mardi 30 octobre 2007

Before the Devil knows you’re dead / 7h58 ce Samedi-là (2007) de Sidney Lumet


         Après Gloria (1996), remake du film de John Cassavetes de 1980, Sidney Lumet semblait s’être définitivement retiré dans le monde de la télévision. Cependant, dix ans après, il tente un come-back avec Jugez-moi Coupable, un film de procès comme le réalisateur sait bien le faire. Son film suivant, 7h58 ce Samedi-là renoue avec tous ses thèmes chers et trouve lui aussi parfaitement sa place dans la filmographie de son auteur. Avec ce film dur et violent, le réalisateur de 83 ans parvient à nous montrer qu’il n’a rien perdu de sa force habituelle.


         On suit le destin tragique de deux frères en manque pressant d’argent. Ils décident de faire le braquage de la bijouterie de leurs parents alors qu’ils sont absents. Ils connaissent parfaitement les lieux et savent que l’assurance pourra indemniser Papa et Maman. L’idée parait simple mais, lorsque le braqueur et le vendeur ne sont plus les mêmes personnes, les choses se passent autrement. Confrontés à la mort (involontaire) de leur mère, les deux frères (indirectement responsables) connaissent alors une dangereuse descente en enfer. Construit en un véritable puzzle comme pour montrer le désarroi complet des personnages, le film, avec sa rigoureuse structure en flashbacks, alterne les différents points de vue des protagonistes.


         Tout d’abord, 7h58 ce Samedi-là ressemble grandement à deux autres films du réalisateur. En effet, on pense à Un après-midi de Chien (1975) pour le braquage qui foire. De plus, l’entreprise familiale criminelle rappelle de façon évidente Family Business (1989).

         Mais surtout, on retrouve dans 7h58 ce Samedi-là la constante tension et la nervosité qui caractérisent toute l’œuvre de Sidney Lumet. La tension est d’origine diverse : l’emprise de la peur due à une supériorité (La Colline des Hommes perdus de 1965 et Piège mortel de 1982), un traumatisme ou une obsession (Le Prêteur sur gages de 1965 The Offence de 1973, Equus de 1977 et A la recherche de Garbo de 1984), le monde du travail ( Main basse sur la télévision de 1972 et tous les films mettant en scène des policiers), la guerre des nerfs et la guerre froide (Point Limite de1964), un procès (Douze Hommes en Colère de 1957, Le Verdict de 1982) ou un huis clos (la majorité des films de Lumet ont très souvent des sources théâtrales). Ici, dans 7h58 ce Samedi-là, les deux frères sont déchirés mentalement par le sentiment de la culpabilité et du regret. La tension est aussi celle de la domination mentale qu’exerce le frère ainé sur son cadet.
         Le sentiment d’impuissance face à une machination infernale dont on est d’ailleurs responsable, déjà présente dans Point-Limite (1964), est au cœur de 7h58 ce Samedi-là. Cette impuissance est aussi celle que l’on ressent face aux nouvelles technologies. Dans le film, les téléphones portables ne fonctionnent jamais : lorsqu’on les clape, ils se cassent et lorsqu’on les utilise, on tombe toujours sur des messageries, signe révélateur du manque de communication et de l’incompréhension entre les individus.

         Les personnages de 7h58 ce Samedi-là sont en effet en constant décalage ; ils s’entrecroisent ou se ratent. Lumet adopte lui un regard de moraliste : la plus grande attention que porte le père à son fils cadet et la jalousie du fils ainé qui en découle semblent presque être responsables de la destruction progressive de la cellule familiale. En effet, 7h58 ce Samedi-là est plus qu’un drame, c’est une tragédie. Tout d’abord, il y a ce titre, tiré d’un proverbe irlandais ("May you be in heaven half an hour... before the devil knows you're dead.") qui annonce bien le ton pessimiste du film : il suffit d’un rien pour qu’une simple vie ne se transforme en un véritable cauchemar. Ensuite, il y a ces nombreuses références : l’un des deux frères assiste à la représentation théâtrale de fin d’année scolaire de son fils. Dans la pièce, ce dernier tient le rôle principal, un personnage royal, caractéristique de la tragédie. C’est aussi ce même fils qui réclame de l’argent pour pouvoir assister à une représentation du Roi Lion qui est une réécriture déguisée d’Hamlet de Shakespeare.

