samedi 29 octobre 2011

The Sandpiper / Le Chevalier des Sables (1965) de Vincente Minnelli


         Souvent lorsque le cinéma met en scène un personnage d’ecclésiastique, il va donner de la densité au portrait en mettant en scène un conflit allant contrarier sa foi et ses croyances. Un trouble social (Dieu est mort de John Ford), un souvenir amoureux (La Loi du Silence d’Hitchcock) ou une angoisse personnelle (plus récemment Habemus Papam de Nanni Moretti) peuvent ainsi être convoqués. Dans Le Chevalier des Sables de Minnelli, un pasteur marié et conformiste, interprété par Richard Burton, va succomber aux charmes d’une artiste peintre libertaire, jouée par Elizabeth Taylor [1]. Présentant une remise en cause aussi intime que profonde (un adultère doublé d’une crise spirituelle), Le Chevalier des Sables frappe par sa franchise et sa maturité.


         Au contact de sa maîtresse et de ses amis beatniks (dont Charles Bronson en sculpteur et Nico, figurante, qui fait une courte apparition), le pasteur Richard Burton va prendre conscience de son étroitesse d’esprit et de son caractère rétrograde. Sa foi et son mariage (avec Eva Marie Saint) se sont perdus au fil du temps et le jeune illuminé a laissé la place à un hypocrite. Directeur d’un pensionnat privé, il ferme les yeux sur le mauvais comportement des élèves si leurs parents l’aident financièrement à la construction de sa chapelle. Rassemblant des cotisations, Burton réalise que sa quête n’est pas loin de celle d’un marchand du temple. Dieu est difficile à trouver dans ce monde fragile, marqué par les tourments et les passions.
         A l’inverse, Taylor, la tombeuse qui devient amoureuse, réalise que son isolement social et géographique (elle vit seule au bord de la mer) est aussi lâche qu’insupportable: l’homme ne doit pas vivre seul. Le Chevalier des Sables file ainsi la métaphore du « sandpiper », oiseau sauvage blessé que soigne Elizabeth Taylor : selon elle, pour mieux apprivoiser l’animal, il faut ne pas l’emprisonner. La liberté ne peut donc s’acquérir qu’après des expériences douloureuses (pour Burton) et l’acceptation de nos propres dépendances (pour Taylor). Après l’adultère, les personnages ont donc évolué dans un sens différent tout en se rapprochant. Cependant, la morale et le poids de la société reprendront le dessus sur le couple et la conclusion, amère, verra le personnage du pasteur quitter sa femme pour vivre seul.
         Drame passionnel placé sous la chaleur du soleil de Californie (le film se déroule sur la côte de Monterey), Le Chevalier des Sables bénéficie d’images naturelles très belles que magnifie la photographie en couleurs de Milton Krasner et la mélancolique musique de Johnny Mandel (le thème « the Shadow of Your Smile » qui remporte l’oscar de la meilleur chanson de l’année). Avec ce film audacieux, s’intéressant aux libertaires à défaut d’adhérer à leur idéologie, Vincente Minnelli prouve qu’il est bien plus qu’un peintre talentueux de mélodrames flamboyants.


         Histoire d’amour contrariée par les différences, Le Chevalier des Sables peut parfois paraître invraisemblable. Mais le charme du duo Burton/Taylor et la mise en scène élégiaque de Minnelli font la force du Chevalier des Sables, film tourmenté et coloré.






