jeudi 27 septembre 2007

The Glass Bottom Boat / La Blonde défie le FBI (1966) de Frank Tashlin


        Frank Tashlin est un des rares réalisateurs de la comédie américaine à venir du cinéma d’animation. Ancien gagman pour les cartoons de la Warner dès les années 30, il commence une véritable carrière de réalisateur à partir de 1951. Tout comme Norman Taurog, il devient l’un des réalisateurs attitrés de Jerry Lewis avec Artistes et Modèles (1956), Un vrai Cinglé de Cinéma (1956), Trois Bébés sur les bras (1958), Le Kid en kimono (1958), Cendrillon au grand pied (1960), L’Increvable Jerry (1962), Un Chef de Rayon explosif (1963) ou encore Jerry chez les Cinoques (1964). Il est aussi réputé pour ses deux films avec Jayne Mansfield La Blonde et Moi (1956) et La Blonde explosive (1957). On oublie cependant ses deux films avec Doris Day que sont Opération Caprice (1967) et La Blonde défie le FBI. Pourtant ce dernier mérite toute notre attention. Parodie de films d’espionnage, critique de la Société américaine d’alors, modèle représentatif de l’esthétique visuelle des années 60, La Blonde défie le FBI est un film moins débile que le titre français ne pourrait le laisser croire.


        Tout d’abord, La Blonde défie le FBI reforme le couple Doris Day-Rod Taylor que l’on trouvait déjà dans Do Not Disturb (1965) de Ralph Levy. Doris Day est au sommet de sa gloire à la suite de la formation d’un autre tandem qui l’associait à Rock Hudson. Le tandem était réuni dans trois comédies de la Universal : Confidences sur l’Oreiller (1959) de Michael Gordon, Un Pyjama pour deux (1961) de Delbert Mann et Ne m’envoyez pas des Fleurs (1964) de Norman Jewison. L’actrice devient alors un symbole de la comédie américaine familiale un peu bébête.

        Succédant plus ou moins à Jayne Mansfield, Doris Day se glisse alors dans la peau du personnage de la blonde plus charmante qu’intelligente. Elle fait la rencontre très artificielle de Bruce (quel nom !), un scientifique de pacotille de la NASA interprété par le ballot Rod Taylor dont elle tombe bien entendu amoureuse. Mais, le travail de Bruce le rend très important car il est l’inventeur du GISMO (en Vf, bidule) et lui seul en détient la formule et, comme nous sommes en pleine guerre froide, tout le monde est suspecté et plus particulièrement la blonde au drôle de comportement. La Blonde défie le FBI critique ainsi la société américaine qui vit constamment dans la peur du rouge : tout le monde file tout le monde, chacun est sous écoutes et les espions se cachent partout. Finalement, la blonde nous parait presque plus intelligente que tous ces crétins qui la poursuivent.
        Le film est donc une parodie des films d’espionnage d’alors. Avec ses gadgets sophistiqués comme les appareils photographiques miniatures et ses espions désespérément pitoyables, La Blonde défie le FBI fait référence aux James Bond. La tagline de l’affiche, « The Spy who came out from Water », fait d’ailleurs allusion à L’Espion qui venait du Froid de Martin Ritt, sorti un an auparavant. De plus, Robert Vaughn, véritable gagne-pain de la MGM (qui produit justement La Blonde défie le FBI) avec sa série de The Man From U.N.C.L.E.[1], fait même un caméo. En effet, à un moment du film, on entend le thème de la célèbre série et l’on aperçoit le personnage principal, Napoléon Solo, accoudé à un bar, qui disparait aussi vite.
        En 1966, l’espionite rapportait gros aux sociétés de production qui exploitaient alors le filon. C’est surtout la Universal qui s’était spécialisée dans le genre avec Agent from H.A.R.M. de Gerd Oswald, Les Yeux bandés de Philip Dunne avec Rock Hudson et Claudia Cardinale, D pour Danger de Ronald Neame avec James Garner et surtout Le Rideau déchiré d’Alfred Hitchcock. De son côté, la MGM produisait aussi Minuit sur le Grand Canal de Jerry Thorpe avec Robert Vaughn, ainsi que Le Liquidateur (1966) de Jack Cardiff, avec Rod Taylor qui avait donc véritablement expérimenté le genre. La chanson du générique y était d’ailleurs interprétée par Shirley Bassey qui chantait déjà celle de Goldfinger (1964) de Guy Hamilton, le troisième opus de la série des James Bond.


