mardi 28 octobre 2008

Loin du Vietnam (1967) de Jean-Luc Godard, Joris Ivens, William Klein, Claude Lelouch, Chris Marker, Alain Resnais, Agnès Varda


        On sait bien que la notion de Nouvelle Vague est difficile à définir. Il s’agit en effet avant tout d’un nom générique regroupant des auteurs d’une même nouvelle génération qui auraient des points communs comme des divergences. Cependant, par rapport à une caractérisation précise, on ne sait s’il faut parler d’école ou de mouvement, ce dernier terme impliquant l’existence d’un manifeste.
        La Nouvelle Vague a beaucoup expérimenté les films à sketchs et les coproductions internationales . Paris vu par (1965) et Loin du Vietnam (1967) sont à ce titre les films collectifs les plus célèbres de la Nouvelle Vague. Peut-on pour autant parler de manifeste ? Pour répondre à cette question, nous étudierions donc avec cette analyse de Loin du Vietnam les limites de cette volonté des réalisateurs de la Nouvelle Vague de parler d’une voix commune.


        Loin du Vietnam est donc un film collectif dans lequel les auteurs tentent de livrer un exposé cohérent où les points de vue convergeraient. Concernant la guerre du Vietnam, les réalisateurs en arrivent tous à une même conclusion protestataire: ils dénoncent la vaine guerre impérialiste menée par les Américains et apportent ainsi leur soutien au peuple vietnamien.
        A l’opposé d’un simple documentaire réaliste et objectif façon La Section Anderson (1967) de Pierre Schoendoerffer, Loin du Vietnam est un essai illustré, argumenté et même engagé. Nous noterons d’ailleurs que ce soutien politique des indépendantistes communistes vietnamiens vient de la part de ce qu’on appelle la « rive gauche » de la Nouvelle Vague : Jean-Luc Godard, Chris Marker, Alain Resnais, Agnès Varda…

        Loin du Vietnam et du front, cette dizaine de réalisateurs et de techniciens européens veulent donc s’intéresser au plus proche au problème alors contemporain du Vietnam. Tous s’engagent alors pour tourner des séquences qui seront finalement montées par Chris Marker. Quelle est alors la contribution de chacun au film ?

        « Si jamais un film français a mérité le nom de film collectif, c'est bien celui-là, au point que même pendant son élaboration il arrivait qu'on se demande qui faisait quoi. » a déclaré depuis Chris Marker. De même, Agnès Varda a déclaré : « Avec une réelle bonne volonté, on a travaillé et on a mis nos idées en commun avant de tourner chacun de son côté. (…) Et je ne crois plus à l’art collectif. » Il est vrai que son épisode parisien a été retiré du montage final et que son mari Jacques Demy a vite abandonné sa participation au projet.
        On constate en voyant Loin du Vietnam que les réalisateurs ont plus ou moins lancé un cri d’alarme commun mais on observe que chacun a tourné dans son coin.

        Avec le titre du film, ses auteurs entendaient se plaindre de la distance qui les séparait du lieu du conflit. Ce reportage était justement l’occasion de se rapprocher, de mieux comprendre et de sortir de l’ignorance. Pourtant, paradoxalement, aucun réalisateur de la Nouvelle Vague ne semble avoir fait le déplacement.
        En effet, seul le documentariste néerlandais Joris Ivens semble être allé au Vietnam. Il nous montre avec compassion le quotidien des Vietnamiens vivant sous les bombardements et a suivi une section de partisans d’Hô Chi Minh qui ont fini par être arrêtés par l’armée américaine. Glorifiant le courage des Viêt-Cong, c’est sur des plans d’une marche déterminée d’une section vietnamienne que se clôt le film avec espoir.
        Joris Ivens, cinéaste dont l’engagement à gauche était perceptible depuis longtemps à l’écran (films sur la guerre d’Espagne, l’URSS), avait déjà consacré un film au Vietnam en 1965. Par la suite, il allait aussi tourner Le Dix-septième parallèle : la Guerre du Peuple (1968) avec sa femme, toujours sur la guerre du Vietnam, et Le Peuple et ses fusils (1968) avec Jean-Pierre Sergent sur la situation politique en Asie. En 1969, il allait même filmer sa rencontre avec le leader Hô Chi Minh.