[1] Le Chevalier des Sables fait partie des neufs films avec le couple Burton/Taylor, corpus qui comprend Cléopâtre (1963) de Joseph Mankiewicz, Hôtel international (1963) d’Anthony Asquith, Qui a peur de Virginia Woolf ? (1966) de Mike Nichols, La Mégère apprivoisée (1967) de Franco Zeffirelli, Docteur Faustus (1967) de Richard Burton, Les Comédiens (1968) de Peter Glenville, Boom (1968) de Joseph Losey et Under Milk Wood (1972) d’Andrew Sinclair.

vendredi 21 octobre 2011

The Letter / La Lettre (1940) de William Wyler



         L’association de William Wyler avec le producteur Samuel Goldwyn (1936-1946) [1] marque sûrement le premier point culminant de la carrière de ce metteur en scène à l’esprit indépendant. La période Goldwyn est néanmoins interrompue par trois films : Mrs Miniver (1942), tourné pour la MGM ; Jezebel / L’Insoumise (1938) et La Lettre, deux films avec Bette Davis et produits par la Warner Bros. Par ses conflits et son esthétique, La Lettre, caractéristique de la production Warner, annonce fortement le film noir.


         La Lettre est centrée sur un personnage féminin proche de celui de la femme fatale. Malgré ses apparences d’épouse modèle, Bette Davis joue une femme manipulatrice : elle a trompé son mari et veut déguiser son crime (le meurtre de son amant) en acte de légitime défense (suite à une soi-disant tentative de viol). Perverse, elle fera les yeux doux à son avocat pour que ce dernier achète une lettre compromettante, faisant basculer un homme de droit intègre dans l’illégalité la plus totale.
         La noirceur des personnages constitue ainsi la grande originalité de La Lettre. Le film, proche du futur La Garce (1949, de King Vidor, avec la même Bette Davis), peut être conçu comme une variation criminelle sur Madame Bovary : la solitude d’une femme seule, délaissée par un mari absent mais caractérisé par une grande gentillesse (ici, il s’agit d’Herbert Marshall) la mène à succomber aux tentations de l’infidélité, tentations qui lui seront fatales.
         C’est ainsi avec intelligence que Wyler peint le personnage de Davis, personnage mauvais et conscient de l’être. Deuxième adaptation d’une pièce sulfureuse de Somerset Maughan [2], La Lettre a eu des problèmes avec la censure qui a refusé que soit utilisée la fin originale (impunie, la femme quittait son mari après la révélation du véritable crime). Mais tel quel, La Lettre demeure très violent dans sa vision du couple : dans une scène très forte émotionnellement, Bette Davis peine à cacher la répulsion que lui inspire un baiser donné à son mari, après avoir tenté de lui faire croire à une possible réunion [3].

         Le film, situé à Singapour, annonce la veine du film noir exotique [4] et joue sur les clichés racistes : l’acolyte de l’avocat, obséquieux et efféminé, incite son associé à succomber à la corruption ; la veuve asiatique de l’amant effraye par son désir de vengeance et par son visage inquiétant, figé comme un masque (c’est elle qui tiendra lieu de deus ex machina).
         Dans La Lettre, la noirceur des personnages va se doubler d’une noirceur visuelle. L’esthétique de La Lettre est un aboutissement du style contrasté de la Warner et illustre la transition vers le film noir à venir (stores vénitiens, ambiance nocturne…). La photographie de Tony Gaudio excelle dans les éclairages clair/obscur alors que la musique de Max Steiner privilégie les envolées lyriques. La mise en scène de Wyler est également admirable : aux mouvements de caméra soulignant l’action et présentant les décors succèdent des plans composés avec science.


         Porté par une interprétation irréprochable et une mise en scène soignée, La Lettre prouve une fois de plus que le cinéma classique savait allier les conventions avec la subtilité et la noirceur. Après La Lettre, Wyler allait retrouver Bette Davis pour The little Foxes / La Vipère (1941) avant de se lancer dans le cinéma de propagande (Mrs Miniver, The Memphis Belle) ou dans l’effort de guerre (selon le point de vue).

21.10.11.