        Bref, tous les moyens sont bons pour égaler le succès des James Bond, même la parodie. La même année que La Blonde défie le FBI, sort d’ailleurs le premier épisode de la série des Matt Helm avec Dean Martin [Matt Helm agent très spécial de Phil Karlson, produit par la Columbia] ainsi que celui des Flynt avec James Coburn [Mon Homme Flynt de Daniel Mann, produit par la Fox]. On peut aussi citer comme autres parodies The Last of the Secret Agents ? (1966, Universal) de Norman Abbott et La Folle mission du docteur Schaeffer (1967, Paramount) de Theodore J. Flicker, de nouveau avec James Coburn.

        La Blonde défie le FBI offre aussi une acerbe critique de la société de consommation. Le progrès qu’apporte notre cher Bruce est celui de gadgets ridicules et inutiles comme des fours électriques à réchauffement instantané, des aspirateurs autonomes ou encore des hors-bords télécommandables à distance. Tous ces objets très perfectionnés ne fonctionnant pas et se révélant même assez dangereux, les catastrophes de la blonde peuvent alors se multiplier.

        En fait, la première partie du film déçoit un peu puisqu’il s’agit d’une succession de gags qui ne font mouche qu’une fois sur deux. La seconde partie avec les cache-cache entre espions s’avère en revanche plus amusante. Quiproquos et gags plus cartoonesques sont au menu de cette comédie burlesque. « The Big Blue Sea » (chantée par Doris Day elle-même), la chanson que l’on entend par-dessus le dessin animé du générique qui énumère tous les animaux marins et la folle course poursuite finale impulsent au film un rythme rapide et fatiguant. L’utilisation de l’espace à des fins comiques et l’emploi de magnifiques couleurs vives (le ciré jaune-citron de Doris Day, les murs d’un rouge criard du bungalow de la party) apportent un charme fou à l’esthétique alors très réussie. La photographie du film est signée par le très talentueux Léon Shamroy[2]. On sait que Tashlin était très apprécié de Jean-Luc Godard et l’on devine qu’il a pu inspirer ce dernier dans l’utilisation de couleurs artificielles.

        Ce film ainsi que les deux précédents de Tashlin avec Jayne Mansfield ont contribué à la formation du personnage de la blonde. Ces dernières années, nous avons étonnamment connu une réminiscence du « film de blonde » avec La Revanche d’une Blonde (2001) de Robert Luketic et La Blonde contre-attaque (2003) de Charles Herman-Wurmfeld, sa suite, toujours avec Reese Withersponn dans le rôle-titre.


        Par ses critiques et son style, La Blonde défie le FBI est un donc un film assez réussi. Si celui-ci n’est pas toujours drôle, on peut néanmoins toujours apprécier sa constante créativité et son rythme effréné de gags loufoques. L’année suivante, Tashlin allait de nouveau réaliser une parodie de films d’espionnage avec Opération Caprice. Il retrouvera aussi la charmante Doris Day qui, cette fois-ci, allait partager la vedette avec Richard Harris.


27.09.07.

[1] La série TV The Man from U.N.C.L.E. (1964-1968) comporte une centaine d’épisodes dont certains épisodes pilotes sont même sortis sur les grands écrans.
[2] Grand directeur de la Photographie de la Fox, il a été nominé quinze fois à l’oscar et l’a remporté 4 fois pour Le Cygne noir (1942) et Wilson (1944) d’Henry King, Péché mortel (1945) de John Stahl et Cléopâtre (1963) de Joseph Mankiewicz. Il a aussi de nouveau collaboré avec Frank Tashlin pour son film suivant avec Opération Caprice (1967).

dimanche 23 septembre 2007

Les Amours d'Astrée et de Céladon (2007) d’Eric Rohmer

         La Nouvelle Vague a toujours été très littéraire. Ainsi, beaucoup de réalisateurs de ce mouvement font souvent référence à Balzac qu’ils adaptent même parfois. Leur point commun est d’ailleurs d’avoir été des critiques. Eric Rohmer, qui fait partie de ceux-là, est un ancien professeur de philosophie et de lettres. Il avait déjà adapté Kleist avec La Marquise d’O (1976), Chrétien de Troyes avec Perceval Le Gallois (1978). Dans L’Anglaise et le Duc (2001), il s’inspirait du journal de Grace Elliot, une britannique qui résida en France lors de la Révolution. De même, Le Genou de Claire (1970) s’apparentait à une réécriture déguisée de Marivaux, transposée à l’époque contemporaine. Il vient maintenant de s’attaquer à L’Astrée d’Honoré d’Urfé, écrit entre 1607 et 1624. L’œuvre d’Urfé est emblématique de la pastorale, genre précieux du XVIIème siècle qui mettait en scène les intrigues amoureuses de bergers raffinés au langage très soutenu dans un cadre champêtre idyllique. Si l’œuvre d’Urfé, découpée en quatre grandes parties, faisait plus de 5000 pages et était réputée pour sa longueur et ses lenteurs, le film de Rohmer, Les Amours d'Astrée et de Céladon, lui, frappe par sa simplicité et son épure.


