mercredi 12 décembre 2007

Le Rapace (1967) de José Giovanni



José Giovanni est un homme au parcours peu conventionnel. Résistant (ou collaborateur ?) pendant l'occupation, gangster après la Libération, condamné à mort puis gracié, le corse d’origine devient auteur de romans basés sur ses expériences personnelles. Son intrusion dans le monde de l’écriture lui ouvre ensuite les portes du cinéma : après avoir longtemps été scénariste et adaptateur de ses propres ouvrages (pour Jean-Pierre Melville, Claude Sautet, Jean et Jacques Becker, Jacques Deray, Robert Enrico ou encore Henri Verneuil), Giovanni réalise son premier film La Loi du survivant en 1966 d’après son livre Les Aventuriers qui sera de nouveau porté à l’écran l’année suivante par Robert Enrico. Le Rapace, son film suivant, d’après une série noire de John Carrick, s’apparente à un film d’aventures exotiques flirtant avec le western spaghetti et le film politique.


Le « rapace » du titre est un tueur à gages surnommé aussi « le rital ». Il doit assassiner l’actuel président d’une république latino-américaine dans la fin des années 30. On lui impose comme acolyte Miguel Juarez, jeune idéaliste convaincu par la nécessité d’une révolution qui est vite dégouté par son cynisme. Le rapace le surnomme Chico par dérision en raison de sa juvénilité et de sa candeur.


C’est Lino Ventura qui campe ledit rapace. José Giovanni retrouve alors l’acteur qui avait déjà été l'interprète d'adaptations de ses romans : Classe tous risques (1960) de Claude Sautet, Le Deuxième Souffle (1966) de Jean-Pierre Melville, Les Grandes Gueules (1966) et Les Aventuriers (1967) de Robert Enrico. Leur collaboration se poursuivra ensuite avec Dernier Domicile connu (1970) puis Le Ruffian (1983).

Le Rapace joue sur l’exotisme des révolutions mexicaines déjà exploré par le cinéma américain. En effet, le film a été entièrement tourné au Mexique avec des acteurs locaux. Les paysages sont donc magnifiques d’un bout à l’autre du film qui jouit en fait d’une formidable authenticité. Il en est de même pour l’envoutante musique de François de Roubaix, fidèle collaborateur de Giovanni[1], qui a fait appel au groupe péruvien « Los Incas ».
Le Rapace fait aussi penser à un western spaghetti. Le rapace est en effet un personnage archétypal du western transalpin : celui de l’ange exterminateur aux motivations ambigües qui part aussi vite qu’il est arrivé. La mort le guette à tout moment et son cynisme ainsi que sa cupidité sont encore des caractéristiques communes entre les deux personnages. De plus, l’harmonica et la guimbarde de la musique de Roubaix ne sont pas sans rappeler les partitions d’Ennio Morricone.
Cependant, le rapace n’est pas un personnage amoral comme dans le western spaghetti. Certes, le rapace est très sarcastique mais, malgré son apparence laconique, il détient un certain nombre de valeurs. Le rapace a tout d’abord un véritable respect envers les femmes. De plus, il est persuadé que la révolution ne mène à rien puisqu’un système dictatorial ne peut être remplacé que par une autre dictature, les hommes politiques étant toujours des manipulateurs avides de pouvoir.

Ainsi, Le Rapace se transforme en film politique façon El Chuncho / Quien Sabe ? de Damiano Damiani sorti un an auparavant. Le Rapace nous montre en effet progressivement un face à face entre Chico, le jeune idéaliste plein d’espoirs, et le rapace, vieux baroudeur désabusé et à tout jamais désillusionné. Finalement, le film de Giovanni penchera plutôt pour le camp du pessimiste rapace.

Ce qui différencie aussi le rapace du vengeur violent du western spaghetti, c’est que le rapace est en réalité un homme de cœur. En effet, ce n’est pas parce qu’il ne prend pas part à la révolution à laquelle il semble se désintéresser, qu’il n’est pas pour autant un homme sans cœur. Rappelons la citation de Dostoïevski à l’ouverture du film: « Mais, mon ami, on ne peut pas vivre absolument sans pitié ». En fait, Le Rapace nous offre aussi une histoire d’amitié virile entre Chico et le tueur à gages, comme les aime bien José Giovanni.
Cependant, le personnage de Ventura reste complexe et ambigu. L’argent semble en effet ne pas être une véritable motivation du tueur à gages. En fait, le rapace erre sans but tel un fantôme. Il se retrouve toujours dans des situations qui ne le concernent pas et tourne autour de la mort, tel un rapace autour des cadavres.