         Dans 7h58 ce Samedi-là, le monde est très petit (un des deux frères a pour maîtresse la femme de l’autre) et semble être réduit à celui de la famille. Mais celui-ci court à sa destruction : les frères en arrivent à s’entretuer et le père à assassiner son fils. La noirceur du film est alors à son paroxysme.

         Mais Lumet fait parfois preuve d’une ironie grinçante comme en témoigne la scène où le frère ainé se rend à son rendez-vous habituel pour se droguer : un dessin animé de Tex Avery passe alors à la télévision. Le cartoon n’est pas choisi au hasard puisqu’il s’agit de Jerkey Turckey (1945, parfois traduit en français par Digne Dindon), course poursuite entre une dinde et un chasseur lors de Thanksgiving et dont la morale est plus ou moins « tel est pris qui croyait prendre ». Alors que le frère regarde l’étendue de la ville de New York à travers une baie vitrée, nous entendons en bande-son un célèbre air traditionnel américain. Le regard de Lumet est cynique : l’Amérique qu’il montre est une Amérique malade, droguée, frustrée par le monde du travail et pervertie par l’argent. Ce monde malsain qui a même parfois recours au chantage causera la destruction mentale des personnages de notre histoire.

         7h58 ce Samedi-là montre aussi un monde du travail aseptisé, très propre et composé de cadres aux cravates de couleurs uniformes. Dans cet univers géométrique, un des frères se doit de tout violemment déranger dans son appartement : dans une scène effrayante, il saccage et renverse tout dans un grand moment de désespoir (sa femme vient en plus de le quitter) afin d’ajuster son environnement à son désastre mental.



         La distribution de 7h58 ce Samedi-là est portée par d’excellents acteurs. Lumet allie avec merveille ancienne et nouvelle génération : Phillip Seymour Hoffman et Ethan Hawke, les deux frères, sont remarquables et Albert Finney (qui avait déjà tourné avec Sidney Lumet dans Le Crime de l’Orient-Express, réalisé en 1974, dans lequel il jouait Hercule Poirot) est parfait en vieux patriarche. En plus de la rigoureuse photographie de Ron Fortunato[1], le film bénéficie d’une musique prenante de Carter Burwell. La mise en scène de Lumet est très efficace mais cependant le film n’est pas sans défauts. En effet, le scénario se recoupe trop bien et on peut lui reprocher sa noirceur excessive qui peut paraitre invraisemblable ainsi que sa fin trop pessimiste et dérangeante. 7h58 ce Samedi-là est donc un film très dur, violent et émouvant. Toutefois, si Sidney Lumet n’a rien perdu de sa force, ce n’est surement pas son meilleur film.


30.10.07.





[1] Ron Fortunato a signé la photographie des films de Lumet depuis son passage à la télévision. Il a fait la photographie des épisodes de la série TV 100 Centre Street (2001-2002, traduit en français par Tribunal Center), du téléfilm The Strip Search (2004, traduit en français par Mise à nu) et du film Jugez-moi coupable (2006).

vendredi 12 octobre 2007

The Big Knife / Le Grand Couteau (1955) de Robert Aldrich


         Après avoir révolutionné le western avec Vera Cruz (1954) et le film noir avec En quatrième Vitesse (1955), deux genres classiques du cinéma américain, Robert Aldrich, avec Le Grand Couteau, s’attaque directement à Hollywood qu’il critique ouvertement. Le film est une adaptation d’une pièce de Clifford Odets qui avait déjà été montée au théâtre en 1949: John Garfield y tenait alors le rôle principal. Mais ce dernier mourut d’une crise cardiaque en 1952 alors qu’il allait se rendre devant une commission des activités anti-américaines en raison de ses affinités communistes[1]. Garfield mort, ce fut ainsi Jack Palance, acteur principalement spécialisé dans les rôles de méchants inquiétants, qui le remplaça.


         Jack Palance joue Charlie Castle, un acteur de cinéma dont la vie se voit brisée par l’abandon de sa femme. Pour reconquérir son cœur, il décide de se plier à sa volonté et de ne pas renouveler son contrat avec son producteur Stanley Hoff. Mais celui-ci va exercer du chantage pour garder sa vedette : il avait autrefois étouffé une affaire scandaleuse où Charlie avait tué un passant alors qu’il conduisait en état d’ivresse. Charlie est alors partagé entre la préservation de son couple et celui de son travail.

