mercredi 25 février 2009

Two Lovers (2008) de James Gray

         En l’espace de trois films, James Gray s’est affirmé comme l’un des maîtres du polar ou plutôt du néo-film noir. En changeant de genre avec Two Lovers, Gray ne renonce pas pour autant à la noirceur tant visuelle que thématique qui marquait ses précédents films. Avec Two Lovers, il signe un drame tout à fait bouleversant.


         Refusant les conventions du mélodrame ou les règles de la comédie, James Gray préfère aborder la question de l’amour avec simplicité, en prenant un exemple à la fois très concret et universel. Car, comme l’indique l’affiche, Two Lovers est tout simplement une « histoire d’amour », sans artifices et sans détours.
         Joaquin Phoenix, qui était déjà de l’aventure des deux derniers films de Gray [The Yards (2000) et La Nuit nous appartient (2007)], y incarne le très tourmenté Leonard Kraditor. Profondément marqué par une déception amoureuse, Leonard se jette dans l’Hudson river et c’est sur cette douloureuse tentative de suicide avortée que s’ouvre le film.
         En rentrant chez lui, il retrouve l’appartement familial aux murs exigus, prison d’affection étouffante qui ne fait que renforcer son malheur. A 30 ans, Leonard vit toujours chez ses parents mais, en même temps, son comportement d’enfant (démarche d’autiste, élocution difficile, blagues et mimiques de gamin) semble justifier cette « punition ». En effet, Leonard souffre d’un problème assez souvent représenté dans le cinéma américain contemporain : c’est un éternel adolescent, un adulte dans un corps d’enfant.
         Comme le personnage paradoxal de Leonard, Two Lovers procède par associations de contraires. Le cœur de Leonard va se déchirer en deux idéaux, entre deux femmes. Son père va lui présenter Sandra, fille d’une bonne famille juive associée en affaires avec les Kraditor. Sandra représente donc la constance, la tranquillité, l’entente.
         Mais, Leonard pense à une autre. Michelle, sa nouvelle voisine, est belle, mystérieuse et envoutante. Attirante figure de la liberté et de l’originalité, elle est cependant pleine de dangers et de failles : elle se drogue, entretient une liaison avec un homme marié et paraît souvent anxieuse.
         Pour Leonard, il s’agit d’un dilemme clair mais pénible : il doit choisir entre la raison et la passion, la tempérance et l’aventure, la brune et la blonde. Et tout le film repose sur ces antithèses : si Leonard parle à Sandra de La Mélodie du Bonheur, film tendre mais niais, il préfère discuter avec Michelle de la photographie, art de l’insaisissable et de l’imprévu. La scène d’amour avec Sandra sera chaude, sensuelle alors que celle avec Michelle, sur un toit, est étrange, glaciale et inédite.
         Alors qu’il semble avoir fait son choix, Leonard va être rattrapé par son destin. Devant une réponse négative de Michelle pour laquelle il était prêt à tout quitter, il déambule jusqu’à une plage. L’appel froid de la mort, encore une fois. Et l’on pense que la boucle du début va se refermer de façon parallèle. A ce moment désespéré, un cadeau de Sandra tombe de la poche de Leonard : un gant, une main du destin qui va le ramener à la raison.
         On retrouve donc dans Two Lovers les thématiques des œuvres précédentes de Gray, notamment celles de La Nuit nous appartient : le retour du fils à la maison et la dualité. Mais encore une fois de plus, si le choix entre bien et mal et la question du bon côté de la loi semblent avoir été remplacés par le combat entre devoir et désir, le rôle de la famille est toujours aussi important. C’est lui qui est au centre du conflit de l’individu qui peine à acquérir sa véritable indépendance.


         Two Lovers est un film touchant, émouvant, magnifique. Sans sombrer dans la caricature, il pose vraiment les questions que nous connaissons ou comprenons tous. Jamais le problème n’a été aussi clairement énoncé. Car oui, dans la vie, on est toujours confronté à des idéaux opposés, vers lesquels on semble tendre avec plus ou moins d’hésitation. Et, on est toujours seul au milieu de la voie lorsqu’il y a un embranchement. Et, à défaut de prendre soi-même la décision, on attend souvent que le destin nous offre sa main.