        Si Joris Ivens est le seul des auteurs de Loin du Vietnam à s’être rendu au Vietnam, il n’est pas pour autant le seul à avoir un peu voyagé. En effet, Chris Marker s’est lui rendu à Cuba pour interviewer Fidel Castro. Ce dernier dénonce une guerre des riches contre une guerre des pauvres et prône la révolution.

        On comprend alors tout de suite que ces images proviennent de Marker puisque le titre de cet épisode se nomme « Vertigo ». Or on connaît depuis La Jetée (1962) l’attachement que porte Marker à Sueurs froides (1958) d’Alfred Hitchcock.


        Autre épisode étranger, filmé par William Klein: les nombreuses manifestations contre la guerre du Vietnam au sein même de l’Amérique, par des anciens militaires ou par la population. Klein nous rappelle un geste fort de contestation : celui de Norman Morrison, jeune quaker de 31 ans qui s’est suicidé en 1965 pour montrer son désaccord avec la politique américaine au Vietnam. Il s’était versé du kérosène sur tout le corps avant de s’immoler par le feu.
        Comme autre fait marquant, on peut aussi rappeler un jeune noir hurlant à Wall Street le mot Napalm de façon crescendo. Les passants s’arrêtent intrigués. L’horreur se fait alors ressentir, non pas par l’image, mais par le son.
        Notons que Loin du Vietnam est le troisième film pour le photographe William Klein après Cassius le Grand (1964), un court métrage documentaire sur le boxeur Mohammed Ali, et Qui êtes-vous Polly Magoo ? (1966), long métrage de fiction sur le monde de la mode et des mannequins.


        Les manifestations en France ont elles été tournées par Claude Lelouch. Alain Resnais les complète par son sketch sur un intellectuel de gauche (joué par Bernard Fresson) qui ne sait comment agir face à la tragédie du Vietnam. Débattant face à une femme silencieuse, assise sur un lit, il fait preuve d’une mauvaise foi politique : ses talents d’orateur ne font pas oublier qu’il est inactif et contradictoire dans ses propos.

        Avec ce sketch, en plus de constater de l’échec de la Gauche, Resnais dénonce donc la passivité face à l’horreur et s’attaque d’une certaine façon au spectateur de l’époque en le plaçant dans une situation de malaise.
        Le nom de cet homme n’est d’ailleurs autre que Claude Ridder, futur nom de Claude Rich dans Je t’aime, je t’aime (1968). La raison en est que la partie de Resnais est écrite par le belge Jacques Sternberg qui sera justement le scénariste du prochain film de Resnais.
        Dans Loin du Vietnam, Resnais n’abandonne d’ailleurs pas ses thèmes favoris. Il dénonce en effet le désintéressement, l’indifférence et l’oubli dans le quotidien d’une guerre lointaine, mais meurtrière. Comme pour Nuit et brouillard (1956), il œuvre pour la commémoration et le soutien des victimes de la guerre.


        « Camera Eye », le sketch de Jean-Luc Godard, va aussi dans le sens de la remise en cause mais touche le réalisateur lui-même. En effet, Godard est presque le seul auteur du film à s’excuser de n’être pas allé au Vietnam et explique les difficultés de l’engagement du cinéaste. Bref, Godard ne répond pas à la question posée, celle du Vietnam, mais se pose ses questions habituelles et fait du Godard.



        Se filmant lui-même avec sa caméra et se mettant lui-même en scène, Godard ne respecte pas le jeu de l’anonymat et l’on reconnaît tout de suite son sketch. Sa séquence affirme encore une fois plus son égocentricité. En fait, pour lui, pour parler des autres, il faut d’abord parler de soi.