         Avec Le Grand Couteau, Robert Aldrich signe un pamphlet virulent contre Hollywood. Tout d’abord, l’œuvre dénonce l’industrie du cinéma instaurée par l’usine à rêves puisque l’acteur aux prétentions artistiques ne peut intervenir lors de la conception et la réalisation du film. La qualité et l’intérêt des productions sont ridiculisés à travers l’exemple du film de boxe[2], montré lors d’une soirée, dans lequel joue Charlie Castle. En effet, le film répond aux conventions et aux stéréotypes du genre. A la fin, c’est bien entendu le personnage joué par Charlie qui remporte le match. Sinon, le film serait jugé par les producteurs comme « Uncommercial » ainsi que le souligne avec ironie le fameux acteur. Avec cet extrait, Odets doit surement faire référence à L’Esclave aux Mains d’Or (1939) de Rouben Mamoulian, une adaptation cinématographique d’une de ses pièces avec Adolphe Menjou. L’histoire était celle d’un jeune homme partagé entre ses talents de boxeur et de violoniste. C’était justement John Garfield qui tenait le rôle au théâtre. Garfield aussi avait joué dans un autre film de boxe. Il s’agissait de Sang et Or (1947) de Robert Rossen.
         Selon Aldrich, Hollywood n’admet donc pas l’indépendance, l’originalité ni aucune sorte de contestation et le grand idéaliste qu’est Charlie Castle ne parviendra pas à résilier son contrat. La liberté et l’expression personnelle des acteurs ainsi écartées, Hollywood s’accapare les talents et les formate pour n’avoir que de simples salariés. A travers le personnage de Dixie (joué par l’excellente Shelley Winters), Aldrich dénonce la vie minable des starlettes qui ne font que des figurations dans les films mais qui tiennent des rôles principaux (d’hôtesses) lors des grandes soirées. Quant à Charlie, pour ne pas perdre son emploi, il se soumet à l’autorité du producteur dans un premier temps et devient dépendant du système. Aldrich critique aussi le paternalisme des producteurs à travers le personnage de Stanley Hoff (Rod Steiger) qui, selon les propres mots du cinéaste, est « une synthèse entre Louis B. Mayer, Jack Warner et Harry Cohn ». Rappelant tout le temps qu’il était parti de rien et ne cessant d’affirmer sa soi-disant puissance impériale, le producteur se révèle être un personnage ridicule et prétentieux. Hoff est un homme vicieux et malsain qui va d’ailleurs exercer du chantage sur le pauvre Charlie Castle. De façon amusante, Palance tiendra dans Le Mépris (1963) de Jean Luc Godard le rôle inverse de celui qu’il tenait dans Le Grand Couteau et reprendra le rôle du producteur tyrannique avec le personnage de Jeremy Prokosch.

         De même, Le Grand Couteau montre comment le système hollywoodien détruit la vie d’un couple mais aussi comment il brise tout simplement la vie d’un homme puisque le personnage de Charlie en vient même à se suicider en s’ouvrant les veines. Hollywood a réussi à ébranler les illusions de Charlie Castle. L’acteur regrette sa gloire d’antan, se lamente sur son sort et le seul refuge qu’il trouve est l’alcool. En effet, dès l’impressionnant générique de Saul Bass où l’on voit en gros plan le corps nu d’un Jack Palance se lamentant sur un fond noir, le ton du film est nerveux et l’atmosphère malsaine. Ce générique instaure de nouveau l’univers oppressant et dérageant que l’on trouvait déjà dans En quatrième Vitesse (1955). En fait, Le Grand Couteau est une tragédie comme le prouvent les nombreuses références faites à Shakespeare ou encore le destin final de Charlie. Aldrich veut nous faire comprendre que l’industrie hollywoodienne est synonyme de mort.

         La mise en scène d’Aldrich assume complètement l’origine théâtrale de l’œuvre adaptée[3]. Tourné en 15 jours, Le Grand Couteau, souffre de sa théâtralité, notamment à cause de l’angle de caméra dans l’appartement de Charlie, presque unique, qui agace le spectateur. Le huis clos est en effet accentué par des cadres réduits et par l’omniprésence des plafonds et des cloisons. L’atmosphère devient étouffante et le luxueux living-room de la star une véritable prison. Parmi les aspects théâtraux du film, rappelons aussi les références faites à Shakespeare par Charlie tout au long du film et l’aspect tragique de l’histoire. En effet, comme le prouvent ces nombreux aspects théâtraux ainsi que les réflexions sur la signification d’un tableau peint par la femme de Charlie, le film se veut (et peut-être en souffre-t-il) très intellectuel.

