lundi 13 mai 2013

La Loi (1958) de Jules Dassin

Victime du maccarthysme, l'américain Jules Dassin s'exile en Europe au tournant des années 50: il tourne Les Forbans de la Nuit (1950) en Angleterre, Du Rififi chez les Hommes (1954) en France, Celui qui doit mourir (1957) en Grèce et La Loi en Italie. Adapté d'un roman de Roger Vailland, lauréat du Goncourt de l'année 1957, La Loi est un film sur la mafia avec des airs de tragédie grecque.
 
Contemporain du Défi de Francesco Rosi, La Loi est située dans le Sud de l'Italie et entend révéler les coutumes de la mafia locale. L'action est située dans un petit village arriéré de pêcheurs des Pouilles, croulant sur la chaleur du soleil. L'inspecteur de police est corrompu et le juge impuissant et Don César (Pierre Brasseur), un riche seigneur, respecté mais mourant, règne sur la ville. L'emprise de la bourgade est aussi disputée par Matteo Brigante (Yves Montand), un truand qui entend bien « faire la loi». Non seulement Brigante porte bien son nom mais il affublé d'un couteau à cran d'arrêt et d'une balafre à la joue droite. La loi du titre du film renvoie elle à un jeu traditionnel, un jeu de boisson qui veut que le vainqueur dicte ses règles aux vaincus. Autoritaire et violent, Brigante veut appliquer les règles arbitraires de ce jeu au petit village qu'il tourmente.
 
Une servante "sauvageonne" (campée par... Gina Lollobrigida) va se confronter au caïd et affirmer son indépendance dans une région où l'homme règne encore en maître, en utilisant son corps et la ruse. Ce personnage féministe et débrouillard va gagner sa bataille contre la mafia avec le soutien de son amant (joué par Marcello Mastroianni), un agronome qui, parce que venu du Nord du pays, incarne la raison et l'Etat de droit. A la représentation du Sud, à mi-chemin entre le document (les séquences de pêche sont proches du néoréalisme) et le mythe, La Loi propose une vision optimisme de réforme et de modernisation.
 
Dans La Loi, le film sur la mafia se double d'un tragédie grecque. Les thématiques principales de La Loi sont en effet la quête du pouvoir et le hasard (le jeu de la loi). Don César, par son nom à consonance romaine, par son interprète (Pierre Brasseur, un acteur au jeu théâtral) et par son rôle (le patriarche mourant dont la fortune est convoitée par plusieurs femmes et collectionne des œuvres de l'antiquité) apparaît comme un personnage dramatique. Melina Mercouri[1] interprète une Anna Karérine (elle lit même le roman de Tolstoï), une épouse mature qui veut fuir son fonctionnaire de mari pour un beau jeune homme. Enfin, assis sur un banc dans la place principale, les villageois oisifs (dont le jeune Joe Dassin, fils de Jules) commentent l'action tel un chœur antique.
 
Avec ses nombreux personnages et son intrigue complexe, La Loi a ses défauts et accuse des longueurs. Mais il bénéficie aussi et surtout d'une mise en scène inspirée de la part de son réalisateur. Jules Dassin inaugure ainsi son film par un mouvement de caméra descendant sur la façade d'un immeuble et s'arrête à chaque étage pour révéler les préoccupations de chacun des habitants. La Loi séduit par son aspect sensuel, notamment dans ses scènes de violences (flagellation de la Lollobrigida) ou osées (celles où Gina Lollobrigida ou Melina Mercouri aguichent les hommes). Plus ambitieux mais moins réussi que Du Rififi chez les Hommes, La Loi n'en est pas moins une œuvre impressionnante dans la filmographie de Jules Dassin: le film illustre le progressisme de Dassin, paradoxalement associé à un sens du tragique.
 
27.04.13.
 


[1] L'actrice grecque jouait déjà dans Celui qui doit mourir et épousera Dassin en 1962.

Ragtime (1981) de Milos Forman

Fuyant le Printemps de Prague de 1968, le tchèque Milos Forman s'installe aux Etats-Unis et obtient en 1977 la nationalité américaine. Quatre ans après, il se lance dans Ragtime, un vaste projet sur l'Histoire de l'Amérique du début du siècle.
 
Adaptation d'une œuvre de E. L. Doctorow, auteur de romans historiques, Ragtime évoque des faits et personnages réels qui ont marqué l'Amérique des années 1900 jusqu'à la Première Guerre Mondiale: le «crime du siècle» ou l'assassinat de l'architecte Stanford White par le millionnaire Harry Kandall Thaw[1]; les exploits du magicien Houdini; l'acquisition par le banquier JP Morgan de la bible de Gutenberg pour sa bibliothèque privée; la réception du premier noir-américain Booker T. Washington à la Maison Blanche par le Président Théodore Roosevelt; ou encore les prouesses du New York City Police Commissioner de l'époque Rhinelander Waldo.
 
