vendredi 30 août 2013

Moonlighting / Travail au Noir (1982) de Jerzy Skolimovski

Après l'interdiction de son film Haut les mains en 1967, Jerzy Skolimovski fuit la Pologne pour s'installer en Angleterre. Après The Adventures of Gerard (1970), Deep End (1970) et The Shout (1978), le cinéaste tourne Travail au Noir où il aborde le sort de quatre polonais arrivés à Londres pour restaurer illégalement une maison et revenir au pays avec de l'argent.
 
Le regard de Skolimovski envers ses compatriotes se fait résolument critique. Les quatre polonais sont complètement inadaptés à leur nouvelle vie. Tout d'abord, seul Nowak, le contremaître, parle anglais. Quant aux trois ouvriers, ils apparaissent comme des crétins. Maladroits, ils se cognent contre des poteaux dans la rue. Le soir, ils s'enivrent à la vodka. Enfin, leur unique désir est celui d'acheter une montre et ils découvriront avec une fascination béate le silence du mécanisme. Affublés de vieux pulls et bonnets, les ouvriers polonais, sont presque des caricatures de polonais. Nowak, le supérieur, paraît plus malin mais s'avéra être tout autant une victime: il a quitté son pays en laissant son épouse à la merci de son patron...
 
Si Skolimovski moque ses compatriotes, il dénonce également leur rejet par la population anglaise. Dans la rue, le regard des Anglais se fait méfiant et le seul contact des polonais avec la population s'effectue en fait dans le supermarché local où Nowak fait ses courses. La supérette, luttant contre le vol grâce à des caméras de surveillance, apparaît comme une métaphore de l'Angleterre comme un pays-prison où chacun tenterait vainement de tricher face à une autorité réprobatrice. Une employée du supermarché, une cinquantenaire aux cheveux teints et aux tailleurs "flashy", évoque par ses sourires trompeurs la figure d'une Margaret Thatcher... On se demande aussi si Skolimovski n'établit pas en réalité un parallèle avec les pays du bloc de l'Est sous l'emprise du totalitarisme communiste.
 
Satire sociale, Travail au Noir de Skolimovski développe une ironie grinçante. Finalement, tout ce que les polonais ramèneront dans leur pays, ce sont de modestes montres, rien de plus. Leur exploitation n'aura servi à rien et ils rentreront chez eux tout aussi pauvres alors que la Pologne libre de Solidarnosc qu'ils avaient quittée a désormais sombré dans la dictature militaire... Si l'on poursuit l'interprétation politique du film, on peut voir la maison que rénove les polonais, avec ses murs qui s’écroulent, ses canalisations qui fuient et ses fils électriques dénudés, comme une matérialisation de l'effondrement de la démocratie en Pologne.
 
Evoquant en arrière-plan les évènements qui secouent la Pologne de 1982, Skolimovski décide donc d'ancrer son film dans l'actualité. Travail au Noir est d'ailleurs tourné dans un style aux accents documentaires, le cinéaste filmant sans éclat les quartiers populaires de Londres, aux alentours des gares, dans les ruelles composées d'immeubles bas et de briquette rouge. Comme dans Deep End, Skolimovski, loin de son pays, scrute le triste paysage urbain de Londres et se prend d'affection pour des perdants ridicules en perte de repère.
 
10.08.13.

Scent of a Woman / Le Temps d'un Week-end (1992) de Martin Brest

Le Temps d'un Week-end est le remake américain du film italien Parfum de Femme, réalisé par Dino Risi et sorti en 1975. Une étude comparative s'impose.
 
La trame de l'histoire reste la même d'un film à l'autre: un jeune homme accepte de s'occuper d'un aveugle, un ancien militaire aigri, aux tendances suicidaires mais amoureux des femmes (et de leurs parfums). Cependant, les conclusions seront très différentes. Dans le film de Risi, l'aveugle renonce à ses plans morbides et finit par accepter l'affection que lui a toujours porté une femme: c'est donc le personnage de l'aveugle qui a évolué au fil du récit et non son jeune assistant, qui s'avère plus un spectateur de l'action qu'autre chose. En effet, Parfum de Femme, à l'opposé du Temps d'un Week-end n'est pas un récit d'apprentissage: la rencontre par le jeune homme de l'aveugle n'est, pour lui, ni l'occasion d'un passage à l'âge adulte, ni un évènement destructeur.
 
Le personnage du jeune accompagnateur a ainsi quelque peu varié: dans le film italien, le jeune homme est un soldat en permission alors que dans le film américain, il s'agit d'un boursier qui étudie dans une université chère et huppée du pays. Charlie, le garçon dans le remake, est confronté à un dilemme, celui de dénoncer devant le conseil de discipline de l'école, des camarades qui ont commis un acte de vandalisme. Alors que face à lui, un "gosse de riche" (interprété par un jeune Philip Seymour Hoffman) se fait assister par son père, Charlie, le bousier, se fera assister in extremis par le "colonel". L'aveugle, père putatif et deus ex machina, viendra critiquer la perte de repères dans le prestigieux établissement et défendra l'honneur de son poulain (dans un discours légèrement embrouillé: l'ancien militaire insiste de façon absurde sur l'argument "un homme, un vrai" pour conclure sur l'intégrité de son sujet). Ce final annonce étrangement et de façon identique celui de A la rencontre de Forrester (2000) de Gus Van Sant.
 