         On trouve dans Le Grand Couteau le regard sans concession sur le monde du spectacle qu’Aldrich reprendra avec Qu’est-il arrivé à Baby Jane (1962) sur le monde du musical, avec Le Démon des Femmes (1968) de nouveau sur le monde du cinéma et avec Faut-il tuer Sister George ? (1968) sur le monde de la télévision. Aldrich étudie déjà les rapports de domination et l’impuissance face à la supériorité comme il le refera plus tard avec le pouvoir militaire dans Attaque (1956). En effet, le personnage de Stanley Hoff ressemble énormément à l’officier fils à papa d’Attaque : tous deux se caractérisent par une certaine lâcheté et une grande faiblesse intérieure. Mais surtout, les deux personnages sont joués de façon grossière et sans aucune finesse. En effet, l’interprétation outrée de Rod Steiger, teint en blond et portant tout le temps des écouteurs, gâche tout le film puisque son personnage était central dans l’histoire.

         Si l’interprétation de Rod Steiger laisse à désirer, Jack Palance et Ida Lupino, la femme de Charlie, sont en revanche très convaincants. Ce film correspond au come-back d’Ida Lupino en tant qu’actrice après son expérience dans la réalisation et la production avec l’éphémère « Filmakers ». De plus, la remarquable distribution du film est complétée par Shelley Winters en lamentable figurante, Jean Hagen en petite garce, Everett Sloane en imprésario fatigué, Wesley Addy[4] en romancier lucide, Nick Dennis[5] en pauvre type pathétique, Wendell Corey en agent cynique et Nick Cravat (l’habituel comparse de Burt Lancaster, un autre ami d’Aldrich) en serviteur dévoué.

         Alors qu’Aldrich produisait déjà ses films antérieurs par l’intermédiaire de la United Artists, Le Grand Couteau est la première production d’Associates & Aldrich Company, la propre société du réalisateur. Son film suivant Feuilles d’Automne (1956) est produit par la Columbia. Ensuite, il sort Attaque (1956) produit par l’Associates & Aldrich Company. Mais il est après renvoyé sur le plateau de Racket sur la Couture (1957, produit par Columbia) et est remplacé par Vincent Sherman. Après ce malentendu, Aldrich part pour l’Europe où il tourne Trahison à Athènes (1959, production anglaise tournée en Angleterre et en Grèce), Tout prêt de Satan (1959, production anglaise tournée en Allemagne, de nouveau avec Jack Palance) et Sodome et Gomorrhe (1962, production tournée au Maroc et en Italie et qu’il signe avec Sergio Leone). Pendant cette aventure à l’étranger, il était retourné aux Etats-Unis pour tourner El Perdido (1961), un western de la Universal. A son retour aux USA, il connait un brillant succès avec Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? (1962) qui lui permet de reprendre en main sa société de production. Ensuite, à l’exception des Douze Salopards (1967), produit par la MGM, l’Associates & Aldrich Company produira alors tous les films d’Aldrich jusqu’à Fureur Apache (1972), cuisant échec qui fait couler la société.
         Après Feuilles d’Automne (1956), Aldrich retrouve donc Jack Palance pour Attaque (1956). Ce film antimilitariste aura les mêmes défauts et qualités que détenait Le Grand Couteau. Ces deux films sont courageux et violents dans leurs propos mais souffrent cruellement d’une origine théâtrale trop visible et d’un manque de nuances et de finesse dans leur dénonciation. Bref, ce sont des films très intéressants, mais somme toute assez imparfaits.

12.10.07.