         Les amours contrariées des bergers gaulois Astrée et Céladon nous sont alors contés. Astrée, croyant à tort que son amant est infidèle, lui ordonne de ne plus la voir. Céladon, ne pouvant supporter ce malentendu, court se jeter dans une rivière. Il sera cependant recueilli par des nymphes qui prennent soin de lui. Lorsqu’il est rétabli, il décide de respecter la volonté d’Astrée et se refuse de la rencontrer. Finalement, suivant les conseils du druide Adamas, il se travestit pour pouvoir rendre visite à sa bien-aimée. Lorsqu’il lui révèle son identité, Astrée lui pardonnera.

         Les Amours d'Astrée et de Céladon est un film qui trouve parfaitement sa place dans la filmographie d’Eric Rohmer. Les relations sentimentales avec ses malentendus et ses erreurs sont souvent traités par le cinéaste et le thème principal de l’histoire est celui de la fidélité, thème cher à Rohmer qui l’avait déjà exploré avec La Collectionneuse (1967), Ma Nuit chez Maud (1969), Les Nuits de la pleine Lune (1984) ou encore avec Conte d’Hiver (1991). L’artificialité qui caractérise son œuvre est encore au cœur du film. Cette artificialité se ressent avec cette histoire ridicule d’apparence de bergers et de nymphes qui vivent en harmonie avec la Nature et les Dieux.
         Dès le début, un panneau indicatif nous prévient que le tournage n’a pas pu s’effectuer dans la région de Forez qui avait nourri l’inspiration d’Urfé et dont le paysage est désormais défiguré par l’industrialisation et l’urbanisation : la réalité ne peut être recréée. En effet, le doute sur la vérité subsiste tout au long du film et du récit comme c’est le cas pour Astrée qui ne veut pas croire à une éventuelle infidélité de la part de Céladon puis refuse ensuite d’admettre sa mort. L’apparence physique est elle aussi troublée, trompée: l’androgyne Céladon se travestit pour pouvoir visiter Astrée qui ne le reconnait pas. De plus, le soldat qui garde la demeure des nymphes, habillé en cuirasse en toc et portant un casque gaulois à plumes, semble tout droit sorti du parc Astérix. Notons aussi, à la cérémonie religieuse de la mort fictive de Céladon, la présence d’une trompette moderne, volontairement anachronique tout comme le château du style Renaissance où habitent les Nymphes.
         Cette artificialité a pour intérêt d’épurer le récit. Cette épure est aussi rendue par de simples cartons, avec un fond d’un vert très uniforme, donnant des indications temporelles qui rappellent un certain respect des écrits d’Urfé. De plus, il n’y a pas de musique hormis le morceau de lyre dans le générique et hormis les chansons qu’entonne parfois Céladon.

         Si le récit est alors épuré, c’est dans le but de se concentrer sur les passions des personnages principaux et de participer également plus pleinement aux réflexions philosophiques qui nous sont offertes et facilitées par une plus ample distanciation résultant de l’artificialité. L’œuvre d’Urfé tente en effet avec audace de nous démonter que l’amant et l’aimé ne font qu’un. Une confusion mentale est établie entre les deux amoureux qui deviennent interchangeables puisque Céladon et Astrée partagent la même douleur de la séparation. Une profonde réflexion théologique nous est aussi proposée lors de la conversation entre Céladon et le druide Adamas qui explique que le polythéisme n’est qu’un monothéisme qui s’ignore et que le déisme se révèle la croyance peut-être la plus raisonnable.

         La demeure des nymphes est un château vide à la pierre nue où seuls quelques tableaux sont présents dans un but purement narratif : une voix off illustre l’histoire à l’aide de ces représentations à références mythologiques. Le château vide comme le cadre symbolique de la nature avec laquelle vivent en harmonie les bergers sont des décors typiques d’une pièce de théâtre. En effet, Les Amours d'Astrée et de Céladon est un film qui a de nombreux côtés théâtraux comme c’est souvent le cas dans l’œuvre de Rohmer: la nécessité de longs plans-séquences qui respectent la continuité du jeu des acteurs, le texte en vers ainsi que leur déclamation renforcent cet aspect théâtral encore une fois de plus assez artificiel.