A ces évènements authentiques, Ragtime associe le destin d'une famille bourgeoise de New Rochelle, banlieue cossue de New York. Cette famille, apparemment sans histoire, va être confrontée à la question noire: elle recueille une jeune domestique de couleur dont le mari, un pianiste de ragtime, va être victime de discriminations et d'humiliations. Le musicien refuse de voir son honneur et ses droits bafoués et va se lancer dans un conflit armé et sanglant afin d'obtenir réparation.
 
Mélangeant la fiction et la réalité, combinant les destins individuels avec le sort d'une Nation sur une période d'une dizaine d'années, Ragtime relève de la fresque épique. La durée du film (2h30) et l'importante production de Dino De Laurentis sont d'autres éléments qui confortent la grandeur du spectacle. Il faut noter que le fond musical (les airs de la Belle époque et le ragtime, c'est-à-dire des valses européennes et la construction d'une musique vernaculaire) semble être un fil directeur de cette histoire de l'Amérique, au même titre que dans le contemporain American Pop (1981) de Ralph Bakshi.
 
L'intérêt porté pour cette histoire de l'Amérique du début du siècle et des immigrants se retrouvera également dans Il était une fois en Amérique (1984) de Sergio Leone, film assez proche visuellement et où l'on retrouve la comédienne Elisabeth McGovern. Comme le film de Leone, le film de Forman, bercé par une musique mélancolique d'un autre temps (ici, la bande son est signée par Randy Newman) est emprunt d'une certaine nostalgie, celle de la part d'un réalisateur étranger qui regrette une histoire fondatrice qu'il n'a jamais connue.
 
Selon certaines sources, le projet de Ragtime aurait d'abord été proposé à Robert Altman. Il est vrai que le film épouse plusieurs caractéristiques du cinéma d'Altman à savoir un cinéma choral, où différents destins s'entrecroisent, et une critique acerbe de l'Amérique. Chronique de la modernisation et de l'urbanisation d'un pays, Ragtime revient sur racines contestables de l'Amérique: le racisme et la violence, la difficile construction d'un état de droit, les clivages sociaux, la cupidité et l'individualisme. Le père de la famille de Ragtime, peine à rassembler ses proches: son beau-frère rentre dans le terrorisme armé de la cause noire, sa femme s'éloigne de lui, alors que lui-même oublie de s'occuper de son fils. On sent que la sympathie de Forman, réalisateur d'origine tchèque, est portée sur les pauvres issus de l'immigration: un charismatique juif d'origine juive finit par devenir metteur en scène à Hollywood.
 
Fresque épique, Ragtime revient sur les fondements de l'Amérique moderne et Milos Forman, reconnaissant mais critique comme bien des cinéastes immigrés (Wilder, Sirk...), la célèbre tout en en dénonçant ses travers. Forman allait poursuivre dans cet exercice de mythification/démythification avec son film suivant sur Wolfgang Amadeus Mozart.
 
26.04.13.


[1] Cet évènement avait déjà donné lieu au film La Fille sur la Balançoire (1955) de Richard Fleischer.

Sleepers (1996) de Barry Levinson


Auteur de Rain Man, oscar du meilleur film de l'année 1989, Barry Levinson enchaîne les succès populaires dans les années 80-90. Bénéficiant d'une belle distribution, Sleepers dénonce les violences sexuelles dans le système carcéral.

Une modernisation des films des Dead End Kids. La première partie de Sleepers, chronique des années de jeunesse d'adolescents délinquants dans le Hell's Kitchen des années 60, apparaît comme une modernisation des Anges aux Figures Sales ou d'autres films avec les Dead End Kids, populaires dans les années 30. Les protagonistes, quatre jeunes copains, font les quatre cent coups: ils s'éclaboussent avec les bouches incendies dans la rue, zieutent en cachette les filles se déshabiller et bronzent au soleil sur le toit des immeubles. Mais la bande va plus loin, aide les gangsters locaux et vole des hot dog au marchand ambulant. Robert De Niro, dans le rôle du père Bobby, remplace Pat O'Brien dans la figure du prêtre bienveillant qui échoue à remettre dans le droit chemin des gosses perdus, en proie à la criminalité. Vittorio Gassman joue lui un vieux mafieux à la retraite qui fascine les gamins et qui écoute du Dean Martin dans son restaurant. 