[1] Odets était lui aussi passé devant les commissions et Aldrich a souvent déclaré que s’il était arrivé plus tôt à Hollywood il se serait surement affilié au parti communiste.
[2] Les Frères Coen reprendront l’idée du film de boxe débile et caricatural dans Barton Fink (1991). Ce film faisait d’ailleurs référence à l’expérience de scénariste de Clifford Odets à Hollywood. Tout comme Le Grand Couteau, le film des Coen offrait aussi une virulente critique du système des studios ainsi qu’une caricature non déguisée de Louis B. Mayer.
[3]James Poe, le scénariste du Grand Couteau, signera plus tard l’adaptation d’Attaque (1956) de Robert Alrdich.
[4] Il jouait déjà dans En quatrième Vitesse. Il interprétait Pat, l’ami policier de Mike Hammer (Ralph Meeker).
[5] Lui aussi jouait dans En quatrième Vitesse. Il jouait le fameux garagiste qui répète « Va va voum ! ».

samedi 6 octobre 2007

The Fortune Cookie / La Grande Combine (1966) de Billy Wilder


         Billy Wilder a toujours réalisé des films assez irrévérencieux : Assurance sur la Mort (1944) montrait un couple adultère prêt à tout, Le Poison (1945) s’intéressait à l’alcoolisme, Boulevard du Crépuscule (1950) décrivait le destin d’une star hollywoodienne en déclin, La Garçonnière (1960) critiquait le monde du travail et Un, Deux, Trois (1961) s’attaquait à la guerre froide. Même s’il s’agit d’une comédie, La Grande Combine est directement une critique au vitriol de la société américaine qui n’épargne personne.


         Si Jack Lemmon avait déjà collaboré avec Billy Wilder , c’est en revanche dans La Grande Combine qu’apparait pour la première fois le tandem Jack Lemmon/Walter Matthau. Dans le duo, Walter Matthau joue le grincheux ; Jack Lemmon est toujours la victime maladroite. Dans La Grande Combine, Walter Matthau est le sarcastique beau-frère de Jack Lemmon, un caméraman qui a été accidentellement heurté par un joueur de football américain lors d’un match. Matthau excelle dans le rôle de l’avocat véreux qui décide de monter l’arnaque du siècle : il propose à son beau frère de prétendre qu’il est paralysé pour toucher un maximum de dommages et intérêts. On retrouve ainsi les hantises du réalisateur concernant les problèmes d’assurance qui étaient déjà posés dans Assurance sur le Mort (1944).
         La Grande Combine dénonce ainsi la perversité de la société américaine où tout le monde cherche à duper l’autre et à l’exploiter. Matthau persuade son beau frère en le prenant par les bons sentiments : sa maladie peut le rapprocher de sa femme qui l’a quitté et, en plus, avec l’argent ainsi gagné, il pourra offrir une vie décente à sa famille. Bien sûr, la femme de notre infirme, jouée par Judi Dench, ne s’intéresse elle aussi qu’à l’argent. La cupidité et le vice sont donc au cœur de ce film. Dans La Grande Combine, même les infirmières religieuses font des paris sur des résultats sportifs. Egalement, à travers le personnage de Boom Boom (Ron Rich), le footballeur qui a renversé notre idiot, Wilder dénonce aussi le racisme qui règne au sein de la société. Mais ce n’est pas tout : Wilder critique enfin le monde médical en ridiculisant les spécialistes dans une scène hilarante avec un docteur anciennement nazi joué de façon très outrée par Sig Ruman . Finalement, le cinéaste s’attaque même à un symbole de l’Amérique : Abraham Lincoln à qui il fait dire « On peut tromper une fois mille personnes mais on ne peut pas tromper mille fois une personne ».
         C’est surement en raison de sa satire féroce que le film de Wilder a été un énorme flop. Déjà, son film précédant Embrasse-moi Idiot (1964) avait connu un échec retentissant après une série de grands succès. Peut-être aussi le public a-t-il trouvé le film vieillot à cause de sa photographie en noir et blanc (pourtant magnifique de Joseph La Shelle ) et de la musique jazzy d’André Previn qui peut paraitre pour certains un peu démodée. Pourtant le scénario d’I.A.L. Diamond est brillant et le tandem comique excellent. Walter Matthau remporte d’ailleurs l’oscar du meilleur second rôle. Le duo qu’il forme avec Jack Lemmon sera très fructueux puisqu’ils se retrouveront ensemble plus tard dans une dizaine d’autres films. En revanche, La Grande Combine n’a pas réussi à lancer la carrière (comme il semblait vouloir le faire) de Ron Rich, un acteur venant de la télévision. Il en est de même pour Judi West dont le seul mérite semble d’avoir remplacé le rôle que tenait Jeanne Crain dans L’Homme qui n’a pas d’Etoile (1955) de King Vidor avec son remake Un Colt nommé Gannon (1969) de James Goldstone. Quant à Billy Wilder, dégoûté face à ce nouvel échec cuisant, il faudra attendre quatre ans pour qu’il tourne son film suivant La Vie privée de Sherlock Holmes.