         Les images des Amours d'Astrée et de Céladon s’inspirent aussi de la pastorale du point de vue de l’art pictural. C’est notamment dans ce genre du XVIIIème siècle que s’étaient illustrés de grands peintres comme Poussin, Watteau ou surtout François Boucher. La délicate photographie des Amours d'Astrée et de Céladon est signée par Diane Baratier, récente collaboratrice régulière de Rohmer puisqu’elle avait déjà participé à ses neufs derniers films. Les acteurs du film de Rohmer expriment parfaitement la beauté et la grâce juvénile que montraient alors ces artistes.

         Comme la plupart du temps, Rohmer a recours à des acteurs non professionnels. Il en résulte que certains critiques parlent de spectacle de fin d’année. Le véritable problème du film réside plutôt et surement dans la seconde partie, nettement moins convaincante. Dès que Céladon se travestit et se fait passer pour Alexis (nom masculin et féminin qui marque l’ambigüité du sexe), la fille malade du druide Adamas, on ne comprend pas l’attirance que lui porte Astrée. Le déguisement de Céladon qui est accompagné d’une voix de fausset frise le ridicule. Rohmer a lui-même déclaré qu’il craignait cet écueil potentiel.
         Même si Rohmer reste fidèle à l’œuvre d’Urfé et si ce travestissement a pour but de montrer que l’apparence n’est rien dans l’amour, il faut tout de même reconnaître que le spectateur ne peut s’empêcher de piquer un fou rire à ce moment. Lorsqu’Astrée comprend la véritable identité d’Alexis/Céladon, elle se retourne vers la caméra pour demander à Dieu que son amant lui soit rendu. Elle crie alors son nom et s’ensuit une brève embrassade presque invisible puisque le générique défile déjà : ceci montre bien que Rohmer ne s’intéresse qu’au cœur de l’histoire ainsi qu’aux émotions et aux réflexions qu’elle procure. La fin reste néanmoins bâclée. Ceci dit, on pardonne à Rohmer ces erreurs et on lui reconnait le courage de sortir en 2007 une pastorale dont le manque de moyens évidents devient presque une marque de fabrique.


         En raison de sa fin bâclée et de sa deuxième partie moins convaincante, Les Amours d'Astrée et de Céladon est une demi-réussite. Mais le projet est ambitieux, l’adaptation intelligente et le film reste tout de même très intéressant à cause de la puissance de l’interprétation et de sa rare beauté visuelle.

23.09.07.

lundi 17 septembre 2007

On Dangerous Ground / La Maison dans l’Ombre (1951) de Nicholas Ray



         Nicholas Ray est un réalisateur très prometteur de la RKO dès Les Amants de la Nuit en 1948. Après A Woman’s Secret (1949), il collabore à deux reprises avec Humphrey Bogart dans Les Ruelles du malheur (1949) et Le Violent (1950) dont la critique acerbe qu’il fait d’Hollywood ne passe pas inaperçue. Malgré le soutien d’Howard Hughes, le président de la RKO, Ray veut se démarquer des studios et des scénarii imposés. Avec La Maison dans l’Ombre, Ray signe un film noir très original dont le lyrisme et l’émotion remplacent l’habituelle atmosphère pesante et la violence du genre, même si ces deux aspects sont partiellement présents.


         La Maison dans l’Ombre est découpé en deux parties. La première partie se situe dans une ville malsaine, celle du crime où vivent les malfrats, bref la ville typique du film noir. Le nom de la ville n’est pas cité mais il s’agit bien entendu de New York. La seconde partie se passe dans une magnifique campagne enneigée. On trouve donc de nombreux contrastes dans La Maison dans l’Ombre entre un début sombre, sordide et désespéré et une fin triste, lyrique et positive, entre une première partie bruyante et mouvementée et une seconde partie silencieuse et plus apaisée, entre la noirceur de la ville nocturne et la blancheur de l’éblouissante neige. Ce contraste est également rendu par la brillante partition de Bernard Herrmann : à la musique stridente et agressive du générique (que l’on retrouve lors de la traque du meurtrier) succède une musique tendre et mélodieuse (celle du thème féminin).