        Si aucun nom n’est nommé et lié à un sketch, si le montage mélange les différentes parties, force est de reconnaître que l’on identifie l’empreinte de chacun sur l’image. Il en résulte donc que le film est un peu disparate puisque les séquences sont plutôt inégales. Les auteurs de Loin du Vietnam parlent peut-être d’une voix commune, mais ils n’évoquent que ce qui les intéresse personnellement.
        Caractériser Loin du Vietnam de manifeste de la Nouvelle Vague relève alors d’un jugement trop hâtif. En effet, si ses auteurs ont peut-être une même pensée politique, ils n’expriment pas pour autant un programme ou une intention artistique commune. Loin du Vietnam n’est donc pas un manifeste artistique (qu’en est-il alors de la notion de mouvement pour la Nouvelle Vague ?). C’est peut-être un manifeste politique et encore…

28.10.08.

dimanche 19 octobre 2008

La Guerre est finie (1966) d’Alain Resnais


        Alain Resnais, comme la plupart des réalisateurs de la Nouvelle Vague (à l’exception de Jean-Luc Godard), n’est pas un cinéaste « politique ». Il serait plutôt un cinéaste politisé dans la mesure où il évoque parfois des sujets politiques et où ses affinités sont faciles à deviner même s’il omet tout engagement. Dénonçant les barbaries de la seconde guerre mondiale [Guernica (1950), Nuit et Brouillard (1956), Hiroshima mon amour (1959)] ou de la guerre d’Algérie [Muriel (1963)], il étudie les mécanismes du traumatisme et de la mémoire. Il encourage la commémoration et dénonce l’oubli dans le quotidien [son sketch de Loin du Vietnam (1967)].
        Avec La Guerre est finie, Resnais revient sur les conséquences de la guerre d’Espagne, déjà au cœur de Guernica. Aidé du romancier Jorge Semprún, il s’attaque pour la première fois à la question de l’engagement politique. Comme pour ses œuvres précédentes, il s’intéresse aux méandres de la mémoire désordonnée qui l’entraînent cette fois-ci sur le chemin de l’absurde.


        Difficile de ne pas évoquer les premiers films de Resnais sans parler de ses collaborations pour les scénarii avec de talentueux écrivains. Resnais a surtout choisi Semprún parce qu’il avait profondément été marqué par son premier roman, Le Grand Voyage (1963), évoquant son expérience dans les camps de concentration. Resnais y avait particulièrement apprécié l’habile manipulation des strates du temps.
        En ce qui concerne La Guerre est finie, le film détient quelques résonances autobiographiques pour son second auteur qu’est Jorge Semprún. En effet, Diego, le personnage principal du film incarné par Yves Montand, est un militant communiste vivant dans la clandestinité pour combattre la dictature franquiste tout comme le fut Semprún de 1952 à 1964. De plus, de même que les relations de Diego avec ses supérieurs sont tendues, Semprún sera expulsé du parti communiste en raison de quelques « divergences ».

        On reproche en effet à Diego de ne plus avoir de vue d’ensemble pour adopter des stratégies révolutionnaires. Pourtant, c’est lui qui a le plus de distanciation et de discernement sur son pays et sur sa cause. En effet, Diego remet triplement en cause son engament.
        Tout d’abord, Diego semble plus ou moins s’interroger sur l’efficacité de son engagement. En effet, le portrait que nous dresse Semprún de l’Espagne et du régime franquiste n’est pas si noir. Au contraire, Semprún fait le constat d’une Espagne non plus pauvre et opprimée, mais économiquement développée, favorable au tourisme. Semprún, à travers le personnage de Diego, condamne même la jeune résistance : trop naïve, belliqueuse et inexpérimentée.
        Ensuite, totalement las et désabusé, Diego en a assez de vivre constamment dans le mouvement et dans la peur. Il ne supporte plus de se cacher sans arrêt, de frapper à la porte d’inconnus et d’assister à des réunions qui n’aboutissent à rien. La présentation de la vie d’un militant résistant dans le film est en ce sens sans concession et assez réaliste.
        Enfin et surtout, Diego ressent la pénible impression de participer à une guerre infernale et sans issue. Comme le titre du film l’indique si bien, la guerre est finie et elle l’est belle et bien depuis 30 ans. En effet, la Guerre d’Espagne s’est terminée en 1936 mais Diego fait partie de ceux qui n’ont pas accepté l’issue du combat. Même si le conflit est achevé, Diego continue sa lutte avec acharnement et absurdité.

