emmerdeur de première, un puceau, un imbécile qui ne tient pas l’alcool, un pleurnichard, un mythomane qui n’assume pas ses responsabilités… Une particularité définit plus particulièrement le paradoxe de notre sujet : Holden se plaît à jouer l’idiot. Il n’est pas un con, ni une flèche : il est entre les deux.

         Vers où se dirige donc Holden Caufield ? Quand sa sœur Phoébé lui demande ce qu’il veut faire plus tard, Holden dresse alors cette métaphore humanitaire de l’« attrape-cœurs », utile sauveur d’enfants et de « cœurs » en péril. Il est vrai qu’Holden est assez sincère et direct : en critiquant la médiocrité des gens qui l’entourent, il recherche finalement le « cœur » de la vérité, celle de ses pairs. Ces enfants qui risquent tous de tomber du haut de la falaise ressemblent aussi à des moutons : dans cette optique, Holden serait l’anticonformiste qui essaierait d’éviter de faire sombrer les autres dans la sottise la plus commune.
         En même temps, s’il y a bien une personne en danger, c’est bien Holden lui-même, ce garçon déambulant à demi-bourré et complètement ruiné à travers les rues de New York. De plus, dans sa métaphore, Holden surveillerait des enfants alors que lui-même n’est pas encore sorti de l’adolescence. On peut donc interpréter l’image de cet attrape-cœurs tout puissant (désir quelque peu divin) autrement que comme celle d’un simple guide éclaireur : plus simplement, la volonté de surveiller plus petit que soi serait comme une aspiration à devenir enfin plus mature, en passant du surveillé au surveillant.

         Il s’agit d’un souhait difficile à concrétiser pour Holden car, pour sauver les gens, il faut d’abord les aimer. Or, Holden (comme Salinger lui-même), du haut de ses 16 ans, est déjà nettement misanthrope. La misanthropie de Caufield est à relier à son caractère révolté. En effet, cet enfant au parcours scolaire désastreux ponctué par les renvois, n’a pas sa langue dans sa poche. Tout d’abord, il déteste l’hypocrisie de ses camarades, des bourgeois péteux dont le destin est déjà tout tracé. Pour eux, tout se joue dans l’apparence et dans la frime.
         Holden voue également une haine à Hollywood, mort certaine pour les écrivains talentueux (comme son frère D.B.) qui seront forcés de pondre des histoires stéréotypées. On peut deviner également une certaine misogynie car, dans L’Attrape-cœurs, les filles sont vraiment connes mais Caufield feint toujours de s’intéresser à elles au début à cause de leurs physique. Le summum de la bêtise féminine est sûrement incarnée par des filles idiotes qu’Holden tente désespérément de draguer mais qui recherchent sans arrêt du regard des stars de cinéma. Tout le monde en prend donc plein la gueule, par petites touches (même les catholiques qui demandent toujours à leurs interlocuteurs s’ils ne sont pas eux même catholiques !).
         Lorsqu’il sort de son collège et qu’il se retrouve dans une cabine téléphonique, Holden réalise donc qu’il ne veut en fait appeler personne. Pendant tout le récit, il confessera n’apprécier juste que deux bonnes sœurs avec qui il discutera par hasard (ces religieuses sont sincères mais apparaissent surtout comme des ovnis amusants) et James Castle (un collégien qui a été balancé par la fenêtre pour avoir refuser de retirer des méchancetés qu’il avait dites ; certes, il s’agit d’un martyre courageux et d’un homme d’honneur, mais il est quand même mort pour rien). Les rares personnes qu’Holden trouvent intelligentes ne sont autres que son camarade Carl Luce et Mr Antolini, un des anciens professeurs (tous deux sont peut-être des pédés refoulés et on sait qu’Holden n’a pas une haute opinion des homosexuels), sa petite sœur Phoébé (quand même très jeune) et son petit frère Allie (mort prématurément). La liste n’est donc pas très longue.