         Ce contraste a pour but de montrer la rédemption de Jim, le personnage principal de notre histoire. « Jim Wilson, nom très commun, n’est-ce pas ? » dit-il d’ailleurs lorsqu’on lui demande de répéter son nom. S’apparentant à un antihéros, Jim est un homme seul, dont le métier de policier résume la vie. En effet, son seul ami semble être l’enfant qui habite dans son voisinage et qui joue de temps en temps avec lui car son unique mérite est celui d’avoir été champion de football américain dans sa jeunesse. Mais Jim est un être pitoyable et pathétique : c’est un flic dangereux et violent qui accumule les bavures.


         La dureté de la scène où Jim tabasse un gangster rappelle ainsi The Offence (1972) de Sidney Lumet. Mais le film de Lumet va plus loin : le flic est toujours un homme seul mais il peut désormais apparaitre comme établi dans la société puisqu’il est marié. Le métier de flic détruit la vie personnelle de Jim, déjà fortement inconsistante. Si Jim est si violent, ce n’est pas seulement en raison de son passé militaire mais aussi parce que sa vie de solitaire ne lui permet pas de sortir de son métier difficile. Jim déteste qu’on le traite de « dirty cop » dans la rue alors qu’il a fait de son métier son but dans la vie. Mais ce n'est pas tant l'environnement urbain qui alimente la rage de ce flic. C'est plutôt ce qu'il a en lui-même qui le fragilise et le rend instable. Cette colère contre les malfrats ne vient que de lui-même. La révolte contre une société de violence, de corruption n'est pour lui qu’un prétexte pour expliquer sa propre violence. Une autodestruction est alors en marche. "What kind of job is this, anyway? Garbage, that's all we handle, garbage!” dit-il et il devient aussi pourri que ceux qu’il traque.



         C’est parce qu’il multiplie les bavures que l’on va l’envoyer « à la campagne ». Dans ce décor froid et désertique, il va alors enquêter sur la piste d’un criminel accusé d’un meurtre d’une jeune fille. Cette trame sera d’ailleurs reprise plus tard par Christopher Nolan dans Insomnia (2001). C’est là qu’il va faire la décisive rencontre de Mary, la sœur de Danny, le délinquant qu’il traque. Cette aveugle l’intrigue et l’émeut : cette femme a besoin d’aide pour se déplacer. Pour vivre, elle exige la présence d’un autre tout comme Jim, afin de combler sa solitude et tout comme Danny, afin qu’on le guide dans sa maladie mentale. C’est donc une aveugle qui va ouvrir les yeux de Jim qui en a besoin puisqu’il est lui-même aveugle : il ne voit pas qu’il manque quelqu’un dans sa vie et qu’il aime Mary.
         Le « Dangerous Ground » du titre original peut s’apparenter à la dangereuse pente sans issue sur laquelle se trouve Jim en ville mais ce sont aussi les obstacles sur le chemin de l’aveugle Mary et la neige sur laquelle glisse Jim lorsqu’il poursuit Danny. Jim le citadin n’est pas habitué à cette nature avec laquelle vivent en harmonie les délaissés et les incompris, les hommes seuls comme le sont l’aveugle Mary et Danny, son frère malade mental. « C’est en ville, dans la foule, que vivent les hommes les plus seuls » dit Mary. Jim, qui fait partie de ceux-là, va finir par les rejoindre dans la campagne. La Maison dans l’Ombre raconte donc l’histoire d’un homme seul qui, en découvrant l’autre, découvre aussi l’amour, rendant ainsi heureuse sa vie alors dénuée de tout sens.