Très méconnu par le public et trop souvent négligé par les critiques, Le Rapace est pourtant un film admirable qu’il faut découvrir. En effet, José Giovanni a signé un film très réussi en montrant qu’il était capable de manier aussi bien l’action que la réflexion.
Deux ans après Le Rapace, Giovanni retrouve Lino Ventura pour Dernier Domicile connu, film policier qui est sans aucun doute son film le plus célèbre.

12.12.07.
[1] François de Roubaix a signé la partition de tous les films réalisés par José Giovanni de La Loi du Survivant (1966) à La Scoumoune (1972) inclus, soit presque jusqu’à sa mort tragique en 1975. En effet, François de Roubaix est mort accidentellement lors d’une plongée sous-marine aux Canaries.

dimanche 9 décembre 2007

Metropolis (1927) de Fritz Lang


        Fritz Lang tourne Metropolis après Les Nibelungen (1924), grande épopée wagnérienne en deux parties qui avait confirmé sa capacité à réaliser des films à gros budgets. Produit par la prestigieuse UFA, symbole de la gloire et du prestige du cinéma allemand, Metropolis se présente comme un film grandiose et ambitieux.
        Aujourd’hui encore, Metropolis est considéré comme l’un des « plus grands films de toute l’histoire du cinéma ». Pourquoi cette appellation ? Pourquoi une telle renommée ? Deux raisons peuvent être données. Metropolis est en effet un « film-monstre », un film démesuré dans sa conception, audacieux dans sa réalisation. C’est aussi un « film-phare » par ses nombreuses inspirations et influences ainsi que par son fascinant syncrétisme.


        Metropolis signifie « la ville-mère ». En effet, Metropolis est une grande ville, une capitale, dans le monde de demain dans lequel s’opposent deux classes : une classe frivole et privilégiée qui vit dans les infinis gratte-ciels, et une classe ouvrière esclave au service de la première et qui vit dans les souterrains. John Fredersen est le chef de cette cité. Son fils Freder tombe amoureux de Maria, une fille du peuple qui contient une possible rébellion des travailleurs. Fredersen va demander à Rotwang, un savant, de construire un robot à l’image de Maria, pour créer une fausse insurrection afin de l’écraser. L’androïde va semer le désordre mais le peuple va finalement se réconcilier avec les dirigeants.

        Metropolis est avant tout un film au tournage pharaonique de plus d’un an. Il a nécessité 36 000 figurants, 620 km de pellicule et le budget est passé de un à six millions de marks… Pour l’occasion, la UFA construit de gigantesques décors et engage les meilleurs techniciens : la photographie est confiée au talentueux Karl Freund[1] et les nombreuses explosions et effets spéciaux ne sont pas négligés. Le film bénéficie aussi de la brillante et violente musique de Gottfried Huppertz qui avait déjà dirigé Wagner pour Les Nibelungen. Tout est fait pour impressionner le spectateur.
        La réalisation de Fritz Lang est très audacieuse. Comme il s’agit d’un film de science-fiction, une vision futuriste du monde s’impose. Ainsi, tous les efforts seront d’abord du domaine visuel. Les trucages du film sont bluffants. Les plans de la ville, très impressionnants, sont tournés à partir de maquettes. Lang s’inspire de New York qu’il a visité un an auparavant : la ville aux immenses immeubles est en perpétuel mouvement, les individus, les voitures et les avions ne cessent de se déplacer. La luminosité de la ville la nuit accroit cette constante agitation humaine.

        De plus, Lang expérimente beaucoup de techniques cinématographiques comme la surimpression, la caméra placée sur une balançoire ou encore le montage parallèle. Des recherches originales sont aussi effectuées au niveau des cartons. Le projet de Lang est donc très ambitieux du point de vue artistique.

        Le film est pour origine un roman de Thea Von Harbou[2], la propre femme de Fritz Lang. Son livre tentait de concilier de nombreux éléments culturels et historiques européens. En cela, on peut parler pour Metropolis d’une œuvre syncrétique.
        Tout d’abord, Metropolis est empreint d’influences bibliques : la référence au Moloch (divinité démoniaque à qui l’on sacrifiait des enfants) mais aussi l’épisode de la tour de Babel raconté par la prêtresse Maria.
        Ensuite, Metropolis rappelle l’héritage chrétien de la civilisation européenne : la réunion des ouvriers dans des souterrains comme les chrétiens dans les catacombes, la très sainte Maria qui prie pour la paix et attend la venue d’un médiateur (le messie) et qui s’oppose à l’Eve tentatrice, son double en robot, qui finira par être brulée sur le parvis d’une cathédrale comme une sorcière, ou encore le cauchemar de Freder qui aperçoit la Mort avec sa faux, accompagnée des sept péchés capitaux.
        Le Moyen-âge est aussi évoqué avec la maison du savant Rotwang qui refuse de vivre dans la ville nouvelle.
        Metropolis renvoie à la Révolution française lorsque les ouvriers se révoltent et dansent une sorte de carmagnole autour des usines dévastées sur fond de la Marseillaise.
        Metropolis est cependant ancré dans son temps, celui des folles années 20 avec la critique du monde bourgeois frivole qui apprécie les fêtes galantes et les divertissements. L’ambiance du film est parfois art-déco. On y voit aussi l’exaltation du sport par les jeunes athlètes qui annonce Les Dieux du Stade (1938) de Leni Riefenstahl.