En comparant avec le film italien, on a l'impression que l'ajout des séquences dans l'université (le film a été tourné à Princeton) est complètement collé à l'intrigue. En fait, il permet surtout d' "américaniser" l'atmosphère. De même, le discours sur la nécessité de préserver les valeurs pour l'éducation des jeunes de demain, la musique lyrique acidulée de Thomas Newman ainsi que la mise en scène académique de la part de Martin Brest rendent sa version profondément américaine. Quand Parfum de Femme était un film doux-amer, subtil et nostalgique, Le Temps d'un Week-end apparait lui comme plus mélodramatique. Face à l'heure et demie du film italien, Martin Brest développe son intrigue pendant une heure de plus. A la comparaison, le film italien s'avère donc plus satisfaisant.
 
Il ne faudrait tout de même pas oublier les séquences supplémentaires du film américain, des scènes particulièrement marquantes et réussies: notre aveugle se livre ici à une promenade en voiture mouvementée, à une traversée dangereuse de la Vème avenue à un gracieux tango. Autre atout du film de Martin Brest: l'interprétation d'Al Pacino qui remporte alors l'oscar du meilleur acteur, oscar temps de fois reporté. Le comédien apporte des piques anti-américaines qui nuancent le consensualisme du film:  la franchise et la langue verte du personnage mettent à mal l'hypocrisie de l'Amérique. Là, le film américain rejoint le film italien: privés de lumière, les aveugles sont des voyants lucides des maux de notre société.
 
03.08.13.

Ici et Ailleurs (1976) d'Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard

Après Week-end (1968), Jean-Luc Godard s'éloigne du cinéma et se radicalise politiquement. Il tente avec Jean-Pierre Gorin de faire un cinéma politique et signe ses films sous le pseudonyme collectif de Groupe Dziga Vertov. Ici et Ailleurs inaugure ensuite une nouvelle période dans la filmographie de JLG où le cinéaste expérimente la vidéo avec sa compagne Anne-Marie Miéville.
 
Ici ET ailleurs, la chaîne complète des images. En 1970, Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard filment un camp palestinien en Jordanie. Quatre ans plus tard, ils reprennent ces images en critiquant leur démarche de l'époque et en affirmant le droit à l'erreur: ils ont voulu parler à la place des palestiniens et faire la révolution ailleurs afin de ne pas avoir à la faire chez eux (ici). Pour rétablir la réalité, il faut donc établir un lien véritable entre ici et ailleurs, entre nous et les autres, entre A et B. D'où le choix de Godard de rajouter à son documentaire initial sur la révolution palestinienne des images d'un ménage français qui regarde la télévision.
 
Le danger est donc de s'attarder sur une seule information, sur une unique image qui en ferait oublier les autres ou sur un son trop fort qui étoufferait les sons plus faibles. Ainsi, Godard critique le montage des images et des séquences au cinéma, qui se suivent les unes après les autres, obstruant les précédentes: il devient impossible de prendre du recul, de voir l'enchainement de toutes les images sur le même plan et d'avoir une vision d'ensemble. L'enchainement rapide et dangereux des images mène donc à l'oubli et permet la propagande. En même temps, dans une société de la prolifération des images, notre œil ne sait plus sur quelle image s'arrêter et se perd dans la contemplation d'une seule représentation. Sur ce point, Godard porte un regarde acerbe envers la famille de téléspectateurs, français moyens et consommateurs abrutis.
 
Jean-Luc Godard, cinéaste autocritique et engagé. Godard nous invite donc à développer un esprit critique: il s'agit de prendre du recul face à un flot constant d'informations et d'images et de remettre en cause leur authenticité. Le cinéaste s'amuse lui-même à nous manipuler et nous révèle par un dé-zoom que la révolutionnaire palestinienne qu'il filme et qui était prête à sacrifier son futur enfant pour la cause n'est en fait pas enceinte. Pour développer ses théories, Godard multiplie les aphorismes: à partir d'une calculette ou de dessins sur un tableau noir, il démontre que tout s'ajoute pour que finalement tout s'annule.
 
Influencé par l'avant-garde russe, Godard se prête également à un jeu de montage-attraction: par une association entre une photographie de Golda Meir puis une autre d'Adolf Hitler, le cinéaste, engagé pro-palestinien, affirme clairement son antisionisme, se fondant sur la théorie que ce que les nazis ont fait subir aux juifs, les israéliens le font désormais subir aux palestiniens.
 
Film-essai engagé, film de montage autocritique, Ici et Ailleurs est une dissertation brillante mais confuse et difficile à suivre, comme souvent chez Godard. Il fait assurément partie de la période la plus difficile d'accès de la filmographie de JLG.
 
12.08.13.

Deux comédies musicales de la Warner des années 30


****

42nd Street / 42ème rue (1933) de Lloyd Bacon

Footlight Parade / Prologues (1933) de Lloyd Bacon


Initiateur du cinéma parlant avec Le Chanteur de Jazz (1927) d'Alan Crosland, la Warner innove également participant au développement de la comédie musicale. Réalisé par Lloyd Bacon, 42ème rue (sorti en février 1933) inaugure une série de films musicaux chorégraphiés par Busby Berkeley et établissant les composantes d'un genre naissant, le "backstage musical", où l'intrigue se resserre autour de la construction d'un spectacle musical. Suivront, dans la foulée, Gold Diggers of 1933 (Mervyn LeRoy, mai 1933) et Footlight Parade (Lloyd Bacon, octobre 1933). 
 