15.02.09.

Leatherheads / Jeux de Dupes (2008) de George Clooney

         L’engagement politique de George Clooney est bien réel (aide pour les victimes des tsunamis, mobilisation contre le génocide au Darfour, ambassadeur de l’ONU en tant que « gardien de la paix ») mais il ne va pas de soi : Clooney est aussi un homme tourné vers le passé comme le montre parfaitement son passage à la réalisation. Après Confessions d’un homme dangereux (2002) situé dans les années 70 et Good Night and Good Luck (2005) sur fond de maccarthysme des années 50, Clooney plonge son Jeux de Dupes dans l’Amérique des années folles. Suivant les pas de ses amis les frères Coen, il signe une comédie dans le style des grands classiques des années 40.


         Jeux de Dupes est centré sur le monde du football américain en 1925. Clooney y incarne Dodge Connolly, entraineur de l’équipe des « Bulldogs ». Les scènes sportives, heureusement assez peu nombreuses, tournent souvent au grand n’importe quoi (l’absence de règles conduit à de véritables affrontements physiques dans la boue) et Clooney semble s’inspirer de la folie des matches de Plumes de Cheval (1932) de Norman McCleod, avec les frères Marx, ou de ceux de Vive le sport (1925) avec Harold Lloyd.
         Car, si dans Jeux de Dupes, les références ne sont pas directes, les diverses influences se laissent apercevoir. George Clooney, le Cary Grant d’aujourd’hui, se lance en effet dans une « screwball comedy » à l’ancienne. Howard Hawks est le premier convoqué : les dialogues sont menés à 100 à l’heure et un jeu du chat et de la souris s’installe entre l’homme et la femme. Renée Zellweger joue quant à elle une journaliste émancipée et malicieuse dans la veine de celle de La Dame du Vendredi (1940).
         Cette dernière se met bien sûr en tête d’écrire le plus grand scoop de l’histoire pour gagner le prix Pulitzer. L’occasion se présente lorsqu’elle découvre que le joueur vedette de l’équipe n’est pas le véritable héros de la Grande Guerre que l’on croyait. Clooney pastiche alors le récit guerrier du Sergent York (1941) d’Hawks, biographie du soldat américain le plus décoré de la Première guerre mondiale.

         Mais surtout, il suit les pas de Preston Sturges (très admiré des Coen aussi) qui se moquait de l’icône du héros et du patriotisme dans Héros d’occasion (1944), film dans lequel un jeune marin réformé se faisait passer pour un héros de guerre. C’est également de Sturges que vient la scène de la dispute dans un wagon lit comme dans The Palm Beach Story (1942).
         Clooney rend aussi un hommage au cinéma burlesque de Chaplin (le déguisement en policier) ainsi qu’à John Ford (pour le folklore irlandais et les bagarres de saloon avec des militaires).

         Depuis Mémoires de nos pères (2006) de Clint Eastwood, l’interrogation sur la notion du héros (qui est-il ?) et sa réponse (quel qu’il soit, la patrie en a besoin) semble être de rigueur dans le chaos de l’Amérique après le 11 septembre. Pourtant, avouons que ce n’est une fois de plus pas la question la plus importante et intéressante du film, surtout vus son ton et son genre.
         En effet, Jeux de Dupes baigne dans un esprit léger et très bon enfant. Clooney subit ainsi l’influence des Coen : la photographie (en sépia) léchée et la musique rétro, l’image visuellement très « forte » (cadrée, storybordée), l’humour cartoonesque parfois un peu lourd, le goût pour les gros et les imbéciles…


         Carte postale nostalgique du passé, Jeux de Dupes est une attachante comédie au charme fort désuet et sympathique. Le film ressemble beaucoup à ceux des Coen, c’est-à-dire que c’est un hommage au cinéma d’antan dont le caractère vain (on refait plus ou moins la même chose) disparaît au profit d’une approche novatrice et stylisée du visuel. On a conscience qu’on fait du neuf à partir d’ancien mais on marche à fond, on est enchanté et on en redemande.