[1] Elle débute en 1936 avec These Three / Ils étaient trois (première version de La Rumeur) et se conclut par le succès des Meilleures années de notre Vie (1946).
[2] William Somerset Maughan (1874-1965) est un écrivain et dramaturge britannique. Avec ses romans tels que Of Human Bondage (1915), The Painted Veil (1925) ou The Razor’s Edge (1944), il est l’un des plus célèbres auteurs anglophones du début du siècle. La Lettre, une de ses pièces de théâtre datant de 1927, avait déjà été adapté en 1929 par Jean De Limur (Herbert Marshall, déjà présent, y jouait le rôle de l’amant tué). La Lettre sera également refait de façon non officielle par la Warner avec The Unfaithful/L’infidèle (1947) de Vincent Sherman, avec Ann Sheridan dans le rôle de Bette Davis.
[3] La Lettre annonce ainsi une série de drames conjugaux aux confluents du film noir. Cette série comprend notamment La Proie du Mort (1941) de Woody S. Wan Dyke II, Péché mortel (1945) de John Stahl, Le Médaillon (1946) de John Brahm, Lame de Fond (1946) de Vincente Minnelli ainsi que certains des premiers films américains d’Hitchcock comme Rebecca (1940) et Soupçons (1941).
[4] Cette série comprend notamment Singapour (1947) de John Brahm ; La Dame de Shanghai (1947) d’Orson Welles ; Calcutta (1947) de John Farrow ; Et Tournent les Chevaux de bois (1947) de Robert Montgomery; L’Ile au complot (1949) de Norman Leonard.

lundi 17 octobre 2011

Alice doesn’t live here anymore / Alice n’est plus ici (1975) de Martin Scorsese


         Sorti entre Mean Streets (1973) et Taxi Driver (1976), Alice n’est plus ici, quatrième film de Martin Scorsese, se situe au sommet de la carrière du réalisateur. Ce portrait de femme, doublé d’une peinture critique de l’Amérique, touche par sa justesse, prouvant ainsi que Scorsese peut être autre chose qu’un metteur en scène de films violents.


         Alice n’est plus ici est avant tout le portrait d’une femme à bout de nerfs. Veuve et mère d’un gamin insupportable, Alice parcourt les Etats-Unis à la recherche d’un engagement en tant que chanteuse. La mère au foyer soumise à son mari a laissé la place à une femme qui dirige elle-même sa vie, travaillant et élevant son enfant. En ce sens, on pourrait penser que le film, en affirmant l’indépendance de la femme, serait féministe. Cette vision serait en fait réductrice : Alice n’est plus ici montre au contraire les difficultés d’une femme qui n’arrive pas à vivre sans conjoint.
         Ce portrait se double d’une peinture de l’Amérique profonde. Le début du film présente une vision de la famille pour le moins caricaturale : le mari est brutal et absent, la mère toutouille et pleurnicharde, le gosse rebelle et insolent. Par la suite, Scorsese nous montre la vie d’un snack bar, peuplée par une classe populaire beauf et vicelarde. Car Alice (un prénom qui n’est pas innocent) n’a pas réussi à réaliser son rêve d’enfant de devenir chanteuse et a fini serveuse dans le bled de Tucson. Alice n’est plus ici nous propose ainsi une chronique des frustrés du rêve américain, voués à une vie médiocre. Sans concession, Scorsese préfère néanmoins le portrait attendrissant à la critique féroce.
         Scorsese s’est entouré de formidables comédiens qui prennent à cœur leurs personnages. Ellen Burstyn [1], qui avait alors récemment divorcé, s’est fondue avec son personnage . Il en est de même pour Kris Kristofferson [2], convaincant dans son rôle de cowboy charmeur qui a quitté sa femme et abandonné ses enfants. Scorsese retrouve également son acteur fétiche Harvey Keitel, inquiétant dans un rôle d’un type sympathique mais aux pulsions dangereuses. La présence du comédien prouve qu’ Alice n’est plus ici est bien un film scorsesien avec une bo rock, une certaine violence (verbale essentiellement) et une mise en scène mouvante où la modernité côtoie la nostalgie du cinéma classique (le début, tout en technicolor et en fond peint, nous évoque Le Magicien d’Oz).