         Cette rédemption est aussi favorisée par le personnage de Walter Brent, interprété par Ward Bond. Père de la victime, il a donc une raison personnelle de poursuivre le criminel, celle de la vengeance aussi discutable soit-elle. A cause de sa violence incontrôlable, Jim voit en Walter Brent son propre reflet. Face à cette apparente brute épaisse, Jim tente de contenir ses démons intérieurs et de se calmer. C’est d’ailleurs à Jim que va se confier Mary et non à Brent. Mais lorsque Walter Brent murmure avec émotion « He’s just a kid, like mine » au moment de la mort de Danny, on aperçoit que le personnage est peint avec beaucoup de nuance et de sensibilité.
         Les personnages du film sont d’ailleurs très touchants et le film regorge de petits détails très véridiques : la vision de la vie de couple des policiers (cf. 1ères scènes), le policier qui a mal au dos puisque sa femme lui a demandé de planter des géraniums dans leur jardin, l’arbre qu’a offert Danny à sa sœur, etc…
         La Maison dans l’Ombre est donc un film sensible mais aussi très sec et nerveux comme l’est la course-poursuite du criminel, très rythmée puisque filmée caméra à l’épaule, chose rare à l’époque. On retrouve donc cette nervosité et cette violence propres à l’œuvre de Nicholas Ray. Jim Wilson représente parfaitement le héros déchiré des films de Ray. De plus, Danny, le jeune malade mental de La Maison dans l’Ombre, rappelle Bowie (interprété par Farley Granger), l’un des deux Amants traqués (1947), mais aussi Jim Starck (interprété par James Dean), le jeune rebelle tourmenté de La Fureur de Vivre (1955) ou encore Davey Bishop (interprété par John Derek), le jeune adolescent faible et impétueux de A l’Ombre des Potences (1954). Ray s’intéresse comme toujours à ces hommes blessés et compatit avec leurs problèmes existentiels.
         En effet, Nicholas Ray quitte le genre du film noir avec cette deuxième partie comme si ça ne l’intéressait pas de signer un chef d’œuvre du genre ou plutôt comme si cela ne le préoccupait moins que la psychologie des personnages. De plus, Mary est loin d’être une femme fatale qui va faire courir à sa perte le héros puisqu’elle est une aveugle, une femme très fragile. En fait, Ray s’écarte volontairement du cadre spatial et des archétypes du film noir dans le but de signer une œuvre plus originale, une œuvre plus personnelle.
         Pour ce film, Ray retrouve Robert Ryan qui jouait déjà dans Born to be bad (1950) et dans Les Diables du Guadalcanal (1952) qui prouve encore une fois de plus qu’il est un des acteurs les plus puissants de sa génération. Il retournera avec Ray dans Le Roi des Rois (1961) dans lequel il tient le rôle de Jean-Baptiste. Nicholas Ray donne aussi sa chance au jeune Summer Williams qui interprète Danny dans la Maison dans l’Ombre. Il faisait déjà des apparitions dans quelques autres films de Ray qui lui confiera d’ailleurs plus tard la seconde équipe de tournage du Roi des Rois (1961).
         En revanche, la présence d’Ida Lupino dans La Maison dans l’Ombre est justifiée par le fait qu’en contrepartie de sa contribution en tant qu’actrice au film, la RKO diffuse les films de sa compagnie, la « Filmakers ». Elle fera sur le tournage du film la rencontre du chef opérateur George Diskant qui signera plus tard la photographie de Beware my Lovely (1952) d’Harry Horner[1] et de The Bigamist (1953) qu’elle réalise. Ce dernier avait déjà collaboré avec Nicholas Ray pour la photographie des Amants de la Nuit (1948) et de A Woman’s Secret (1949).


         Dans La Maison dans l’Ombre, Ray délaisse donc le film noir pour retrouver sa compassion pour les hommes blessés, rendant ainsi triste et magnifique son film dont le lyrisme et la sensibilité bouleversent complètement le spectateur.
         Il s’agit de l’avant-dernier film de Ray pour la RKO qu’il quitte après Les Indomptables (1952). Son film suivant, Johnny Guitare (1954), va révolutionner le genre du Western de la même façon que La Maison dans l’Ombre revisitait le film noir.

17.09.07.






[1]Beware my Lovely est un film de la Filmakers, diffusé par la RKO, dans lequel Ida Lupino retrouve comme partenaire Robert Ryan. Il est produit par Collier Young, le mari d’Ida Lupino.

lundi 3 septembre 2007

Road House / La Femme aux Cigarettes (1948) de Jean Negulesco



        En voulant profiter du succès de The Man I Love (1947) réalisé par Raoul Walsh, la 20th Century Fox décide d’employer Ida Lupino, l’actrice principale du film, dans un rôle similaire de chanteuse de night club. Ida Lupino venait en effet de quitter la Warner tout comme Jean Negulesco à qui l’on confie la mise en scène du nouveau projet. On rajoute au casting Cornel Wilde, révélé par Péché Mortel (1945) de John Stahl, qui connaissait déjà Ida Lupino puisqu’ils avaient joué ensemble dans La Grande Evasion (1941) de Raoul Walsh et dans Life begins at Eight Thirty (1942) d’Irving Pichel, ainsi que Richard Widmark et Celeste Holme, deux débutants alors très prometteurs de la Fox. Comme le film de Walsh, La Femme aux Cigarettes sera donc un grand mélodrame avec l’atmosphère forte oppressante qui caractérise le film noir.