        Enfin, le film nous offre une étonnante vision marxiste de la société. Dans Metropolis en effet, le monde est divisé entre prolétaires exploités jusqu’à l’esclavage et riches bourgeois exploiteurs et insouciants. Mais ici, la lutte des classes ne menant à rien, c’est plutôt l’entente entre prolétaires et capitalistes qui doit s’opérer. Ainsi, le message de Metropolis est très simpliste : en faisant se joindre les mains du contremaître et du patron, devant les ouvriers rassemblés sur le parvis d’une cathédrale, le jeune Freder est le « médiateur » entre la main et le cerveau. Cette conclusion est tellement sommaire que Fritz Lang la reniera très tôt.


        Fritz Lang a toujours été considéré comme un cinéaste expressionniste. Cependant, les sujets qu’il aborde sont assez réalistes et s’opposent donc au fameux mouvement allemand : association de criminels dans Les Araignées (1919), espionnage dans Les Espions (1928) ou encore pédophilie dans M. le Maudit (1931). Si dans Metropolis Lang assimile ses règles (le jeu des ombres et des perspectives surtout) et introduit de nombreuses scènes oniriques, son film s’apparente en fait plus à de la science-fiction qu’à de l’expressionisme puisqu’il semble sombrer davantage dans le merveilleux que dans le fantastique.

        Metropolis sort à une période où le Futurisme est en pleine expansion. Ce mouvement artistique et intellectuel se développe en Italie et en Russie après la fin de la guerre. On retrouve en effet dans Metropolis l’adoption des notions clés du monde moderne telles que le dynamisme, la vitesse ou encore le machinisme. Cependant, pour Lang, la modernité finit par réduire l’homme à l’esclavage. Cette modernité est un mal au même titre que le diabolique docteur Mabuse ou le meurtrier pédophile de M. le Maudit.
        Metropolis fait aussi penser aux œuvres de H. G. Wells qui a pourtant décrié l’œuvre de Lang en parlant du « film le plus stupide qu’il ait jamais vu ».
        La scène la plus connue de Metropolis est surement celle dans laquelle le robot de Maria prend vie. Cette scène merveilleuse dans tous les sens du terme émeut par sa beauté poétique indéniable. Cette création humaine comme artistique n’est pas sans annoncer le Frankenstein que James Whale réalisera en 1933.


        Metropolis sera un fiasco économique du fait de son budget considérable. Cependant, le film devient mondialement connu. Aujourd’hui, il fait partie du patrimoine mondial de l’Unesco et figure parmi les 91 collections inscrites au registre "Mémoire du monde". Ce film est en fait une œuvre majeure du cinéma muet. C’est en effet un film impressionnant, au syncrétisme passionnant.
        Metropolis est aussi une œuvre marquante aux influences considérables Il inspirera notamment Georges Lucas pour le personnage de C3PO de Star Wars (1977), Ridley Scott pour Blade Runner (1982), Tim Burton pour Batman (1989), le japonais Rintaro pour son film d’animation homonyme Metropolis (2001).


09.12.07.

Metropolis (1927) de Fritz Lang

Blade Runner (1982) de Ridley Scott



[1] Karl Freund avait déjà collaboré avec Fritz Lang pour Les Araignées (1919), troisième film et premier succès commercial du réalisateur.
[2] Thea Von Harbou et Fritz Lang se sont mariés en 1922. Thea Von Harbou a signé les scénarii de tous les films allemands de Lang de La Statue qui marche / La Madone des neiges (1920) au Testament du docteur Mabuse (1933) inclus. Fritz Lang et Thea Von Harbou se sont séparés en 1933 à cause de leurs divergences politiques puisque Thea Von Harbou venait d’adhérer au parti nazi. Lorsque Lang part pour les Etats-Unis en 1933, il quitte sa femme et son pays basculant dans le nazisme.