13.02.09.

jeudi 12 février 2009

Shine a Light (2008) de Martin Scorsese


         « La musique est pour moi aussi importante que le cinéma » a déclaré Martin Scorsese. De la part de quelqu’un pour qui un film doit être recueilli de la même façon qu’une hostie, ce n’est pas rien. On comprend donc quelle peut être la place de la musique dans la vie du cinéaste. Scorsese aime la musique (les BO de ses films sont souvent assez électriques) et sa filmographie ne cesse de le rappeler.
         Scorsese a été monteur du documentaire fleuve Woodstock (1970) de Michael Wadleigh. Il a fait appel au grand Bernard Herrmann pour la composition de la musique de Taxi Driver (1976). Son New York New York (1977) est spécialement consacré à la vie d’un musicien. Il a filmé les adieux de The Band dans The Last Waltz (1978). En 1987, il a tourné un clip pour Michael Jackson (Bad). Il a également participé à une série de documentaires sur l’histoire du blues en 2003 et a dressé un portrait de Bob Dylan avec No Direction Home (2005).
         En 2006, avec Shine a Light, il a réalisé un rêve presque d’adolescent : filmer les Rolling Stones, groupe qui n’a cessé de le bercer dans sa jeunesse et de l’inspirer tout au long de son œuvre. En effet, on peut entendre la chanson Jumpin' Jack Flash dans Mean Streets (1973) et Monkey Man dans Les Affranchis (1990). Quant à Gimme Shelter, c'est une véritable obsession de Scorsese puisqu'elle figure dans Casino (1995), Les Affranchis et Les Infiltrés (2006).

         C’est la énième fois que l’on filme les Stones en concert mais cela n’a pas découragé notre italo-américain préféré. Shine a Light (le titre vient d’une chanson tirée de l’album Exile on Main Street) est ainsi construit de la sorte: on voit la préparation du spectacle, puis son déroulement, entrecoupé par des interviews et des images d’archives assez amusantes d’ailleurs.
         Il s’agit d’une véritable prouesse technique : 17 caméras ont capté l’énergie débordante des Stones (ils sont pourtant sexagénaires maintenant !) lors de leur représentation au Beacon Theater à New York, en automne 2006. Mick Jagger semble être en pleine forme (il danse toujours d’une façon démoniaque) même si sa voix, affaiblie, a quelque peu changé.
         Le concert était donné pour l’anniversaire de Bill Clinton et la famille de l’ancien Président était au complet pour saluer le groupe avant sa représentation. Notons d’ailleurs que la chanson Sympathy for the Devil sera spécialement censurée pour le démocrate (on n’entend pas “I shouted out/Who killed the Kennedys/After all/It was you and me”).
         Malheureusement, le film est loin d’être passionnant. Tout d’abord, parce qu’il ne s’agit ni plus ni moins que d’un simple concert filmé, ce qui paraît rapidement assez vain comme exercice. Ensuite, parce que le concert est assez fatiguant. Les chansons les plus douces (As Tears go by par exemple) passent mal en concert et les orchestrations ne sont pas toujours très réussies.
         Gimme Shelter (1970) des frères Maysles, sur le concert d’Altamont en 1969, était bien plus réussi. Faudrait-il obligatoirement un meurtre pour que le film-concert soit plus excitant et intéressant ? Car contrairement au Don’t look back (1967) d’Alan Pennebaker qui nous révélait la complexité de Bob Dylan lors de sa tournée anglaise en 1965, Shine a Light ne nous apprend rien sur les Rolling Stones.
         En fait, le spectateur n’est là que pour avoir les oreilles cassées. Il sort des 2h00 de « gueulade » en ayant mal à la tête. Comme le batteur Charlie Watts (qui porte un vieux blouson de grand-père), à la fin d’un morceau, il soupire d’épuisement et d’ennui. Peut-être que si l’on veut vraiment ressentir l'atmosphère du concert, il n’y a pas d’autre solution que d’être dans la salle.