        Car si Resnais est normalement plus attiré vers le surréalisme, La Guerre est finie est assurément son film le plus porté sur l’absurde. Il est en effet ici question du mythe de Sisyphe, l’histoire d’un être conscient et forcé d’accomplir la même tâche sans fin. En plus du caractère absurde du film, nous relèverons encore une fois de plus l’influence de Resnais par le Nouveau Roman.
        En effet, on retrouve dans La Guerre est finie, la voix off si chère à Resnais. Elle n’est autre que celle de Semprún lui-même et a surtout la particularité d’être à la seconde personne comme dans La Modification (1957) de Michel Butor. Cette influence prouve donc encore le lien entre Nouveau Roman et Resnais, qui a collaboré avec Marguerite Duras [pour Hiroshima mon amour (1959)] et Alain Robbe-Grillet [pour L’Année dernière à Marienbad (1961)].

        La Guerre est finie serait donc l’histoire d’un homme voué à un éternel recommencement. Pour Diego, rien ne semble donc distinguer le passé du présent. On l’aura compris, ce film permet une fois de plus à Resnais d’explorer le labyrinthe de la mémoire. Comme d’habitude, il opère une confusion des temps comme des espaces et des personnes.
        A propos du temps, La Guerre est finie est l’un des premiers films de Resnais dont la narration, si l’on excepte un ou deux flash-forwards, est plutôt linéaire et chronologique. On remarquera aussi que, contrairement aux autres premiers films de Resnais, dans La Guerre est finie, les personnages, et plus précisément les protagonistes, ont physiquement vieilli.
        En effet, La Guerre est finie traite du temps perdu, de la durée : Diego veut fuir un passé qui le rattrape toujours. Dans une véritable confusion des temps, le passé et le présent ne finissent par ne plus faire qu’un, condamnant tout espoir de futur. Comme L’Année dernière à Marienbad, La Guerre est finie explore lui aussi le caractère récurrent du temps, perceptible ici dans la répétition des codes et des phrases de reconnaissance que Diego énonce à ses contacts.

        En plus des mélanges des temps, Resnais entreprend une confusion des espaces. Diego se perd lui dans les lieux où il se rend en mission : Paris, Rome, Barcelone, Madrid…Il en vient à même confondre les immeubles où se déroulent les réunions et là où il doit contacter des gens. Pour lui, tout se ressemble et se trouble dans sa mémoire défectueuse.
        Cet égarement dans l’espace trouve dans le film son apogée dans une scène particulière : Marianne (jouée par Ingrid Thulin, l’actrice des films de Bergman), la femme de Diego, élabore un livre dans lequel s’enchevêtrent les grandes villes du monde. Elle y incorpore des photos de flèches de signalisation sur les routes. Diego s’arrête un moment sur ces intrigantes images : une flèche indique une direction toujours contraire à celle de la flèche suivante et aucun repère n’est possible pour le spectateur. Il s’agit donc d’un labyrinthe physique tant énigmatique que déroutant.

        Enfin, Resnais procède à une brillante confusion des personnes. Tout d’abord, les deux amours dans la vie de Diego sont interchangeables: sa femme Marianne et son maîtresse et indic Nadine. Ensuite, la perte d’identité touche directement Diego dont les faux noms à force de se multiplier mènent à l’oubli de sa véritable personne.

        Avec La Guerre est finie, Resnais retrouve donc tous ses thèmes favoris. Il ne renonce d’ailleurs pas à ses expérimentations préférées dont celles des images mentales. Elles apparaissent dans le film à deux moments : la remémoration des photos de Nadine par Diego pour la reconnaître, puis la scène d’amour entre eux, scène très abstraite et picturale qui nous évoque d’ailleurs encore L’Année dernière à Marienbad.



        La Guerre est finie est donc un film qui trouve particulièrement sa place dans la filmographie de Resnais. Ce dernier prouve encore une fois de plus sa richesse thématique et sa capacité à réfléchir avec une variation sur un même sujet. C’est en effet encore bel et bien un film sur la mémoire et non pas un film politique engagé. Il est d’ailleurs à ce titre étonnant que le ministère de l’Intérieur espagnol ait exigé que le film soit retiré de la compétition du festival de Cannes en 1966.
        La Guerre est finie marque le début de l’amitié entre Jorge Semprún et Yves Montand. Ils se retrouveront aussi pour Z (1969) et L’Aveu (1970) de Costa Gavras et Les Routes du Sud (1978) de Joseph Losey, sur un sujet proche du film de Resnais puisque toujours sur un militant communiste sous le franquisme. Semprún a même consacré un livre entier sur Montand en 1983.
        Par la suite, Resnais allait renouer avec Semprún pour le scénario de Stavisky… (1974). Mais bien avant tout cela et juste après La Guerre est finie, Resnais allait se lancer avec Jacques Sternberg dans l’aventure de Je t’aime, je t’aime en 1968.