         Mr Antolini, rappelle un moment les mots du psychanalyste Wilhelm Stekel : « l’homme qui manque de maturité veut mourir noblement pour une cause. L’homme qui a atteint la maturité veut vivre humblement pour une cause. » Pour quelle cause Holden adulte devrait vivre ? Pour être un attrape-cœurs ? Cette aspiration paraît peu réalisable puisqu’Holden ne cesse de s’enfoncer dans sa fuite et son dégout.
         A la fin du récit, Holden peine à se retenir pour ne pas vomir. Certes, Holden est à jeun et a du mal à se remettre de ses cuites de la veille mais métaphoriquement, c’est bien le monde entier, ce monde horrible, qu’il dégueule. C’est d’ailleurs pour cette raison même que le misanthrope Holden envisage de partir au loin, vers l’Ouest pour vivre seul et simplement : il se ferait passer pour un sourd muet et vivrait d’un petit boulot. Mais ce projet hâtivement décidé nous paraît bien ridicule dès lors que sa jeune sœur Phoébé envisage de l’accompagner dans sa fugue. On comprend alors avec ce parallèle que cette intention de fuir, issue d’une révolte sans cause, est tout à fait puérile et irresponsable.
         En y renonçant (avec des motivations pourtant inexistantes voire fortuites), on peut penser qu’Holden va enfin s’engager vers l’âge adulte. En mettant un terme à son périple déprimant, enclenché par sa misanthropie, on peut deviner que Holden choisit d’être l’attrape-cœurs rêvé. On l’imagine ainsi adulte, réveillant le cœur et l’esprit des gens pour les sauver d’un conformisme idiot et aliénant. Ou alors perpétuant sa puérilité en continuant sans fin à se faire virer de collèges privés pour mauvaises notes.

         Cette interprétation de L’Attrape-cœurs est sûrement très personnelle, je l’admets. Cela ne doit rien changer à l’audace intrinsèque de cette œuvre audacieuse et émouvante. On retiendra ainsi le style efficace (pas de description) et provocateur [« où je suis né, et à quoi ça a ressemblé, ma saloperie d’enfance, et ce faisaient mes parents avant de m’avoir, toutes ces conneries à la David Copperfield, (…) j’ai pas envie de raconter ça et tout»], marqué par un vocabulaire familier. L’Attrape-cœurs baigne une ambiance très particulière : tour à tour drôle, sordide (la rencontre avec la pute) et inquiétante (les étranges pratiques des gens à l’hôtel où réside Holden ; les « je t’encule » écrits un peu partout ; la déambulation finale de Caufield, alors complètement bourré). La singularité de cette œuvre est d’autant plus forte qu’il s’agit du seul roman de Salinger.



Barriera / La Barrière (1966)
Le Départ (1967)
Deep End (1970)
de Jerzy Skolimowski


         Les films polonais des années 60 de Jerzy Skolimowski sont influencés de façon évidente dans leur ton léger par la Nouvelle Vague et préfigurent en même temps la série des films de Truffaut avec Doisnel : Signes particuliers : néant (1964), Walkover (1965), La Barrière et Haut les Mains (1967) reprennent l’idée d’une saga de films avec le même personnage principal, un éternel « adulescent », double attachant du réalisateur (joué par Skolimowski lui-même dans trois films sur quatre). Il est probable que cette idée ait influencé Truffaut pour faire évoluer le personnage des Quatre Cent Coups (1959) avec le sketch d’Antoine et Colette (1964) puis Baisers volés en 1968. D’ailleurs, la vedette du Départ n’est autre que Jean-Pierre Léaud lui-même.
         Le lien avec notre sujet, c’est que le début de l’œuvre de Skolimowski est très cohérent. En effet, il nous dresse avec précision des portraits d’adolescents en voie de devenir des adultes. Ce difficile passage vers la maturité , ralenti par l’enferment dans une passion (une rébellion, un béguin pour les voitures, un sentiment amoureux), n’est pas systématique et ne réussit pas toujours.