         Long et éprouvant, Shine a Light n’intéressera donc que les inconditionnels des Stones et de Scorsese. Le vrai spectacle du film, c’est à la limite celui d’un Scorsese s’énervant lorsqu’il attend la liste des morceaux quelques minutes avant l’ouverture du show. C’est donc un peu maigre.
         Scorsese prévoit de faire un film de fiction sur Bob Marley ainsi qu’un documentaire sur George Harrison. Espérons que ce sera plus captivant que Shine a Light.

08.02.09.

mercredi 4 février 2009

The Man with Bogart’s Face / Détective comme Bogart (1980) de Robert Day


         Humphrey Bogart meurt en 1957, mais son culte se perpétue après sa mort. Ainsi, dans les années 70, on assiste à un regain d’intérêt pour ses personnages : Robert Mitchum reprend le personnage de Philip Marlowe dans Adieu ma jolie (1975) de Dick Richards et dans Le Grand Sommeil (1975) de Michael Winner alors que George Segal incarne le fils de Sam Spade dans The Black Bird (1975) de David Giler, suite du Faucon maltais (1941) de John Huston.
         Mais plus que ses personnages, c’est Bogart lui-même qui va directement être repris au cinéma. Ainsi, il apparait de façon fantomatique en tant que mentor séducteur de Woody Allen dans Tombe les filles et tais-toi (1972) d’Herbert Ross. Bogart est également l’idole d’Albert Finley dans le Gumshoe (1971) de Stephen Frears, relatant la vie d’un comique qui devient détective privé. Peter Falk s’amuse à parodier l’acteur dans Un cadavre au Dessert (1976) et sa suite Le Privé de ces Dames (1978), deux films réalisés par Robert Moore. Enfin, l’ « ancien » Vincent Sherman qui a dirigé à deux reprises l’acteur[1] tourne sur lui en 1980 un biopic télévisé, dénommé Bogie.
         La même année, c’est l’Anglais Robert Day qui lui rend hommage avec Détective comme Bogart. Réalisateur de She (1965) et de nombreux Tarzan, Robert Day, reconverti dans la télévision dans les années 70, nous livre un petit film amusant, truffé de références pour les cinéphiles.


         Le film met en scène un fou de cinéma qui s’est fait refaire le visage par un chirurgien afin d’avoir celui de Bogart et qui ouvre un bureau de détective sous le nom de Sam Marlowe (Sam pour Sam Spade et Marlowe pour Philip Marlowe).
         Robert Sacchi, la vedette du film est particulièrement bluffante et tout le film repose sur sa troublante ressemblance avec l’acteur. Non seulement il a le visage de Bogart mais, bien sûr, il joue avec ses tics (grimaces, caresse de la lèvre) ainsi qu’avec son intonation si particulière. Cigarette à la bouche, il s’est aussi doté de l’imper beige pour avoir la panoplie complète. Sachi est tellement convaincant qu’il refera par la suite des apparitions en sosie de Bogart dans d’autres films et ou à la télévision.
         A l’origine de ce film, il y a un livre d’Andrew Fenady, scénariste du Chisum (1970) d’Andrew McLaglen avec John Wayne ainsi que de la série télé Hondo (1967). Féru de cinéma et de films noirs, il a su puiser des éléments dans tous les classiques du genre. Il renouvellera d’ailleurs l’expérience en écrivant dans le même style le scénario de Jake Spanner, Private Eye (1989), téléfilm avec Robert Mitchum, ses deux fils (John et James) et Ernest Borgnine et qui fait principalement référence à La Griffe du Passé (1947) de Jacques Tourneur.
         Les références aux films de Bogart fusent donc dans tous les sens dans le film de Day. L’histoire se déroule à Los Angeles et il est tout d’abord question de chantage avec des photos pornographiques comme dans Le grand Sommeil (1946) d’Howard Hawks. Mais c’est surtout Le Faucon maltais de Huston qui est convoqué : la quête de saphirs [les yeux d’ « Alexandre » (le grand)] fait penser à celle dudit faucon maltais. De même, alors que le personnage du gros commodore Anastas (Victor Buono) fait penser à celui joué par Sidney Greenstreet, Monsieur Zebra (interprété par Herbert Lom), lâche homosexuel qui sent le parfum, fait référence au personnage similaire joué par Peter Lorre.