         Entre drame et comédie, Alice n’est plus ici est un road movie critique mais positif : à la fin de son parcours, le personnage d’Alice décidera de s’installer comme chanteuse à Tucson avec son cowboy. La suite, c’est ce que semble développer Alice, sitcom télévisuel produit par CBS entre 1976 et 1985 .

17.10.11.

[1] Ellen Burstyn recevra l’oscar de la meilleure actrice pour son interprétation.
[2] Alice n’est plus ici est le cinquième film du chanteur Kris Kristofferson, acteur encore un peu hésitant (selon ses propres dires).

samedi 8 octobre 2011

Let’s make Love / Le Milliardaire (1960) de George Cukor


         Après The Actress (1953), Une étoile est née (1954) et Les Girls (1957), George Cukor réalise un nouveau film consacré au monde du spectacle. Comédie sentimentale, Le Milliardaire flirte également avec le backstage musical. Servie par de bons comédiens et par une mise en scène élégante, cette fable sur la richesse doublée d’un réjouissant marivaudage s’avère assez sympathique.


         Le film débute par la présentation des sept générations de Clément qui ont construit la fortune colossale de la famille. Jean-Marc Clément (Yves Montand), l’héritier milliardaire, n’est pas marié. Lorsque son état-major lui apprend qu'une revue satirique le prend comme sujet de moquerie, il décide de se rendre sur place afin de juger par lui-même. C’est là qu’il rencontre Amanda Dell (Marilyn Monroe), la danseuse vedette de la troupe. Clément se fait alors embaucher comme acteur pour mieux séduire celle qu’il aime.
         Entretenant un magistral quiproquo, Le Milliardaire adopte un ton résolument comique. Cukor joue sur les ficelles de la différence sociale entre l’élégant homme d’affaire frenchy et la jolie danseuse, fille d’origine modeste. Comme dans de nombreux films de Cukor (Sylvia Scarlett, Une étoile est née ou encore My Fair Lady), on assiste à la métamorphose d’un personnage. Habituellement spécialisé dans la peinture de portraits féminins, Cukor étudie pour une fois le sexe opposé.
         Jean-Marc Clément va ainsi se défaire de son identité de milliardaire et gagner en simplicité. Cette mutation se double également d’une américanisation, le français apprenant le show business à l’américaine : il prend des cours de danse avec Gene Kelly, de chant avec Bing Crosby et de théâtre avec Milton Berle ! Le film se conclura sur une note positive, Jean-Marc Clément finissant par être aimé pour ce qu’il est et non ce qu’il a : on n’est pas loin de Comment épouser un Millionnaire (1953) de Jean Negulesco (également avec Monroe).
         Le personnage de Jean-Marc Clément agace parfois mais c’est le film lui-même qui nous invite à rire de ce dernier : en effet, ce protagoniste un peu coincé du cul et aux blagues minables nous paraît souvent ridicule. Néanmoins, Cukor développe la sympathie du spectateur envers le personnage, lucide sur lui-même et sur ceux qui l’entourent.
         En plus de cette maturité, le film présente des qualités certaines : les numéros musicaux sont assez enjoués (en particulier « My heart belongs to Daddy » et « Let’s make Love ») et les seconds rôles à la hauteur (Tony Randall ou le chanteur Frankie Vaughan). Cela compense la naïveté qu’implique la forme de conte (on peut penser au Prince et la danseuse, autre film avec Monroe) et l’humour bon enfant que l’on peut rencontrer dans Le Milliardaire.


         Le Milliardaire constitue une rencontre unique d’un couple d’acteurs qui ne marche pas trop mal [1]. Il s’agit d’une comédie américaine assez classique, où l’audace voisine les conventions romantiques.

08.10.11.