19.10.08.

Je t’aime, je t’aime (1968) d’Alain Resnais


        Alors que son film précédent La Guerre est finie (1966) était le film de Resnais le plus porté sur l’absurde, Je t’aime, je t’aime est assurément celui le plus ancré surréaliste de toute sa carrière. En effet, ce goût pour le surréalisme, déjà perceptible dans L’Année dernière à Marienbad (1961), a toujours existé dans l’esprit du réalisateur. Grand admirateur de Breton, il a d’ailleurs eu l’occasion de travailler avec Paul Eluard pour le scénario de Guernica (1950) et avec Raymond Queneau pour celui du Chant du Styrène (1958).
        Avec Je t’aime, je t’aime, Resnais, aidé du romancier Jacques Sternberg, aborde avec une approche surréaliste le thème amoureux qui se trouve véritablement au cœur du film comme l’indique si bien son titre. Il lie cependant son sujet avec sa réflexion habituelle sur la mémoire. Il pose alors la question suivante : peut-on oublier l’Amour ?


        « J’espère avoir raconté un conte de fée de science-fiction sur le thème vieux de trois mille ans : l’existence est une étrange aventure. » disait Alain Resnais à propos du film. Je t’aime, je t’aime s’apparente donc à un conte, une fable sur les enjeux du destin de l’homme et de ses désirs.
        Resnais collabore cette fois-ci avec le belge Jacques Sternberg, célèbre pour de fameuses nouvelles très kafkaïennes. Je t’aime, je t’aime se déroule donc en Belgique et baigne dans une atmosphère de confluence entre fantastique, surréalisme et humour noir, genres profondément liés à l’histoire de la littérature du plat pays.
        Je t’aime, je t’aime raconte le sort de Claude Ridder, employé médiocre dans une maison d’édition qui a vainement tenté de se suicider. Des scientifiques lui demandent alors de participer à une expérience hors du commun, consistant à revivre une minute de son passé un an auparavant. Il serait simple spectateur puisqu’il ne la revivrait que mentalement et non physiquement (il n’aura aucune capacité d’action).
        Resnais, qui adore la culture populaire, explore donc le genre de la science-fiction. Je t’aime, je t’aime peut d’ailleurs être perçue comme une extension du fameux court-métrage La Jetée (1962) de son ami Chris Marker. En effet, de même que Marker se désintéressait vite de la science-fiction pour tourner un film sur le pouvoir du cinéma, Resnais se moque copieusement du genre. Il opère même une certaine parodie lorsqu’il installe Ridder dans une ridicule machine à remonter le temps en forme de cerveau, lieu sacré de la pensée et de la mémoire.
        Cependant, l’expérience échoue et les chercheurs perdent le contrôle de leur machine. Ridder ne peut plus en sortir et se retrouve forcé de revivre sans fin les mêmes actes tel un Sysiphe moderne. D’une petite saynète, Resnais enchaîne donc ensuite avec de nombreuses autres séquences, bien plus longues, grâce à un subtil montage comme il sait si bien le faire.

        On revient alors sur la naissance de l’amour entre Claude et son amie Catrine. Il s’agit tout d’abord d’une histoire d’amour simple en apparence : un couple se rencontre, s’aime, se lasse, se dispute, puis se quitte. Mais ensuite, la femme meurt et l’homme tente de se suicider.
        Resnais démontre donc la complexité des rapports amoureux, la difficulté de vivre ensemble, l’impossibilité d’oublier l’être aimé. En mélangeant dans une disposition non chronologique les scènes et en nous livrant en désordre le passé, il construit son film comme un véritable puzzle que le spectateur doit recomposer.
        Pour le spectateur que nous sommes, la tâche s’avère pénible, voire impossible. L’Amour est donc un labyrinthe gigantesque où l’homme ne peut que se perdre. On retourne sur ses pas, on retrouve des instants identiques et l’enchainement retrouvailles-séparations est éternel.
        Le caractère répétitif de Je t’aime, je t’aime était déjà annoncé dans le bégaiement du titre. Il trouve son apogée lorsque Resnais nous remontre des séquences que l’on a déjà vues : d’un plan, l’on passe à deux ; de quelques plans et éléments, il finit par nous montrer la scène dans sa totalité pour que l’on comprenne tout.