        La Femme aux Cigarettes (du titre français), c’est Lily Stevens (Ida Lupino) qui se fait embaucher comme chanteuse dans un « Road House » (du titre original), un relais. Jefty Robbins (Richard Widmark), le patron, en tombe amoureux mais celle-ci préfère son associé et ami Pete Morgan (Cornel Wilde). Pour se venger, Jefty fait condamner ce dernier pour un vol qu’il n’a pas commis puis il obtient de la Justice qu’il soit placé sous sa garde. Au moindre mauvais geste, Pete doit alors purger sa peine en prison. C’est alors que le jeu sadique de Jefty commence…

        La Femme aux Cigarettes est un film noir pervers à l’atmosphère étouffante et angoissante. On retrouve de nombreux personnages archétypaux du genre comme la femme fatale, le méchant machiavélique ou encore le couple en fuite. Le film qui se passe presque entièrement de nuit est très malsain : il y a un certain sadisme dans la machination crée par Jefty et le film est empreint d’une violence très crue comme dans la scène où Jefty et Pete se battent devant la cabane.
        L’ambiance est cauchemardesque et les personnages ne cessent de faire de mauvais choix, accumulant ainsi de dangereuses erreurs. De plus, une homosexualité est subtilement suggérée entre les deux protagonistes masculins (certaines répliques sont très osées): Jefty et Pete sont deux amis d’enfance, ils ont fait la guerre ensemble et comme ils le disent eux-mêmes ils sont « très liés » mais le film ne s’arrête pas là. Jefty déclare à son associé et amant Pete : « Il est difficile de combiner travail et plaisirs, c’est pourquoi tu es là ».
        De même, lorsque Lily arrive, Pete la ramène à la gare car il voit en elle un nouvel obstacle à son “amitié” avec Jefty. Mais La Femme aux Cigarettes est loin de n’être qu’une histoire d’hommes puisque c’est aussi un prenant mélodrame. La Femme aux Cigarettes n’est d’ailleurs pas un ménage à trois mais plutôt à quatre: Susie, la caissière de night club (interprétée par Celeste Holme) envisage de se marier avec Pete. L’homosexualité de l’histoire élargit donc les schémas amoureux déjà assez complexes.

        Après la guerre, le film noir se veut moins artificiel et plus réaliste. C’est l’époque où la Fox produisait des « police documentaries », souvent tournés en décors naturels : étaient alors sortis House of 92nd Street (1945) et 13, Rue Madeleine (1945) d’Henry Hathaway, Boomerang (1947) d’Elia Kazan, Appelez Nord 777 (1947) toujours d’Henry Hathaway, La Dernière Rafale (1948) de William Keighley ou encore La Proie (1948) de Robert Siodmak. Entièrement tourné en studios et assimilant les règles de l’expressionisme[1], La Femme aux Cigarettes est donc volontairement un film à l’opposé de ses films contemporains.

        La Femme aux Cigarettes est un film fauché comme le montre bien le final dans la forêt embrumée et l’intérêt du film repose alors essentiellement sur la mise en scène, le scénario et les acteurs. Le diabolique scénario[2] convient à merveille à l’inquiétant Richard Widmark (dont c’est le 4ème film seulement), déjà habitué dans les rôles de méchants dans les films noirs[3]. Son rire fréquent est plus dérangeant et effrayant que jamais.
        Ida Lupino est envoutante, tour à tour mystérieuse, agressive, puis fragile. On admire sa voix rauque dans ses numéraux musicaux. Son rôle lui ressemble puisqu’elle est aussi une femme moderne et indépendante : elle a du caractère, fume et porte des pantalons. Cornel Wilde, lui, joue très bien l’homme ordinaire un peu pataud. Quant à Celeste Holme, on regrette qu’elle se soit fait phagocyter plus tard par la télévision dès 1953. Dans la mise en scène de Jean Negulesco, on trouve de très bonnes idées comme la superbe image récurrente des traces de cigarettes qui s’accumulent sur le rebord du piano au fur et à mesure que le temps passe et que Lily reste à chanter dans le night club.