[1] Yves Montand et Marilyn Monroe auraient d’ailleurs eu une liaison lors du tournage. Notons que Le Milliardaire est seul film américain de Montand. Quand à Monroe, elle retrouvera Cukor pour Something got to Give, film qui restera inachevé en raison de la mort mystérieuse de l’actrice.



vendredi 7 octobre 2011

L’Apollonide, souvenirs de la maison close (2011) de Bertrand Bonello





         Du Pornographe (2001), au titre explicite, à Tiresia (2003), histoire d’un transsexuel, Bertrand Bonello s’est souvent intéressé au sexe. C’est encore le cas avec L’Apollonide qui, marchant sur les pas de Maison Close, série TV de Canal + diffusée l’année dernière, reconstitue avec soin (mais aussi avec un certain décalage, notamment musical) la vie d’un bordel parisien du début du XXème siècle. Bonello, en mêlant une vision réaliste et de facto condamnatrice et un regard fasciné et nostalgique, déroute.

         L’Apollonide revêt un intérêt documentaire considérable. On a aujourd’hui du mal à se représenter l’impact de la règlementation de la prostitution par l’Etat. Jusqu’à la fameuse loi « Marthe Richard » de 1946, les maisons closes étaient institutionnalisées et leurs vies, ponctuées par les visites médicales et les contrôles de la préfecture. Le film de Bonello n’oublie pas de montrer ces détails surprenants.
         Mais ce qui intéresse davantage Bonello, c’est le bordel comme lieu de fantasmes: les clients y apportent leur panthère, transforment les filles en geisha ou en poupée et partagent des bains de champagne avec celles-ci. L’Apollonide, qui frappe par la beauté de ses décors et ses costumes, fait renaître un monde nocturne et féérique, comme hors du temps. Une des premières séquences, à la frontière de l’onirique, voit une prostituée raconter son rêve (elle pleure des larmes de sperme) et guide l’interprétation par sa situation en incipit.
         Théâtre délirant d’une réalité déformée par des lumières artificielles, le bordel pourrait presque être conçu comme une métaphore du cinéma, autre huis clos étouffant qui renferme les rêves des hommes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les prostituées jouent la comédie du plaisir charnel à plusieurs des clients, joués par des cinéastes : Xavier Beauvois, Jacques Nolot, Pierre Léon…. L’un d’eux est un peintre, fasciné par l’intérieur du sexe des femmes…

         On retrouve cette ambivalence du regard sur le bordel (naturalisme et affabulation) dans la vision des prostituées elles mêmes. Dans sa mise en scène du sexe, Bonello semble hésiter entre la démonstration clinique ou pudique et l’érotisme putassier (pensons à la soirée grotesque chez les bourgeois ou à l’insupportable scène de violence physique). D’un côté, il semble condamner la condition de prostituée, métier dangereux (une fille se fait mutiler alors qu’une autre meurt de la syphilis) et aliénant (les filles ne peuvent pas sortir sans « Madame » et semblent souvent plongées dans un état de mélancolie). Certaines filles trouvent refuge de leur malheur dans l’opium alors que d’autres demeurent complètement abruties. « Putain de métier de putain ! » s’exclamera d’ailleurs l’une des filles des joie.
         D’un autre côté, la perfection esthétique du film, symbolisée par les éclairages du salon et la beauté des filles (leur peau, leur cheveux nous semblent à chaque fois palpable, désirable), installe très rapidement la nostalgie de ce monde crépusculaire, un brin décadent. Déjà dans Le Pornographe, Bonello regrettait le décalage entre le cinéma porno des années 70 et avec celui contemporain. Finalement, le lupanar de L’Apollonide est rarement glauque et la fin nous ramène à la réalité actuelle (la prostitution le long du périphérique) : on en vient à regretter le monde ordonné (et somme toute protecteur) qu’on nous a montré. A l’attendrissante fraternité qui soudait le groupe des filles, à l’écrin rassurant du bordel ont succédé l’isolement des filles et leur abandon aux dangers de la rue.