        La scène où Claude sort de l’eau après avoir fait de la plongée sous-marine et se dirige vers la plage à la rencontre de Catrine nous est alors montrée plus d’une quinzaine de fois. Resnais joue sur les nerfs du spectateur et la scène devient particulièrement ironique lorsque l’on entend pour la énième fois Claude déclarer qu’il a vu des requins et quelques méduses géantes. On voit aussi plus d’une quinzaine de fois le court moment, tout à fait inutile à la narration, où Ridder prend le bus.
        La confusion des temps est donc, comme toujours chez Resnais, au cœur du film. Je t’aime, je t’aime est d’ailleurs l’histoire d’un homme qui refuse un futur sans espoir en se suicidant et retourne dans le passé. Il va voyager dans le temps mais va finir par devenir prisonnier de son passé. Contraint de toujours revivre les mêmes moments, le passé devient à tout jamais pour Ridder le présent.
        Ridder est d’ailleurs lui-même fasciné par le temps. Dans une scène, il aligne plusieurs montres sur son bureau les unes à côté des autres et devient captivé par la « course des temps ». Plus tard, philosophant à ses heures perdues, il constate qu’il est tout à fait inutile au temps qui pourrait très bien se passer de lui pour continuer. Il en vient alors à engueuler l’horloge parlante…

        En plus d’un milk-shake des temps et à défaut d’une confusion des personnes, Resnais se permet aussi une petite confusion des espaces. En effet, Ridder participe à l’expérience accompagné d’une souris. Or, lors d’un moment de son passé, il retrouve sur une plage l’animal cobaye qui aurait comme réussi à changer d’espace, à atteindre celui de l’espace temps passé. Cet amusant clin d’œil du réalisateur prouve encore une fois de plus son goût pour le non-sens et l’irrationnel.
        Je t’aime, je t’aime est en effet, comme nous l’avons déjà dit, le film le plus surréaliste de Resnais. Tout d’abord, il évoque l’amour fou, lié et menant à la mort (seize ans plus tard il allait tourner L’Amour à mort). Il s’agit ici de l’amour passionné dans le sens premier du terme, celui de la souffrance et de la déraison.

        Ensuite, Resnais développe le caractère surréaliste par le côté pictural de son film. Il se permet des folies visuelles (une fille prend un bain dans le bureau de Ridder) et des références directes (Ridder a chez lui un tableau du peintre Magritte). Mais ce sont surtout les couleurs vives (Je t’aime, je t’aime est le premier long métrage de Resnais en couleurs) qui soulignent cet aspect comme le prouve si bien le rouge du sang et du lit sur lequel Ridder tente de se tuer en se tirant une balle dans le cœur.

        Film le plus surréaliste de Resnais, Je t’aime, je t’aime est aussi l’un des plus plaisants parmi les œuvres de la première partie de sa filmographie. Cela est surtout dû à l’humour de Claude (Ridder) Rich qui permet de rendre drôle ce film qui traite tout de même d’un sujet assez dramatique. C’est donc un film plus agréable et enjoué mais moins sérieux et ambitieux que les autres premiers films de Resnais. Comme La Guerre est finie, Je t’aime, je t’aime est un excellent film, mais on leur préférera les plus brillants Hiroshima mon Amour et L’Année dernière à Marienbad.
        Malgré ses nombreuses qualités, Je t’aime, je t’aime n’a pas connu beaucoup de succès et est presque sorti dans l’indifférence. Il n’a pas été présenté au festival de Cannes à cause des évènements de mai 1968 et est l’un des films de Resnais à avoir remporté le moins de récompenses. Cependant, Charlie Kaufman n’oubliera pas ce film pour le scénario d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004) de Michael Gondry.

19.10.08.