Une équipe qui marche. Les musicals de la Warner, produits comme "à la chaîne", réunissent la même équipe de tournage: Lloyd Bacon à la mise en scène, Busby Berkeley pour la chorégraphie, Sol Polito pour la photographie, le duo de compositeurs talentueux, Harry Warren (musique) et Al Dublin (paroles), pour les chansons. De nombreux acteurs sont récurrents et campent des personnages archétypaux du genre: Warner Baxter et James Cagney sont des metteurs en scène autoritaires et investis dans leur travail, Dick Powell tient le rôle du jeune premier, Ruby Keeler joue la star montante de la troupe de danseuses, Ginger Rogers incarne souvent une de ses amies, Guy Kibbee interprète le mécène ou le producteur du show (souvent libidineux), Allen Jenkins et Frank McHugh se relayent tour à tour pour le rôle du stage manager, le sidekick comique du metteur en scène. Dans Prologues, Joan Blondell interprète une secrétaire forte en caractère, personnage récurrent du cinéma américain des années 30. 

Le backstage musical, un genre codifié. L'intrigue du backstage se centre donc autour de l'organisation du spectacle, le "show", qui se dévoile peu à peu sous les yeux du spectateur, jusqu'à représentation du grand numéro final. Les péripéties sont souvent les mêmes: marivaudage des danseuses de la troupe qui hésitent entre plusieurs prétendants, problèmes économiques ou matériels pour monter le numéro, empêchement ultime de la star qui conduit un comédien méconnu à monter sur scène afin de devenir la nouvelle vedette... 

Le backstage musical, un genre engagé. Les backstages contiennent un sous-texte politique certain: dans l'Amérique de la Dépression, l'union du peuple s'établit par un effort commun et une volonté de persévérer malgré les embuches et les tours du destin. L'optimisme trouve son sommet dans le succès tant attendu du spectacle, réussite qui devient alors la métaphore du rétablissement de la prospérité en Amérique. Non seulement la Warner reconnait et évoque l'existence de la crise économique (cf. des numéros comme We're in the Money ou Remeber my Forgotten Man) mais elle entend montrer comment la vaincre. La Warner souligne ainsi son engagement auprès de l'administration de Roosevelt et sa politique du New Deal en faisant dresser un portrait géant du président à la fin de Prologues. 

Le style Busby Berkeley. Fort de son passé de combattant pendant la Première Guerre mondiale, Busby Berkeley se serait inspiré de la grandeur et de la précision des parades militaires pour ses numéros. Les chorégraphies de Berkeley impressionnent, le metteur en scène bénéficiant d'un budget confortable, ce qui implique un grand nombre de danseurs et des décors monumentaux. Busby Berkeley brille surtout par ses audaces techniques: une élaboration de formes géométriques complexes, un montage et des transitions inventifs ainsi que des mouvements de caméras gracieux, sur rail ou avec grue. Le chorégraphe expérimente la caméra sous-marine, a recours au cinéma d'animation et innove en cadrant en plongée totale avec une prise de vue verticale à 90°. Baignant dans un style art déco, servis par les jazz entrainants d'Harry Warren et faisant la part belle aux jambes des danseuses, les numéros de Berkeley créent un monde élégant et luxueux. Une "symphonie d'une ville" américaine dans 42ème Rue et un numéro exotique (Shanghai Lil) dans Prologues constituent ainsi "le clou du spectacle" des deux films. 

Du rythme et de l'audace. Alternant le drame et la comédie, les musicals de la Warner se déroulent à une vitesse endiablée grâce à des comédiens énergiques comme James Cagney ou Ruby Keeler. Efficaces et modernes, les musicals de la Warner évoquent l'actualité (la crise et la fin des films parlants au début de Prologues) et frappent par leur audace. Sortis avant l'instauration du code de censure, les films mettent en scène des personnages de gigolo (George Brent dans 42ème rue et Dick Powell dans Prologues), regorgent de blagues salaces et prennent un malin plaisir à montrer des danseuses dénudées ou sans sous-vêtement (un numéro érotisant de Prologues montre un bain de jeunes femmes...). L'agent chargé de la censure du spectacle dans Prologues fait à ce titre l'objet de moqueries, celui-ci se révélant libertin et donc hypocrite.
 

Fort du succès de 42nd street, Gold Diggers of 1933 et de Footlight Parade, Busby Berkeley et son équipe de la Warner reprendront la syntaxe et la sémantique ainsi établies du backstage musical avec Fashions of 1934 (1934) de William Dieterle, Wonder Bar (1934) de Lloyd Bacon, Dames (1934) de Ray Enright, Gold Diggers of 1935 (1935) réalisé par Busby Berkeley lui-même, Gold Diggers of 1937 (1937) de Lloyd Bacon...

13.08.13.

mercredi 7 août 2013

La Vie et rien d'autre (1989) de Bertrand Tavernier

Septième collaboration du comédien Philippe Noiret avec le réalisateur Bertrand Tavernier, La Vie et rien d'autre est centré sur le grave sujet des disparus et des soldats inconnus de la Grande Guerre.
 
Fait rare: La Vie et rien d'autre n'est pas un film de guerre, ni un film sur la guerre mais un film sur les conséquences de la guerre. Le film apparait comme l'envers d'un monument aux morts. Dellaplane, le capitaine chargé d'associer des noms à des visages et de constituer des statistiques sur les pertes, dérange et perturbe la vérité officielle. Alors que le gouvernement cherche à tourner la page et décide la célébration d'un soldat inconnu pour incarner les douleurs de la guerre, Dellaplane investigue et conteste les chiffres. Le problème est envisagé sous les différents angles: procédural et juridique (qui sont les disparus ? Les retrouve-t-on ? comment ?), mais aussi politique (dénonciation de l'instrumentalisation de la guerre par les politiques) et économique (les nombreux monuments aux morts font le bonheur d'artistes sculpteurs...).
 