         Le film fait aussi allusion à d’autres films de Bogart : la scène au début de l’opération de chirurgie esthétique vient des Passagers de la Nuit (1947) de Delmer Daves ; le règlement de comptes final sur le bateau renvoie à celui de Key Largo (1948) de John Huston. Enfin, le personnage de Robert Sachi enfile un moment le même costard blanc que Bogart dans Casablanca (1943) de Michael Curtiz. L’exotisme de certains films de Bogart est aussi abordé avec le personnage du pacha turc interprété par l’acteur de westerns spaghetti Franco Nero.
         Robert Day ne s’en est pas tenu à l’unique corpus de la filmographie de Bogart. Il se prête même à l'exercice d'une parodie de la fin de La Dame de Shanghai (1947) d’Orson Welles, avec un règlement de comptes dans une salle pleine des miroirs. Son film se veut aussi confus qu’un film noir et Sam Marlowe ne cesse de se faire assommer. L’ambiance du genre est tout à fait retranscrite (éclairage, musique, volets à jalousie). A la fin, Sam Marlowe résout l’affaire en élaborant une véritable conclusion de « whoodonit ».
         Evoquons également le personnage de Gena (jouée par Michelle Phillips, chanteuse des Mamas & Papas) calqué sur celui du Laura (1944) d’Otto Preminger et celui de la secrétaire blonde façon Marilyn Monroe. Robert Day a même fait venir des rescapés du film noir qui jouent quelques petits rôles : George Raft[2], Yvonne DeCarlo ou encore Mike Mazurki.


         Détective comme Bogart est donc un film plutôt sympathique. La distanciation avec le personnage principal qui veut vivre ce qu’il a vu sur l’écran est assez drôle (qui peut-il être, sinon nous ?) et la publicité numéro 1 du film (la ressemblance de Robert Sacchi avec Bogart) est loin d’être une tromperie.
         Cependant, il reste un bijou cinéphilique tout à fait vain et inutile. De plus, il baigne parfois dans un look années 80 assez bas de gamme (on aurait pu se passer de l’érotisme de la danse du ventre) et son humour peut se révéler assez débile. Le pastiche n’est donc pas toujours aussi élégant.

01.02.09.



[1] Il s’agit du Retour du Docteur X (1939) et d’Echec à la Gestapo (1942).
[2] George Raft a même joué à deux reprises aux côtés de Bogart dans Invisible Stripes (1939) de Lloyd Bacon et Une Femme dangereuse (1940) de Raoul Walsh.

3 : 10 to Yuma / 3h10 pour Yuma (2007) de James Mangold


         Clint Eastwood semblait avoir définitivement enterré le western avec Impitoyable en 1992. Pourtant le genre n’en finit pas de mourir. En 2007, avec son 3h10 pour Yuma, James Mangold entreprend le chemin inverse du très élégiaque Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford d’Andrew Dominik, sorti la même année, et s’adresse à un plus large public. Mangold tente de moderniser le western en y ajoutant paradoxalement plus d’action et plus de psychologie.