        Notons donc l’amusante présence de deux futurs indépendants : Ida Lupino et Cornel Wilde. Fille de comédiens, Ida Lupino, qui est d’origine anglaise, se fait remarquer par Allan Dwan dans Her First Affair en 1932. Elle part à Hollywood en 1934 puis joue dans de nombreux films à la Paramount. Mais c’est surtout ses films à la Warner qui la rendent célèbre[4]. Après La Femme aux Cigarettes, Lupino, se fait naturaliser américaine. Alors au sommet de sa gloire, elle fera encore deux petits films[5] avant de se lancer dans la réalisation et dans la production. Elle épouse en 1948 Collier Young, un patron de la Columbia, avec qui elle va fonder « The Filmakers », sa propre société de production qui s’intéresse à des sujets plus sociaux et moins conformistes. Elle réalise Outrage, son premier film, en 1950. La distribution des films des « Filmakers » par la RKO s’arrête en 1953 et l’aventure de Lupino dans la production se termine alors en 1955.
        Elle tente ensuite un « come-back » en tant qu’actrice en jouant dans Le Grand Couteau (1955) de Robert Aldrich et dans La Cinquième Victime (1956) de Fritz Lang. Mais elle va partir pour le petit écran, où elle joue parfois avec son nouveau mari Howard Duff[6], participant à des séries comme Drôles de Dames, Batman, Bonanza ou Columbo. Elle ressort tout de même un dernier film en 1966, The Trouble with Angels.



        Cornel Wilde, lui, fonde sa compagnie en 1955. Cornel Wilde est le président de « Theodora Production » et Jean Wallace, se femme, en est la vice présidente. Theodora[7] produit Association Criminelle (1955) de Joseph H. Lewis dans lequel joue Cornel Wilde et il faut donc attendre 1956 pour que Cornel Wilde réalise son premier film Storm Fear. La compagnie de Wilde s’effondre en 1970 avec la sortie de son film Terre brûlée et Requins (1975, il est donc sorti la même année que Les Dents de la Mer de Steven Spielberg), son dernier film, sera produit par la United Artists.


        D’une rare violence et perversité, La Femme aux Cigarettes est donc un excellent film noir, remarquablement ficelé. C’est pour Jean Negulesco le début d’une longue carrière très fructueuse à la Fox où il tournera notamment plus tard Titanic (1953), Comment épouser un Millionnaire (1953) ou encore Papa Longues Jambes (1955).

03.09.07.




[1] La Photographie de La Femme aux Cigarettes est signée par Joseph Lashelle (1900-1989), qui a collaboré de nombreuses fois avec Otto Preminger participant à la photographie de Laura (1944, pour lequel il gagne l’oscar), L’Eventail de Lady Windermere (1949), Crime passionnel (1945), Mark Dixon Detective (1950), The 13th Letter (1951), La Rivière sans Retour (1954). Il a aussi travaillé avec Billy Wilder et est le chef opérateur de La Garçonnière (1960), Irma la Douce (1963), Embrasse-moi Idiot (1964), La Grande Combine (1966). Il signe aussi la photographie de Storm Fear (1956) de Cornel Wilde, Crime of Passion (1957) de Gerd Oswald, Les Feux de l’Eté (1958) de Martin Ritt, Les Nus et les Morts (1958) de Raoul Walsh, La Poursuite infernale (1966) d’Artur Penn, Frontière Chinoise (1966) de John Ford, Pieds nus dans le Parc (1967) de Gene Sacks.
[2] Le scénario de La Femme aux Cigarettes est signé par le scénariste/producteur Edward Chorodov.
[3] Ses trois précédents films étaient trois films noirs de la Fox. Il s’agit du Carrefour de la Mort (1947) d’Henry Hathaway, de La Dernière Rafale (1948) de William Keighley et de La Proie (1948) de Robert Siodmak.
[4] Il s’agit d’Une Femme dangereuse (1940) de Raoul Walsh, La Grande Evasion (1941) de Raoul Walsh, Le Vaisseau Fantôme (1941) de Michael Curtiz, Out of the Fog (1941) d’Anatole Litvak, The Hard Way (1942) de Vincent Sherman, In Our Time (1944) de Vincent Sherman, Pillow to Post (1945) de Vincent Sherman, La Vie passionnée des Sœurs Brönte (1946) de Cutis Bernhardt, The Man I love (1947) de Raoul Walsh, Deep Valley (1947) de Jean Negulesco et Ne me quitte jamais (1947) de Peter Godfrey.
[5] Il s’agit du Démon de l’Or (1949), de Sylvan Simon, un western de la Columbia avec Glenn Ford, et de L’Araignée (1950) de Michael Gordon, un thriller de la Universal.
[6] C’est justement sur le tournage de L’Araignée (1950) de Michael Gordon qu’Ida Lupino a rencontré Howard Duff. Elle se marie avec lui en 1951. C’est son troisième mari.
[7] « Theodora productions » a produit tous les films réalisés par Cornel Wilde exceptés Lancelot chevalier de la Reine (1963), produit par la Universal, et Requins (1975), produit par la United Artists.