Critique vis-à-vis des états-majors, La Vie et rien d'autre n'est pas pour autant un film antimilitariste: c'est au contraire un hommage à ceux qui sont tombés avec courage pour la patrie. Le film, centré sur la thématique de la mémoire, épouse le combat du personnage de Dellaplane: les morts ne doivent être enterrés à la va-vite mais doivent être traités avec respect et dignité.
 
Côtoyant le macabre (et parfois l'humour noir), La Vie et rien d'autre, comme son titre l'indique, est pourtant un film sur la Vie, ou plus précisément sur le ré-apprentissage de la Vie après la Mort. Le capitaine Dellaplane tombe ainsi amoureux et ce sentiment semble plus l'effrayer que toutes les années de guerre qu'il a endurées. Paradoxal, le personnage se retrouve face à un dilemme: alors que son sens moral l'invite à mener à bien sa mission de mémoire, son besoin d'oublier la guerre et de retourner à une vie normale lui est nécessaire.
 
Pour filmer cette histoire singulière, Bertrand Tavernier opte pour une mise en scène classique. On relèvera l'influence du cinéma de John Ford: le réalisateur montre l'armée comme un univers viril et Dellaplane, évoque les officiers de cavalerie de l'auteur du Massacre de Fort Apache: incarnation de l'armée et de sa contestation même, le capitaine est un faux dur, un amoureux gauche et sensible. Une scène de danse et de gaieté fait également penser aux scènes de bal du réalisateur borgne. Enfin, Tavernier reprend le plan de La chevauchée fantastique et La Charge héroïque où une femme assise dans une voiture regarde l'homme qu'elle aime dans le reflet de son miroir, plan que Tavernier reprendra également dans La Princesse de Montpensier.
 
Tavernier semble particulièrement inspiré par son sujet et son film regorge de trouvailles visuelles. De nombreux décors sont détournés pour souligner le sentiment de désordre dans l'après-guerre: on danse le fox trot dans une église alors que l'état major prend ses quartiers dans un théâtre. Autre idée visuelle: la ressemblance de la vigne que cultive le capitaine Dellaplane à fin du film avec les cimetières militaires qui ont obsédé son esprit. On retiendra surtout de La Vie et rien d'autre une esthétique bleu-gris (celui des costumes militaires, de la campagne française décharnée) qui colore cette fresque triste et glaçante.
 
19.07.13.
 
 

The Remains of the Day / Les Vestiges du Jour (1993) de James Ivory

Avec Les Vestiges du Jour, James Ivory retrouve Anthony Hopkins et Emma Thompson, le couple de Retour à Howards End (1991), son film précédent. Comme de nombreux films du réalisateur américain, Les Vestiges du Jour apparaît comme une étude de l'Angleterre et de son déclin.
 
 
Le déclin de l'Empire britannique. Avec des films comme Chaleur et Poussière (1983) et les adaptations de Foster (Chambre avec Vue, 1986; Maurice, 1987; Howards End, 1991), James Ivory s'est fait le peintre des dernières heures de l'aristocratie aanglaise au début du siècle. Contrairement à un réalisateur comme Luchino Visconti, James Ivory ne se complait pas dans la décadence morale de ses sujets mais s'enferme dans une nostalgie feutrée et glacée d'un monde figé, en voie d'extinction.
 
Comme son titre l'évoque, Les Vestiges du Jour renvoient à un temps passé et révolu. Dans l'Angleterre des années 30, Stephens est le majordome d'un somptueux château. Son maître, Lord Darlington, est un "gentleman" de l'ancienne génération, soucieux des traditions et des conventions, toujours calme, poli et élégant. La vie de la demeure aristocrate est bercée par les chasses à courre et les grandes réceptions, rendues possibles grâce à un grand nombre de domestiques. Stephens dirige avec rigueur ces serviteurs: dignité, précision, obéissance et discrétion sont ses mots d'ordre. Insistant sur le travail méticuleux des domestiques, James Ivory développe une fascination pour ce monde disparu. En effet, les compromissions de l'aristocratie anglaise avec les sympathisants pronazis et l'avènement de la guerre viendront mettre un terme à ce monde d'ordre et de cérémonies.
 
De la servitude. Parallèlement à cette forme d'admiration pour ce système vétuste, Ivory explore travers son film la dialectique du maître et de l'esclave. Le récit invite le spectateur à plaindre Stephens, un esclave qui est fier de l'être, un homme tellement attaché son maître et à sa tâche que son dévouement et ses manières en deviennent maniaques. Stephens ne devient qu'un fantôme froid et inquiétant: il réprime tous ses sentiments et refuse de se faire une opinion sur les opinions politiques de son maître. Stephens est l'archétype de l'esclave qui n'existe que par son maître. Cependant, on peut aussi se demander si Stephens n'est pas un double, un continuation de la personnalité de son maître: et si le maniérisme maladif de Stephens était un aboutissement des aspirations fascisantes de son maître ? On pourrait envisager une autre hypothèse: Stephens serait un double du spectateur, un spectateur de l'histoire et de sa propre vie.
 