         James Mangold signe ici un remake du classique homonyme de 1957 réalisé par Delmer Daves, film qu’il avait vu dès l’âge de 17 ans. Avec 3h10 pour Yuma, Mangold concrétise donc un rêve d’enfant. Le film de Daves est son film préféré et il s’en était déjà inspiré pour Copland (1997). En effet, il s’agissait aussi de l’histoire d’un sheriff (mais de nos jours) qui s’oppose à la corruption d’une ville. Le film se terminait même par un règlement de comptes très westernien. Le personnage principal, joué par Sylvester Stalone, s’appelait Freddy Heflin, Heflin faisant référence au nom de l’acteur qui interprétait le fermier dans le film de Daves.
         Mangold, qui a signé un thriller (Identity, 2003) et un biopic sur Johnny Cash (Walk the Line, 2005), est fidèle aux règles des genres. Avec 3h10 pour Yuma, il montre qu’il a bien assimilé les codes du western (l’attaque de la diligence, la séquence du saloon, la discussion le soir auprès du feu). Cependant, on peut lui reprocher d’adopter un « folklore Lucky Luke », très caricatural : on aurait pu se passer du cheval que l’on siffle, de l’attaque des indiens ou des immigrants chinois constructeurs de chemins de fer !
         Par souci de la tradition, Mangold a fait appel à des dinosaures survivants du western. Ainsi, il a créée un rôle spécial de chasseur de primes pour Peter Fonda, le fils d’Henry, qui avait fait une incursion dans le western en tant que réalisateur [L’Homme sans frontière (1971) et Wanda Nevada (1979)] et en tant qu’acteur [Hawken’s Breed (1987) de Charles Pierce et South of Heaven, West of Hell (2000) de Dwight Yoakam].

         Dans cette volonté de ressusciter les formes classiques, Mangold offre aussi la représentation d’une homosexualité latente, seulement suggérée, entre le bandit Ben Wade et son complice Charlie Prince. Ce personnage, empreint de sadisme, semble à ce titre être le seul élément du film relatif à l’héritage du western spaghetti.


         L’objectif de Mangold est alors le suivant : il veut réactualiser les formes classiques du western. Pour ce faire, il faut un film avec plus d’action et plus de psychologie. Si le remake dure 30 minutes de plus que la version originale, c’est parce que Mangold y a rajouté scènes d’action, poursuites, cascades et fusillades. Le final, où le fermier Dan Evans doit mener Wade, son prisonnier, à la gare, doit d’ailleurs être au moins trois fois plus long que dans le film de Daves.


         Transformer le western en film d’action, pourquoi pas ? Cependant, il faut tout de même rappeler qu’il n’y a pas plus bavard que le western. C’est pourquoi rajouter de la psychologie au film de Daves paraît un peu bancal. D’autant plus que Mangold modifie les enjeux de l’histoire. En 2007, il ne s’agit plus des mêmes préoccupations.
         Alors que dans le film de Daves, les frontières entre bien et mal se faisaient floues, le spectateur qui sort du film de Mangold n’a pas été dérouté le moins du monde par ce qu’il a vu, contrairement à ce que souhaitait Mangold. Dans son film, on sait très bien que le bon a été Evans du début à la fin, alors que le méchant, c’était Ben Wade qui finit par se refermer la porte de la prison sur lui-même comme pour purger la faute qu’il a commise. Notons d’ailleurs le pessimisme actuel du film de Mangold dans lequel Evans meurt, contrairement à la version originale.
         Le nouveau 3h10 pour Yuma est assez caractéristique des problèmes et complexes contemporains des Etats-Unis à l’heure de la guerre en Irak. En effet, alors que le film de Daves était une ode à la différence et à la compréhension, le film de Mangold est une énième réflexion dans la veine de Mémoires de nos Pères (2006) de Clint Eastwood sur le thème « qu’est ce qu’un héros ? ».
         Ici, il est donc question d’honneur et de courage, de paternité et de famille. Dans la version 2007, les enfants du fermier Evans prennent une place beaucoup plus importante. Que lègue-t-on à ses enfants ? Evans, le père, est-il un lâche ? En effet, on lui reproche sa blessure accidentelle à la jambe lors de la guerre de sécession[1].
         Le film de Mangold va donc à l’encontre de la logique westernienne : il ne montre pas comment l’homme en vient à la violence puisque celui-ci l’a déjà connue lors de la guerre. La question posée est donc intéressante mais elle n’est pas proprement westernienne et pourrait très bien être transposée dans d’autres genres (le film de guerre, le polar, l’histoire initiatique...).