         Dans L’Apollonide, la fascination semble l’emporter sur la condamnation. A l’heure où l’on parle de rouvrir les maisons closes, L’Apollonide restitue la complexité des enjeux mais pas leur totalité : on ne comprendra pas les motivations initiales des prostituées. L’émotion esthétique n’empêche pas un sentiment de confusion morale.


07.10.11.

Hannibal (2000) de Ridley Scott



         Hannibal est la suite directe du Silence des Agneaux, sorti dix ans auparavant. Nous retrouvons le docteur Hannibal Lecter en cavale. Il continue à hanter Clarice Starling, devenue agent du FBI, la contraignant à se remettre sur la piste du plus célèbre des cannibales. Malgré l’excitation de retrouver notre anthropophage préféré, force est de reconnaître qu’Hannibal, desservi par un mauvais scénario et une mise en scène décevante, n’arrive pas à la hauteur de son prédécesseur.


         Les qualités du film de Jonathan Demme ont malheureusement disparu dans celui de Ridley Scott. Le Silence des Agneaux, alliage entre l’horreur et le thriller, créait la terreur. Dans Hannibal, la traque policière est confiée cette fois-ci à un inspecteur italien plutôt qu’à l’agent Starling. Celle-ci est en effet en retrait : l’actrice a changé (Julianne Moore remplace Jodie Foster [1]) et le personnage a vu ses qualités d’héroïne modifiées (la flic autoritaire et courageuse a perdu en faiblesse et en hésitation).
         Le volet « horreur » laisse aussi à désirer et ce, en raison de la rareté des séquences de terreur qui ne surviendront que trop tardivement. Scott réemploie néanmoins le procédé du double récit : le docteur Lecter s’en sortant toujours, il faut trouver un autre méchant. Ici, le personnage du psychopathe de Buffalo Bill a laissé place à Mason Verger, une ancienne victime du docteur Lecter, avide de vengeance et bien déterminée à faire jouer ses relations (on dénonce au passage une certaine corruption dans la police). Défiguré et monstrueux, ce personnage de « freak » grotesque ne fait pas le poids avec son rival.
         S’il suscite moins de frisson, qu’apporte alors Hannibal ? Ridley Scott a en fait renforcé l’ambigüité des personnages. On esquisse ainsi un possible penchant homosexuel du docteur Lecter : ses liens avec Mason Verger, son aspect maniéré, la façon avec laquelle il se refuse à Clarice Starling seraient autant d’indices. De plus, les liens entre Hannibal et son poursuivant sont bien plus développés. Menotté à Starling, Hannibal sacrifiera sa main pour se libérer plutôt que couper celle de la policière.
         Hannibal semble même hésiter à s’aventurer dans le gore mais s’y adonnera pleinement vers la fin. Ainsi, Hannibal fera manger à Ray Liotta sa propre cervelle [2]. Ensuite, pour la dernière scène, le docteur Lecter fait goûter un petit bout de matière grise (conservé dans un Tupperware !) à un enfant assis à côté de lui dans l’avion.


         Hannibal manque donc d’audace. Et pour ne rien arranger, la mise en scène de Ridley Scott agace : montage haché, images issues de caméras de surveillance, lyrisme outrancier… Certes, il y a quelques bonnes scènes (dont celles à Florence) et Anthony Hopkins est toujours aussi remarquable dans le rôle de Lecter (« hum, je mangerais peut-être votre femme »…) Mais cela ne suffit pas à faire oublier l’ensemble médiocre que constitue Hannibal, exemple typique de la suite mauvaise, voire inutile.

07.10.11.