Les Vestiges du Jour, paysage de la fin d'un monde (presque morbide, si l'on considère le choix du comédien Anthony Hopkins qui sortait du succès de son personnage horrifique d'Hannibal Lecter dans Le Silence des Agneaux), ne verra pas ses personnages évoluer. En effet, Stephens, plus de vingt ans après l'apogée de la belle époque, ne changera pas et restera le spectateur passif de l'histoire (la petite comme la grande) qu'il a toujours été. Quant à sa relation ambigüe avec la gouvernante, elle restera à tout jamais une "non-histoire" d'amour.
 
 
La comparaison des Vestiges du Jour avec Gosford Park (2001), sur un cadre spatio-temporel similaire (la peinture de l'aristocratie dans l'Angleterre des années 30 ainsi que les liens qu'elle entretient avec les domestiques), paraît révélatrice: alors que Robert Altman opte pour la satire mordante et désabusée, James Ivory, oscillant entre dénonciation et fascination, fait le choix d'observer avec distance ces personnages et ces "vestiges" du passé.
 
30.07.13.
 

Les Trois Royaumes (2008) de John Woo

Après un passage à Hollywood clôturé par Paycheck (2003), Les Trois Royaumes marque le retour de John Woo au cinéma asiatique. Le réalisateur hongkongais accepte de collaborer avec le gouvernement chinois et signe un film épique inspiré des textes légendaires nationaux.
 
Un film épique asiatique... Les Trois Royaumes est centré sur un conflit du IIIème siècle qui mena à la tripartition de l'empire chinois. S'opposant au premier ministre de l'Empire du Nord, des seigneurs dissidents du Sud refusaient de prêter à allégeance, ce qui conduisit à la guerre. Certaines langues ont critiqué John Woo de s'accommoder avec le gouvernement chinois (avec cette adaptation d'un grand classique de la littérature du pays) mais l'on se doit de constater que le réalisateur se range du côté des dissidents, opposant à un régime autoritaire mené par un empereur faible et mal conseillé.
 
Reconstitution moyenâgeuse, réunions sur les tactiques de guerre, scènes de batailles terrestres ou maritimes, combats au corps à corps, présentation du champ de bataille détruit et enfumé après le conflit sont les éléments caractéristiques de ce film épique. Comme il se doit, le film de John Woo se voit doté d'un budget conséquent (il s'agit du film le plus cher de l'histoire dans le cinéma chinois) et d'une durée non négligeable (2h25 dans sa version raccourcie et occidentale). Impressionnant, le film bénéficie d'une grande figuration et d'effets numériques. On a parfois le sentiment de regarder un jeux vidéos comme la série des Shoghun Total War ou une version chinoise du Kagemusha de Kurosawa, l'aspect tragique, shakespearien en moins.
 
Ou occidental ? Bien qu'il s'agisse d'un film du cinéma asiatique, le spectateur occidental a néanmoins l'impression de regarder un film épique américain ou réalisé par Ridley Scott: une scène de débarquement, transposition de celle du Soldat Ryan, annonce l'absurde (historiquement) invasion de l'Angleterre par les Français dans Robin des Bois alors que les formations des troupes en tortue semble une réminiscence des batailles romaines dans Gladiator. La mise en scène stylisée et lyrique (ralentis et mouvements de caméra aériens) ressemble tout à fait à celle de Ridley Scott mais s'avère en accord parfait avec le passé de John Woo dans le cinéma hongkongais.
 
On pense également à Troie (2004) pour l'aspect mythologique: inspiré d'une légende chinoise, Les Trois Royaumes met en scène des personnages héroïques usant de la ruse (celui avec une barbiche connaît tous les mystères de la météo...) et quasi-invincibles, presque des demi-dieux. De plus, comme dans le récit de la guerre de Troie, on suggère qu'une femme très convoitée serait à l'origine du conflit. Comme dans le film de Wolgang Petersen, John Woo fait le choix audacieux de se ranger du côté de la rébellion, retranchée dans ses positions. Quelques héros de la bataille, très typés (par exemple une sorte d'ogre, barbu et géant), laissent eux supposer une possible influence du Seigneur des Anneaux...
 
 
Spectaculaire, Les Trois Royaumes apparaît comme une tentative de faire du Ridley Scott en Chine et le film n'a rien à envier aux films épiques américains qu'il entend imiter.
 
19.07.13.
 
 

Roméo et Juliette (1968) de Franco Zeffirelli

Après une adaptation de La Mégère apprivoisée (1967), Franco Zeffirelli transpose une seconde fois Shakespeare à l'écran avec une nouvelle version de Roméo et Juliette. Le film tranche alors avec les adaptations cinématographiques engoncées du dramaturge qui prévalent encore largement. Le renouveau d'intérêt pour Shakespeare à cette époque (la Royal Shakespeare Company crée en 1960 par Peter Hall, sort un premier film également en 1968), tend à remettre en cause le "monopole" de Laurence Olivier (qui jouait encore Othello en 1965). Néanmoins, Zefferilli rend hommage au célèbre interprète du dramaturge en lui confiant la voix-off narratrice de son Roméo et Juliette.
 
Pour éviter les dangers du théâtral filmé, Zeffirelli s'appuie en effet sur deux choix radicaux de mise en scène. Tout d'abord, le réalisateur aère la pièce en tournant non pas en studio mais dans des décors naturels, dans les rues et dans les palais de Pienza, de Sienne... Ensuite, il fait appel à de jeunes comédiens pour interpréter le fameux couple d'amoureux: la candeur de ces visages neufs et adolescents (les comédiens sont âgés de 16 et 17 ans) apporte à la tragique romance une grâce évidente. On est donc loin de la version hollywoodienne réalisée par George Cukor en 1935 et où Roméo était interprété par un Leslie Howard quarantenaire.
 