         Agréablement réalisé et joué (Christian Bale et Russell Crowe[2], remplaçant respectivement Van Heflin et Glenn Ford, sont assez convaincants), le 3h10 pour Yuma de Mangold est plutôt bien ficelé. Que Mangold booste en action son film n’est pas idiot. Mais qu’il lui enlève ses enjeux westerniens est plus gênant. D’ailleurs, l’intérêt de ce remake est d’autant plus amoindri par la déjà excellente qualité de l’original. Le cinéma américain contemporain, qui n’arrive pas à dépasser les formes classiques, serait-il arrivé à un point limite ?

31.01.09.




[1] Le personnage de Stalone dans Copland (1997) était également handicapé d’une oreille.
[2] Russell Crowe avait déjà joué dans un western : Mort ou Vif (1995) de Sam Raimi.

3 :10 to Yuma / 3h10 pour Yuma (1957) de Delmer Daves



         D’abord scénariste dans les années 30, Delmer Daves est devenu un efficace réalisateur pour la Fox et la Columbia. Dans les années 50, il se spécialise dans le western et tourne La Flèche brisée (1950), Return of the Texan (1952), L’Aigle solitaire (1954), L’Homme de nulle part (1956) et La dernière Caravane (1956). 3h10 pour Yuma, qui marque donc sa sixième incursion dans le genre, peut-être vu comme une quintessence du western. C’est un film très symbolique et épuré, mais non sans complexité.


         3h10 pour Yuma s’inspire d’une nouvelle d’Elmore Leonard , écrivain qui venait déjà la même année d’être adapté avec L’Homme de l’Arizona de Budd Boetticher, d’après « The Tall T ». L’histoire est très simple : le bandit Ben Wade attaque une diligence mais se fait arrêter. Il faut alors à tout prix le mettre dans ledit train de 3h10 pour Yuma pour qu’il soit jugé avant que ses nombreux compagnons ne viennent le délivrer. Seul Dan Evans, pauvre fermier qui a besoin d’argent pour se procurer l’eau indispensable à son troupeau, a le courage d’accepter l’offre face à une ville lâche et corrompue.
         Cette histoire de train tant attendu, fixé à une heure précise (le film est un peu mené en temps réel), évoque bien sûr Le Train sifflera trois fois (1952) de Fred Zinneman. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si plus tard, en 1980, Elmore Leonard écrira le scénario d’une suite télévisée du film de Zinneman.
         A partir de cette intrigue primaire, Daves décide donc d’adopter un style très épuré. Le film est tourné en cinémascope mais dans un noir et blanc austère et dépouillé pour souligner l’aridité des terres de l’Arizona. Et, si la mise en scène est mobile, les nombreux travellings se font toujours de façon fluide et justifiée, pour souligner la dramatisation de la scène.
         Le conflit de 3h10 pour Yuma est caractéristique du western : tôt ou tard, la construction de l’Ouest doit se faire avec une violence toutefois guidée par le bien. Ainsi, les personnages sont assez archétypaux : le fermier honnête, le bandit amoral, la mère au foyer aimante.
         Mais, si les personnages apparaissent comme stéréotypés, leur psychologie est assez développée. Sans sombrer dans le western psychanalysant de l’époque, la complexité des personnages est appréhendée. Tout d’abord, Daves nous offre deux portraits féminins tout en finesse. Alors que la femme d’Evans semble parfois séduite par Wade, Emmy (interprétée par Felicia Farr ), la fille de mauvaise vie, elle aussi attirée par le bandit, est pleine de grâce et de mélancolie.
         De même, le bandit, incarné par Glenn Ford , peut se révéler tour à tour pervers et brutal mais aussi fascinant, intelligent, élégant. Van Heflin semble approfondir le rôle du simple fermier qu’il jouait dans L’Homme des Vallées perdues (1953) de George Stevens. En effet, le Dan Evans qu’il compose peut se montrer digne et courageux mais aussi lâche (il n’intervient pas lors de l’attaque de la diligence), violent (il entre dans le jeu de nerfs de Wade), cupide (il n’escorte Wade que pour la récompense), un peu médiocre (il n’est qu’un misérable fermier).