06.10.07.

mardi 2 octobre 2007

Leave Her to Heaven / Péché mortel (1945) de John Stahl


         Lorsqu’il adapte Leave Her to Heaven, le best-seller de Ben Ames Williams, John Stahl, spécialiste de mélodrames de la Universal dans les années 30, décide de ne pas se détourner du genre qu’il connait le mieux. En effet, l’auteur d’Histoire d’un Amour (1932), d’Une Nuit seulement (1933), d’Images de la Vie (1934) et du Secret magnifique (1937), en tournant Péché mortel en technicolor, ne néglige pas les aspects du film noir que contient l’histoire d’origine mais signe en même temps un mélodrame au style flamboyant.


         Ellen (Gene Tierney), une femme trop éprise de son mari (joué par le très commun Cornel Wilde), est tellement possessive qu’elle est prête à tout pour entièrement se l’approprier. Ainsi, par jalousie, elle laisse se noyer le frère handicapé de son mari alors que celui-ci s’entraine à la nage, tue l’enfant qu’elle porte en se jetant du haut d’un escalier, voyant dans un possible fils un obstacle à son amour. Mais ce n’est pas tout : elle finit par se suicider pour accuser sa propre sœur (Jeanne Crain) en qui elle voit une rivale. L’histoire du film, très osée pour l’époque, a suscité sujet de nombreux scandales. En effet, l’avortement provoqué volontairement choque et les relations incestueuses avec son père sont plus que suggérées.
         Par ses fortes passions, son petit monde beau et riche, son univers aseptisé et très artificiel, le film s’apparente beaucoup à un mélodrame mais, par son histoire, il contient aussi de nombreux aspects du film noir. Tout d’abord, la construction du récit repose sur un flash-back. Enfin, malgré le jeu retenu de la magnifique actrice qu’est Gene Tierney, Ellen a quelques airs de femme fatale. Même si son amour envers sa “proie” est sincère, ses actes diaboliques révèlent en revanche la perversité de ses pensées.
         De plus, l’atmosphère du film est pesante et certains seconds rôles sont assez inquiétants comme celui du fiancé déçu joué par Vincent Price. A la fin, Péché mortel se transforme même en un film de procès comme les aiment beaucoup les Américains, ce qui souligne bien le caractère criminel de notre histoire. Le doute sur le conjoint est aussi une thématique récurrente dans le film noir comme c’est le cas avec La Proie du Mort (1941) de Woody S. Wan Dyke II, Lame de Fond (1946) de Vincente Minnelli ou avec certains films d’Hitchcock comme Rebecca (1940), Soupçons (1941).
         Cependant, le film ne se situe pas dans le cadre habituellement urbain mais au contraire dans une nature idyllique et ensoleillée et l’utilisation de la couleur peut sembler d’un premier abord s’opposer au genre. Pour son premier film en couleurs, Stahl fait alors appel au talentueux Léon Shamroy qui sera à juste récompensé aux oscars pour son travail. Le sublime technicolor donne ici une force lyrique à cette histoire dramatique et tourmentée. Il faudra attendre Niagara (1953) d’Henry Hathaway, puis l’arrivée du cinémascope[1], pour que le technicolor soit de nouveau à l’ordre du jour pour le film noir.


         A la lisière entre deux genres, Péché mortel est un excellent film dont la cruauté et la violence des passions étonnent toujours d’un bout à l’autre le spectateur. La beauté divine de Gene Tierney lui valut une nomination aux oscars pour la meilleure actrice mais ce sera Joan Crawford qui le remportera pour sa prestation dans Le Roman de Mildred Pierce de Michael Curtiz, film qui lui aussi s’apparentait autant à un film noir qu’à un mélodrame.

02.10.07.




[1] Parmi les films noirs en cinémascope et en couleurs, citons pour l’année 1955 Les Inconnus dans la Ville de Richard Fleisher, Un Homme est passé de John Sturges, La Maison de Bambou de Samuel Fuller, puis pour l’année 1956, A Kiss Before Dying de Gerd Oswald ou encore Deux Rouquines dans la bagarre d’Allan Dwan tourné en Superscope.