Cette nouvelle version de Roméo et Juliette, histoire d'une victoire de l'Amour sur la Haine, semble tout à fait trouver sa place dans le cinéma de l'époque (le film est sorti en 1968, rappelons le et fut un grand succès). Ici, Roméo a des airs du chanteur flower power Donovan[1] (qui collaborera avec Zeffirelli sur son film suivant, François et le chemin du Soleil) alors que Juliette, interprétée par une actrice d'origine sud-américaine, nous fait penser à la chanteuse folk Joan Baez. Une scène de nue choqua le public le de l'époque (en raison de l'âge des acteurs) mais s'inscrit en fait dans une volonté de montrer l'amour physique entre les jeunes, à une époque d'émancipation sexuelle.
 
On sent que Zeffirelli est inspiré par son projet et signe un film lyrique (splendide et célèbre thème composé par Nino Rota), d'une grande beauté visuelle (costumes, couleurs) et avec du souffle (scènes de duels enjoués). On n'est donc pas étonner de découvrir le fort intérêt du cinéaste pour l'opéra.
 
16.07.13.


[1] Selon l'autobiographie de Zeffirelli, le réalisateur avait pensé confier à l'origine le rôle à Paul McCartney.

Les Grandes Familles (1958) de Denys de La Patellière

Après Gas-oil (1955) et Le rouge est mis (1957) de Gilles Grangier, Les Grandes Familles est le troisième film de Jean Gabin dialogué par Michel Audiard. Il s'agit d'une adaptation du prix Goncourt de 1948 écrit par Maurice Druon, écrivain de droite, gaulliste et catholique. Retravaillé par Michel Audiard, le film de Denys de la Patellière est marqué par une touche profondément populiste et critique envers le pouvoir et l'argent.
 
 
Les "Grandes Familles". L'expression des "Grandes Familles", popularisée par le roman de Maurice Druon, évoque celle des "deux cent Familles de France", née dans le prologue du film de Jean Renoir La Vie est à nous (1936), financé par le parti communiste: «La France n’est pas aux Français, car elle est aux deux cent Familles ; la France n’est pas aux Français, car elle est à ceux qui la pillent ». Cette expression, qui sera même reprise par Edouard Daladier dans un de ses discours, renvoie aux deux cent membres de l'Assemblée générale de la Banque de France, chargés de désigner les quinze membres du Conseil de régence de la Banque de France, l’exécutif de l’institution. L'idée est la suivante: des grands patrons accaparent la richesse nationale et influent fortement sur les instances décisoires du pays.
 
Une critique de l'oligarchie. La "Grande Famille" du film de La Patellière, c'est la famille Shloulder qui  concentre les pouvoirs et richesses en gérant une usine de sucrerie et des mines, ainsi qu'un journal et une banque. Noël Shoudler[1], également vice-président du FMI, connait tous les rouages de la Bourse et apparaît comme un véritable magnat français. Il règne en maître sur la "Grande Famille" fortunée, composée de gens illustres, représentants des différentes instances: un médecin, un militaire, un ecclésiastique... Tout ce beau monde est croqué avec un regard satirique: les faux modestes recherchent le prestige alors que les autres se reposent sur les privilèges de l'influente famille. Ce monde, Maurice Druon, le connait assez bien pour le moquer: le poète et écrivain catholique qui décède au début du récit est peut-être un double de l'auteur alors que l'académie française (que désire intégrer le médecin de la famille) a accueilli en ses rangs le créateur des Rois Maudits.
 
Jean Gabin, du jeune héros romantique au patriarche vétuste. Avec des films comme Touchez pas au Grisbi (1953) de Jacques Becker et En Cas de Malheur (1958) de Claude Autant-Lara, Jean Gabin met à mal son personnage cinématographique d'avant guerre de jeune héros romantique, prolétaire et victime du destin. Gabin devient un quinquagénaire bien installé dans la vie sociale, un homme ravagé par le démon de midi et les garces naturalistes. Avec Les Grandes Familles, Jean Gabin commence à se spécialiser dans des rôles de patriarches massifs et bougons. Par la suite, Denys De La Patellière retrouvera l'acteur pour Rue des Praires (1959), où ce dernier interprète un veuf qui doit s'occuper seul de ses trois enfants.
 
Une figure patriarcale ambigüe. L'interprétation par Gabin du père Shoulder révèle un personnage complexe. D'un côté, Jean Gabin incarne une force paternaliste nécessaire (comme le futur Président d'Henri Verneuil), le véritable pilier d'une famille oisive et profiteuse. Seul lui est capable de diriger avec travail et énergie les différentes affaires de la maison Shoulder. Néanmoins, le père Shoudler apparait également comme un vieux lion, un homme d'un autre temps quelque peu réactionnaire, s'opposant ainsi à la volonté de son fils (interprété par Jean Desailly, un acteur de la nouvelle génération) de moderniser la mise en page du journal familial[2]. Tyrannique, parfois intolérant, il se fait même traiter de "monstre" par sa belle-fille: c'est en effet son manque de tact et de sensibilité qui le mèneront à être indirectement responsable du suicide de son fils. Le père Shoulder voulait préserver sa famille des malheurs de la vie mais l'argent l'a rendu malade. Le dernier plan du film verra le père Shoulder marcher solitairement sous les arcades du palais Brongniart: faut-il plaindre le personnage saturnesque ou faut-il le blâmer ?
 