[1] Jodie Foster a refusé le rôle pour des raisons d’incompatibilités de tournage. Il semble également qu’elle n’ait pas été convaincu par le scénario. Ceci ne nous étonnera guère.
[2] Cette scène a été largement modifiée par rapport au roman. Lors de ce diner en tête à tête, le romantisme et l’ambigüité qui existaient dans le livre d’Harris (Hannibal et Starling couchent ensemble après avoir tous deux dégusté un repas cannibale…) ont été malheureusement gommés.

mercredi 5 octobre 2011

Paris Blues (1961) de Martin Ritt


         Martin Ritt n’est pas un militant engagé dans telle ou telle cause mais un cinéaste marxisant qui perçoit la crise de la société américaine dans une série de dysfonctionnements sociaux, politiques, raciaux ou sexuels. Paris Blues, centré sur la vie de deux musiciens de Jazz à Paris, n’échappe pas à cette théorie.


         Dès son générique, Paris Blues évoque la vie nocturne des caves de jazz de la rive gauche. Ritt tente de reconstituer l’âge d’or du Saint-Germain existentialiste où l’on croise des simili Juliette Gréco et des sosies de Django Reinhardt. La bande originale est signée Duke Ellington (deux ans après son travail pour Otto Preminger et son Autopsie d’un meurtre) et Louis Armstrong en personne fera une apparition à l’écran. Les personnages principaux étant un tromboniste et un saxophoniste, le jazz est donc au cœur du récit et non plus un simple objet de performances scéniques furtives comme c’était le cas dans le cinéma des années 30 ou 40 (si l’on excepte les biographies).
         Cependant, nous sommes loin du Shadows de Cassavetes dans lequel la musique et le film ne faisaient qu’un, contribuant tous deux à la recherche d’une forme à travers une improvisation. En effet, dans Paris Blues, le jazz est avant tout un cadre et non pas un support du film. Ainsi, la musique de Paris Blues n’est pas moderne : le jazz énergique et spectaculaire que l’on y joue est plus proche du big band années 40 que du hard bop ou du free jazz qui faisaient fureur et qui incarnaient une révolte artistique et raciale.

         Sans sombrer dans le cliché, Ritt dépeint un Paris des années 60 plein de charme. Dans ce sens, Paris est consacré comme la capitale du jazz et des amoureux. On y voit les lieux touristiques : Notre-Dame et les quais, les Champs Elysées, Montmartre ou encore la vue de la Tour Eiffel depuis le pont de Bir Hakeim. Certains plans sont même tournés dans des studios au parfum de réalisme poétique (les décors sont signés par Alexandre Trauner). La féerie est tout aussi française que la réalité de la Ville Lumière.
         Cependant, Ritt se refuse à ne montrer que des cartes postales dignes d’Un Américain à Paris. Le film est également (et surtout) tourné en décors naturels et livre aujourd’hui un témoignage intéressant d’un Paris moins connu : les Halles, les puces de Saint-Ouen, la gare du Nord, le parc Montsouris…

         Du point de vue de l’intrigue, Martin Ritt également nous frappe également par la sincérité avec laquelle il aborde les conflits. Il s’attaque ainsi frontalement à la question du racisme (thème cher au réalisateur, et ce, depuis son premier film, L’Homme qui tua la Peur) : l’un des deux protagonistes, interprété par Sidney Poitier, trouve en France un refuge, loin du racisme qui touche son pays, mais refuse d’y retourner pour lutter contre la ségrégation. Les relations amoureuses et sexuelles sont décrites de façon adulte et directe.
         Le personnage de Paul Newman, souvent antipathique, refusera de sacrifier sa passion pour la musique au profit de l’amour. Au lieu de nous inviter à juger le comportement du personnage, Martin Ritt fait le simple constat de son refus d’engagement amoureux. La fille dont il s’est épris (jouée par sa compagne Joanne Woodward) est une divorcée, catégorie que l’on n’a pas l’habitude de voir dans le cinéma classique américain. Il en est de même pour le guitariste junkie (joué par Serge Reggiani !) qui sniffe de la coke sous nos yeux.


         Paris Blues illustre ainsi les qualités de Martin Ritt, auteur trop méconnu : la modestie et l’audace.


05.10.11.