         Dans La Barrière, le héros quitte ses études et on ne sait trop pourquoi. Il va voir son père avant qu’il ne meure et rencontre une jeune fille conductrice de tramway. Dans la séquence d’ouverture, il s’est plaint avec ses amis des adultes qui jouissent de tout ce dont il rêve matériellement : une voiture, une grande propriété… Pourquoi doit-il attendre d’être « vieux » pour en profiter ? Au regard de ces vieux grotesques dans la maison de retraite de son père, pour lui, il pense qu’il sera déjà trop tard.
         On l’aura compris, la barrière du titre, c’est bien celle qui existe entre les générations. Le personnage principal, lui, préfère ne rien faire et sa révolte restera passive et silencieuse. Sa petite amie, perturbée par un même incident (la mort de son père également), décide elle avec réalisme de retourner à son travail. Skolimowski, qui cette fois n’a pas interprété le personnage principal, le dépeint avec moins d’attention et de tendresse que dans ses autres films, semblant ainsi dénoncer l’immaturité de son héros comparé à la responsabilité de sa petite amie.
         Le regard sur la jeunesse paraît donc assez sévère. Très drôle, La Barrière pose cependant clairement des questions graves et importantes. Skolimowski alterne lyrisme et loufoquerie, tout en mélangeant le réalisme (la peinture de la Pologne des années 60) avec la métaphore (la course de la vie joliment représentée par une marche effrénée de plusieurs individus qui s’arrête pour qu’on évacue les défunts) ou l’onirisme.



         Le Départ, tourné en Belgique, est le film du réalisateur polonais qui ressemble le plus à un film de Nouvelle Vague à cause de la présence de Jean-Pierre Léaud. Ce dernier incarne un jeune coiffeur passionné de courses de voiture. Ce hobby constitue un refuge pour ne pas passer à l’âge adulte. Or, la veille de la course automobile tant attendue, il couche avec la fille dont il est amoureux et manque le départ de la course. En renonçant involontairement et incidemment à sa passion pour les voitures, Léaud a pris un autre départ, celui vers l’âge adulte. Fin du film et de son sujet : la pellicule se met donc à brûler, préfigurant la fin du Macadam à deux Voies de Monte Hellman (1971).



         Dans Deep End, tourné en Angleterre par un Skolimowski en l’exil, le héros refuse aussi de grandir. Peter travaille dans des thermes qui ressemblent en fait plus à un bordel qu’autre chose. Les couleurs rouges criardes des bains sont les mêmes que celles des boîtes de nuit du swinging London. Par cette comparaison, Skolimowski semble vouloir nous montrer un négatif sordide du Blow Up d’Antonioni : dans le Londres des années 60, tout n’était pas cool et les jeunes n’étaient pas tous des photographes ou des mannequins sexys. Skolimowski nous montre des jeunes vivant des maigres salaires gagnés grâce à des boulots minables pour lesquels ils ont arrêté leurs études.
         Notre Peter Pan est peu benêt. Il trouve son refuge dans l’amour d’une collègue de travail un peu salope. Il l’aime tellement qu’il fait tout pour qu’elle ne couche pas avec ses amants : il crève des pneus de voiture, il fait sonner des alarmes incendie, il devient omniprésent… Pourtant, Peter ne fait pas le poids car il reste un gamin : au moment où la rousse concède de s’offrir à lui, Peter n’arrive pas à bander !
         Malgré l’attention porté aux personnages, la noirceur sociale est telle (on touche le fond, le Deep end) que les choses ne peuvent qu’empirer et la romance va virer au meurtre (même accidentel !). Avec Deep End, Skolimowski réalise ainsi une de ses œuvres les plus abouties tant plastiquement que thématiquement.