Une saga familiale. Les Grandes Familles apparaît comme l'équivalent français de mélodrames américains comme Dallas ou Ecrit sur du Vent (1956) de Douglas Sirk. Des conflits œdipiens et des jalousies mesquines entretiennent la tragédie familiale où la morale, maintes fois rabâchée, semble être «l'argent ne fait pas le bonheur». Mais là où le mélodrame américain brillait par son lyrisme et sa flamboyance, le film de Denys de la Patellière insiste sur le ton satirique, s'appuyant ainsi sur une brochette de bons comédiens et de seconds rôles: Bernard Blier fascine dans son rôle de secrétaire facétieux alors que Pierre Brasseur excelle dans l'incarnation de la cupidité, le véritable ennemi de l'histoire, à savoir le cousin nouveau riche et mal élevé, fourbe et revanchard.
 
 
Critique envers le pouvoir et l'argent, Les Grandes Familles révèle la face populiste du cinéma de la qualité française.
 
16.07.13.



[1] Pour le personnage de Noël Shoulder, Maurice Druon s'est inspiré de Jean Prouvost, industriel ayant fait fortune dans le textile, également patron de presse (Paris-Soir et Match, l'ancêtre de Paris-Match). Le nom de Shoudler évoque aussi celui de Schueller, les fondateur de L'Oréal, et de Wendell, dynastie industrielle de maîtres de forges et propriétaire des aciéries de Lorraine.
[2] Le premier film de La Patellière, Les Aristocrates (1955), d'après Michel de Saint-Pierre (écrivain de droite et académicien, comme Druon), révèle la prédilection du réalisateur pour ce sujet: dans ce film, un noble voit son autorité remise en cause au sein de sa famille suite à l'arrivée d'un parvenu. Comme les Shoulder, la famille de Maubrun se voit tiraillée entre tradition et modernité. Au niveau cinématographique, comme dans les Grandes Familles, ce conflit est matérialisé par la confrontation de deux générations d'acteurs, entre l'ancienne (Pierre Fresnay) et la nouvelle (Maurice Ronet).

Les Enfants du Siècle (1999) de Diane Kurys

Un drame romantique. Célèbre pour ses films autobiographiques et générationnels (Diabolo Menthe, 1977; Cocktail Molotov, 1979), la réalisatrice Diane Kurys transpose à l'écran avec Les Enfants du Siècle la relation mouvementée entre George Sand et Alfred de Musset[1]. Le film s'apparente à un drame romantique, dans tous les sens du terme. Tout d'abord, le film retrace la romance conflictuelle entre les deux écrivains, relation composée de rires et de larmes, de disputes et de retrouvailles, d'amour et de haine. Ensuite, le film recrée l'atmosphère de la période romantique en évoquant les salons littéraires parisiens et les personnalités de l'époque (Delacroix, Sainte-Beuve, Franz Liszt, l'éditeur François Buloz ou encore le critique littéraire Gustave Planche...). On pourrait ainsi voir Les Enfants du siècle comme le Diabolo menthe du romantisme, c'est-à-dire le film rétrospectif, lyrique d'une génération.
 
Diane Kurys signe un film très sincère et premier degré, porté par acteurs aussi sérieux que convaincants (Benoît Magimel et Juliette Binoche). Lyrique, la musique de Luis Bacalov est plus hollywoodienne (violons) que romantique (pas de "chopinade" pianistique). Visuellement, le film est très soigné (costumes et décors) et renvoie à la peinture du XVIIIème et XIXème siècles (le Venise de Canaletto, les portraits d'Ary Scheffer). Face à une reconstitution un peu coincée, une approche un peu érotisante de la romance décoince le film et le rend plus sulfureux.
 
Pour Sainte-Beuve. Comme de nombreux films biographiques sur des artistes, Les Enfants du Siècle semble pleinement assimiler la théorie du critique Sainte-Beuve (incarné dans le film par Denys Podalydès) à savoir qu'il explique les œuvres par la personnalité des auteurs. Ici, l'œuvre romantique de Sand ou de Musset n'est que le reflet de leur vie amoureuse tourmentée. A noter que dans la présentation du couple, la sympathie de la réalisatrice Diane Kurys penche du côté de George Sand, amoureuse patiente, face à un Musset colérique, infidèle et fumeur d'opium.
 
12.07.13.
 


[1] La relation entre George Sand et Frédéric Chopin, un autre amant de l'écrivaine, avait elle déjà été le sujet de A Song to Remember (1945) de Charles Vidor, de La Note bleue (1990) d'Andrzej Zulawski et de Impromptu (1991) de James Lapine.

L'Anglaise et le Duc (2001) d'Eric Rohmer

Avec Triple Agent (2004) et Les Amours d'Astrée et de Céladon (2007), L'Anglaise et le Duc est l'un des derniers films réalisés par Eric Rohmer. Ce film historique est centré sur la relation authentique entre le duc d'Orléans et Grace Elliott, son ancienne maîtresse d'origine anglaise, pendant la période trouble de la Révolution française.
 