L'action de cette première partie est située dans les années 60, évoquées principalement grâce à la bande-son (les Four Seasons, les Beach Boys, Donovan...). Barry Levinson, qui adapte le récit autobiographique de Lorenzo Carcaterra, se sent à l'aise dans cette période, ayant lui même également signé une série de films à caractère autobiographique sur sa jeunesse dans les années 50 à Baltimore (Diner, 1982; Tin Men, 1984; Avalon, 1990 et Liberty Heights, 1999).[1]  

Un film engagé contre les dérives du système carcéral doublé d'un film de procès. La seconde partie de Sleepers est consacrée à la dure incarcération des délinquants juvéniles dans une maison de redressement. Les enfants connaissent un châtiment bien plus cruel que celui qu'ils méritaient et font l'objet de tortures et de viols par les gardiens. Cette partie, particulièrement sombre et violente, est le cœur du film qui entend dénoncer ces pratiques qui auraient existé mais que renie catégoriquement l'administration pénitentiaire. En ce sens, Sleepers est un film à thèse, un film engagé: la violence qu'a subi les garçons conduira la moitié d'entre eux à la récidive alors que tous resteront à jamais détruits et traumatisés par cette expérience horrible.

La troisième et dernière partie de Sleepers s'apparente au film de procès: les gamins ont grandi et deux d'eux d'entre se vengent en tuant un ancien geôlier. Les deux derniers (dont un est devenu procureur) orchestrent leur revanche et retournent la situation en dirigeant le procès à l'encontre des gardiens. Le père Bobby viendra témoigner en leur faveur et sacrifier un temps sa foi par un parjure au profit de la rédemption des anges déchus.

Le récit, coupé en trois temps, repart donc à plusieurs reprises dans des directions différentes et on a parfois l'impression que le film manque d'unité dramatique. Par plusieurs aspects (modernisation d'une forme du cinéma des années 30, mise en scène classique, reconstitution soignée) Sleepers est un film conventionnel mais on retient néanmoins sa noirceur, sa violence ainsi que son propos engagé.

 

28.04.13



[1] Levinson privilégie en effet les films faisant l'objet de reconstitution: Le Secret de la Pyramide (1986) se déroule dans le Londres des années 1880, Le Meilleur (1982) dans les années 20, Bugsy (1991) dans les années 30, Good Morning Vietnam dans les années 60.

Tous les Matins du Monde (1991) d'Alain Corneau

Centré sur la rencontre entre deux authentiques musiciens de l'époque de Louis XIV (Marin Marais et Monsieur de Sainte-Colombe), Tous les Matins du Monde a contribué, lors de sa sortie, à un regain d'intérêt certain pour la musique baroque.
 
On pourrait penser que le film de Corneau s'inscrit dans un genre conventionnel, le films en costume, genre dans lequel excelle le cinéma français de l'époque qui se plait à reconstituer le Grand Siècle[1]. Néanmoins, l'action du film, bien que située au XVIIème siècle, n'insiste pas sur le faste de la Cour du Roi Soleil.
 
En effet, le film de Corneau montre la fascination de Marin Marais, prestigieux musicien de la Cour, pour son maitre de viole Monsieur de Sainte-Colombe, un vieil homme, veuf et misanthrope, qui s'est retiré de la vie publique et joue dans le noir d'une cabane installée dans le jardin de sa demeure. Les sympathies du réalisateur vont envers la vie austère mais sincère du janséniste Sainte-Colombe. Dès lors, Versailles ne nous est que très peu montré, le film insistant sur la vie rurale et champêtre de Sainte-Colombe.
 
Visuellement, le film recherche également l'ascèse et s'inspire des natures mortes du peintre Lubin Baugin (présenté dans le film comme un ami de Sainte Colombe) ainsi que des toiles en clair-obscur de Rembrandt ou De La Tour où des pièces ne sont éclairées que par la lumière d'une faible bougie. Ce traitement visuel rejoint la conception musicale de Monsieur de Sainte-Colombe qui recherche l'absolu et le recueillement dans son art. L'idée est simple: la musique n'est pas à la Cour du Roi, la musique se trouve dans les profondeurs du cœur du musicien qui, par son instrument, parvient à communiquer sa douleur.
 
Stylistiquement épuré, centré sur un nombre restreint de personnages et délaissant les enjeux politiques de l'époque, Tous les Matins du Monde se consacre entièrement à son sujet principal qui est la musique. La viole de gambe, instrument archaïque (ancêtre du violoncelle), peut parfois paraître ennuyeux mais force est de reconnaître que la beauté de ses sonorités reste intacte. Elle est la manifestation de l'idée majeure du film qui consiste à allier la beauté avec la sobriété.
 
25.04.13.



[1] Le césar du meilleur film de l'année 1991 revient à Cyrano de Bergerac de Jean-Paul Rappeneau; le césar de l'année 1992 à Tous les Matins du Monde de Corneau, également avec Gérard Depardieu; le césar de l'année 1997 à Ridicule de Patrice Leconte. Dans la même veine, on recensera L'allée du Roi (1995) de Nina Companéez, Saint-Cyr (2000) de Patricia Mazuy, Vatel (2000) de Roland Joffé, Le Roi danse (2000) de Gérard Corbiau.