         Tous ces portraits d’adolescents sont d’autant plus forts qu’ils me parlent personnellement. Je me reconnais beaucoup dans cet Holden Caufield, issu d’une école privée bourgeoise, véritable échec scolaire qui rêve d’être un attrape cœurs mais dont les exigences sociales le mènent à l’asocialité. C’est également moi le personnage de la Barrière qui se demande pourquoi il faut attendre d’avoir fini ses études et d’avoir bien vécu pour pouvoir profiter des mêmes choses que ceux qui sont plus âgés. Comment ne pas voir un reflet de ma personnalité à travers le personnage passionné du Départ ou celui, naïf, de Deep End vouant un culte secret à la rousseur ? On devine que tous ces personnages vont passer à l’âge adulte. La fin de ces œuvres est d’ailleurs presque toujours ouverte. Mais elle s’avère souvent assez sombre (en particulier Deep End). La maturité viendra donc mais à quel prix ?

mardi 9 août 2011

Submarine (2011) de Richard Ayoade


         Submarine, précédé d’une aura acquise au festival de Toronto puis de Sundance, se présente comme le film « indie » britannique du moment. Premier film de Richard Ayoade, réalisateur trentenaire issu du clip, Submarine n’échappe en effet à aucune des ficelles du cinéma indépendant dont il semble même illustrer l’arrivée à un certain classicisme thématique et formel.

         Submarine s’apparente à un teen movie : du haut de ses 15 ans, Oliver Tate se pose beaucoup de questions existentielles. Deux préoccupations majeures le démangent plus particulièrement: il rêve de coucher avec sa petite amie et espère pouvoir sauver le couple parental d’une dérive imminente. Ayoade nous « plonge » alors dans la pensée de cet adolescent drôle et timide.
         Les choix esthétiques audacieux ne nous étonnent donc pas tant ils deviennent communs de nos jours. Une voix-off donne ainsi d’emblée le ton : à la fois libre, fantasque et décalé. Le réalisateur privilégie l’onirisme, la mise en abyme ainsi qu’une grande attention portée aux détails et aux personnages. Il revendique surtout haut et fort ses maîtres.
         En effet, Aoyade éparpille référence sur référence à la pop française (Oliver possède l’album de Gainsbourg Initiales BB) et à la Nouvelle Vague : des titres sur fond noir (avec des lettres en majuscules colorées) ouvrent les chapitres alors qu’une musique à la façon de celle de Georges Delerue lorgne vers Le Mépris ; la coupe au bol de la girlfriend d’Oliver nous fait penser à celle d’Anna Karina ; le réalisateur copie le final des 400 Coups avec une course vers le rivage d’une plage ; dans la chambre d’Oliver, il y a une affiche du Samouraï et une peinture reprenant une image de Ma Nuit chez Maude ; Oliver envoie sa copine voir le Jeanne d’Arc de Bresson, film adulé par les jeunes turcs.
         Submarine se place également sous la paternité du Lauréat de Mike Nichols, autre histoire de passage d’un ado à l’âge adulte : même présence d’un aquarium dans le salon et même image d’une plongée dans la piscine ; même utilisation d’une musique folk-rock de Alex Turner (chanteur des Artic Monkeys), style Simon & Garfunkel ; un jeu similaire avec le cadre en faisant disparaitre le personnage de l’écran. Enfin, d’un point de vue littéraire, Submarine cite directement Sallinger et nous évoque tant l’univers « collège privé anglais » de Roald Dahl que l’humour de John Lennon (Oliver n’est pas sans ressembler au beatle : we all live in a Yellow Submarine).
         Cette accumulation peut ainsi nous paraître bien vaine. Nécessaire, elle contribue en fait à illustrer l’état d’esprit et le regard d’Oliver, cinéphile solitaire et attachant. Engoncé dans son caban, l’air flegmatique et blafard, Oliver semble hésiter à sortir de sa passivité et de sa rêverie. Son univers n’est en effet pas très prometteur. Submarine véhicule une vision naturaliste de la province anglaise : le père d’Oliver est aussi absent que dépressif, alors que sa fofolle de mère est attirée par un grotesque gourou. Le sommet de cette vision douce-amère réside dans la personnalité frigide de la petite amie d’Oliver qui refuse tout romantisme. Le personnage, comme le film, finira par l’accepter mais il conserve une distance qui empêche le spectateur d’adhérer pleinement à cette vision.

         Submarine ne s’avère donc ni révolutionnaire ni novateur. Néanmoins, il parvient, par son ton, à se démarquer sensiblement du conformisme ambiant du cinéma indépendant actuel. Il nous dresse en effet un portrait d’adolescent nuancé et juste.