         L’ambigüité, l’ambivalence des personnages est donc poussée jusqu’à ce que les frontières se troublent. Qu’est ce qui sépare le bien du mal ? Pour Daves, il s’agit de la loi, seule barrière entre ces deux ennemis pourtant semblables. En fait, chacun incarne symboliquement un idéal: Wade lutte contre les contraintes de la société et prône la liberté ; Evans prêche la beauté de la vie simple et stable, refusant la tentation du mal. Après de fortes tensions, les deux hommes arrêteront cependant de se juger mutuellement. En apprenant à se connaitre, ils finiront par se respecter et s’apprécier.
         « Comprendre, c’est aimer » disait Daves qui, sept ans auparavant, s’intéressait à la vie des Indiens avec La Flèche brisée. Avec 3h10 pour Yuma, il montre que s’ouvrir à l’autre, ce n’est pas forcément renoncer à sa propre représentation du monde : c’est aussi accepter l’autre en tant que sujet à part entière.
         Ainsi, à la fin, Wade préfère coopérer, se faire prisonnier et monter dans le train pour éviter qu’Evans meure, tué par ses acolytes. « De toute façon, il me sera plus facile de m’évader de la prison de Yuma » dit-il. C’est à ce moment-là que les cieux s’ouvrent pour laisser la place à une pluie, symbolique de la renaissance pour le fermier qui était victime de l’aridité des terres. Cette pluie biblique et purificatrice, lavant les haines et les conflits, sonne l’heure de la paix et de l’harmonie. Jamais la pluie n’avait été aussi salvatrice au cinéma.

         Ce happy-end étonnant, évoquant celui de La Prisonnière du Désert (1956) de John Ford, n’est pas si convenu que cela. Il est certes optimiste, mais en aucun cas moralisateur : les antagonistes d’hier n’ont pas réussi à éclaircir qui était le plus juste et, par défaut, l’amitié semble s’être installée entre les deux hommes.

         Mais ce retournement final n’est pas le seul élément déroutant de ce western pas si classique que cela. En effet, le film arrive à annoncer à partir d’une seule scène le western crépusculaire. Il s’agit de celle sensuelle, pleine de gros plans, où Wade séduit Emmy, la barman du saloon. Cette dernière, ancienne chanteuse de cabaret, rêve de sa gloire passée et attend de façon désespérée l’homme qui pourrait la sortir de cette sombre période. L’évocation de la triste fin d’un monde nous fait alors penser aux futurs westerns crépusculaires de Sam Peckinpah. C’est ce même Daves qui allait d’ailleurs esquisser le western crépusculaire avec Les Cordes de la Potence (1959) avec Gary Cooper.


         Petit film de série B de la Columbia, 3h10 pour Yuma est peut-être un des westerns les plus caractéristiques du genre à cause de son épure qui n’est nullement contredite par la richesse profonde de ses personnages. Ode à la différence et à la compréhension de l’autre, film classique et pourtant empreint de modernité, 3h10 pour Yuma est un magnifique western, simple et émouvant. C’est l’un des plus beaux westerns de l’histoire du cinéma avec L’Homme des Vallées perdues (1953) de George Stevens et La Prisonnière du Désert (1956) de John Ford.
         Cinquante ans après, James Mangold allait tourner un remake homonyme du film de Daves, avec Christian Bale et Russel Crowe respectivement dans les rôles tenus par Van Heflin et Glenn Ford. Sans être dénuée d’intérêt, cette version est nettement inférieure à l’originale, apparemment indépassable.

17.01.09.