Une reconstitution d'époque de l'époque. Lorsqu'Eric Rohmer s'est attaqué à des films historiques, il s'est toujours soucié de la question de la reconstitution. Alors que dans La Marquise d’O… (1976), il a reconstitué avec réalisme l’Italie du XIXème siècle esquissée par le roman éponyme d’Heinrich Von Kleist, dans Perceval le Gallois (1978), il a retranscrit le Moyen Age selon l'art de l'époque (une naïveté picturale avec des représentations souvent en deux dimensions ainsi que des perspectives disproportionnées).
 
Cette même volonté de déjouer les anachronismes et de faire "authentique", selon l'art de l'époque, se retrouve dans L'Anglaise et le Duc. Ainsi, Rohmer a opté pour des toiles peintes des rues du Paris des années 1790 à la façon des gravures que l'on trouve au musée Carnavalet. décors extérieurs de L'Anglaise et le Duc, les rues de Paris sous la Convention, sont donc des toiles vivantes, où les personnages traversent l'écran dans des plans fixes et aux perspectives figées. Le paradoxe, c'est que Rohmer, pour arriver à cette représentation, presque réactionnaire, fait appel à un procédé moderne, celui des fonds numériques. A plus de 80 ans, Eric Rohmer explore les nouvelles technologies cinématographiques, et fait de l'ancien avec du neuf. Si le choix de reconstitution étonne, il véhicule surtout un sentiment d'artifice et de faux chez le spectateur.
 
 
L'épure rohmeriene. Ce vieux Paris de la peinture du XVIIIème semble faire écho à l'artifice recherché par Rohmer: la musique est absente (sauf l'air de "Ca ira" qui accompagne le générique, soit une musique... d'époque, qui confirme le souci d'authenticité du cinéaste), les décors intérieurs sont tournés en studio et le jeu des comédiens, leurs expressions et leur diction, paraissent bien théâtraux. En détournant le spectateur de la recherche du véridique, Rohmer focalise son attention sur l'intrigue et les enjeux qu'elle met en scène.
 
Opposant l'Anglaise au Duc, Rohmer confronte deux différents comportements d'aristocrates face à la Révolution et à la République naissante: Grace Elliott, plus royaliste que le Roi, tient en horreur le nouveau régime alors que le Duc d'Orléans fraternise avec la Convention, quitte à voter en faveur de la mort de son cousin, le roi Louis XVI. Mais la déroutante audace politique de "Philippe-Egalité", suspecté de projets contradictoires, s'avérera hasardeuse et les Révolutionnaires finiront par l'exécuter. La sympathie de Rohmer va de façon explicite du côté de Grace Elliott et des aristocrates monarchistes: la moralité du Duc paraît douteuse alors que la Révolution, présentée à l'époque de la Terreur, est un ramassis d'idiots et de brutes. Grace Elliott, elle, est une femme d'un autre temps, courageuse et fidèle à ses principes.
 
 
Malgré le pari audacieux pour la reconstitution, L'Anglaise et le Duc ne convint pas vraiment car le film est parfois si théâtral et artificiel qu'il en devient bidon et risible. Frôlant le ridicule en raison de leur fâcheuse mais sincère volonté pour être authentiques, les derniers films de Rohmer (je pense surtout aux Amours d'Astrée et de Céladon) figurent sûrement parmi les moins réussis de son auteur.
 
24.07.13.

Cuisine et Dépendances (1993) de Philippe Muyl

Un film d'origine théâtrale. Adaptation d'une pièce de théâtre écrite par Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, Cuisine et Dépendances est le film qui va lancer le duo d'auteurs/comédiens qui collaboreront par la suite avec Cédric Klapisch (Un Air de Famille) et Alain Resnais (Smoking/No Smoking; On connait la chanson). Une séquence inaugurale, avec des mouvements de caméra, tournée dans le BHV ainsi qu'une mise en scène mobile parviennent dans une certaine mesure à aérer le huis-clos théâtral. En effet, le film ne se déroule pratiquement que dans la cuisine d'un appartement parisien où un couple de bourgeois a invité des amis de jeunesse à diner pour des retrouvailles[1]. Du théâtre, on retrouve donc une unité de temps (une soirée) et de lieu (le décor de la cuisine, reconstitué en studio) ainsi qu'un nombre limité de protagonistes (les convives, les hôtes, le frère de la maîtresse de maison et un ami de la famille).
 
Une satire de la bourgeoisie parisienne. Cuisine et Dépendances repose donc essentiellement sur ses comédiens et sur ses dialogues savoureux. Ces deux éléments contribuent à donner de la vie et de la justesse à la peinture de la société bourgeoise et parisienne de nos jours. La maîtresse de maison est une mère au foyer dépressive; son mari s'est lui enfermé dans une routine; l'ami de la famille est un bougon asociale alors que le frère est un éternel trentenaire irresponsable, amoureux de "pépées" et de poker. Face à eux, les invités symbolisent la réussite: le mari, absent de l'écran, brille néanmoins de tout son éclat bien que sa femme soit souvent par conséquent délaissée. Jaoui et Bacri excellent dans la description des travers de leurs pairs: l'égoïsme de chacun, la difficulté à écouter les autres, la patience fragile et les illusions perdues. Ce sont toutes ces amertumes qui mèneront le sympathique diner en ville à "dégénérer". Car derrière la comédie, on décèle la satire et la critique. Derrière le rire perce l'amertume.
 
11.07.13.


[1] Le diner en ville devient un cliché du cinéma français: Le Diner de cons (1999) de Jacques Weber, L'invité (2007) de Laurent Boutnik, Le Prénom (2012) d'Alexandre de la Patellière...