vendredi 30 septembre 2011

Les Bien-aimés (2011) de Christophe Honoré


         Après Homme au bain, film dont la distribution fut limitée, Christophe Honoré retourne à un cinéma plus accessible. Les Bien-aimés se penche sur l’évolution du sentiment amoureux à travers les générations.

         Les Bien-aimés met en parallèle deux histoires : celle de Madeleine, femme légère des années 60 qui découvre la souffrance du grand amour et celle de sa fille Véra, perdue dans la liberté sexuelle des années 90. Voulant peut-être quitter le microcosme du Paris bobo et fantasmé de ses films précédents, Honoré a gagné en ambition : Les Bien-aimés s’apparente à une fresque familiale et mélodramatique de plus de 2h15, se déroulant à travers le monde (Paris, Montréal, Prague, Londres) et les âges (des années 60 à nos jours).
         Décrivant des amours passionnels, Les Bien-aimés véhicule une vision romantique du sentiment amoureux. Les bien-aimés du titre, ce sont ces êtres chers que l’on peine à oublier, ceux que l’on arrive pas à dépasser. Madeleine (avec son amant tchèque), comme se fille Véra (qui aime un homosexuel à l’identité sexuelle confuse) sont les victimes de ces bien-aimés à l’ombre étouffante. Car qui dit bien-aimé, sous entend l’existence d’un mal-aimé également. Sur ce point, le film d’Honoré, s’avère plus qu’un simple film sentimental et porte un jugement sombre et pessimiste des relations amoureuses.
         La comparaison générationnelle aboutit ainsi à une conclusion inaccoutumée : l’existence de bien-aimés semblent rendre impossible (ou presque) la liberté amoureuse (et sexuelle). Pour Véra, les années 60 étaient l’âge d’or de cette liberté. Pourtant, force est de constater que les douleurs de la fille sont les mêmes que celles qu’avaient rencontrées sa mère : certes, Madeleine a pu parfois se prostituer mais elle n’a jamais réussi à se défaire de sa dépendance envers son véritable amant. Les personnages résument eux même leur problème : on peut vivre sans l’autre mais on ne peut pas vivre sans l’aimer. Et la libération des mœurs n’a rien changé.
         Le spectateur peut être intrigué par le message des Bien-aimés mais ne sera pas totalement dérouté. En effet, on retrouve tous les éléments récurrents de l’œuvre d’Honoré, ses tics systématiques qui peuvent aussi bien plaire qu’agacer : les sympathiques chansons d’Alex Beaupain pour faire part des états d’âme des personnages [1], l’étalage des influences (ici Milan Kundera pour la partie sur le printemps de Prague) et des références (Madeleine faisant le tapin accoudé au mur nous fait penser à la Nana de Vivre sa Vie de Godard), le défilé des « survivants » de l’époque de la Nouvelle Vague (cette fois-ci Milos Forman, Michel Delpech et Catherine Deneuve) et la relève (Louis Garrel, Chiara Mastroianni, Ludivine Sagnier).

         Avec Les Bien-aimés, Christophe Honoré fignole ainsi les contours de son cinéma. Comme Non ma fille tu n’ira pas danser, il s’agit d’un film émouvant et humain. Ces deux films, parmi les meilleurs de leur auteur, confirment l’espoir que l’on peut avoir en ce réalisateur: à chaque fois, Honoré semble se perfectionner.

30.09.11

[1] Christophe Honoré aime souligner la différence de l’utilisation des chansons dans ces films avec celle des films de Jacques Demy, films « enchantés », intrinsèquement rythmés par la musique.

samedi 17 septembre 2011

The Darjeeling Limited / A bord du Darjeeling Limited (2007) de Wes Anderson


         Comme pour s’échapper de la bulle du cinéma indépendant, Wes Anderson a situé l’action de son Darjeeling Limited en Inde. Pourtant, même aux antipodes, Anderson, entouré de ses comédiens fétiches (Jason Schartzman, Owen Wilson, Anjelica Huston), remet en scène son petit théâtre excentrique et référentiel.


         Le Darjeeling Limited du titre, c’est un train emprunté par les protagonistes, trois frères à la recherche de leur mère disparue en Inde. Les personnages sont habilement croqués : Owen Wilson est l’aîné autoritaire et ridicule (il est couvert de bandelettes et de pansements au visage) ; Adrien Brody [1] fuit ses responsabilités de futur père ; Jason Schartzman [2], en sosie moustachu du chanteur Peter Sarstedt, joue un écrivain romantique et lunaire. Bien sûr, la quête de la mère va se doubler pour la famille d’un voyage moral, les personnages apprenant au fil du temps à renouer, à se faire confiance et à s’accepter.
         Certes, les faiblesses des uns et des autres vont se révéler : la mort d’un père pèse sur la famille, Owen Wilson a tenté de se suicider, Adrien Brody envisage de quitter sa femme alors que Jason Schartzman est un éternel loser, récemment « largué ». Néanmoins, Anderson privilégie l’affection plutôt que la critique. Il en résulte que son film paraît souvent bon enfant, voire consensuel et ce d’autant plus que la fratrie, certes séparée à l’origine, ne semble jamais avoir été dissoute.
         Récit picaresque, A Bord du Darjeeling Limited est à tout à fait comparable à Little Miss Sunshine, autre équipée familiale qu’on pourrait concevoir comme un road movie à l’effet « feel good ». Le road movie n’est plus une syntaxe critique (à l’égard de l’Amérique, des personnages) mais une syntaxe euphorique. Le choix de son emploi par les cinéastes contemporains traduit à la fois le désir de se rattacher à l’héritage des maîtres des années 70 mais également l’enthousiasme marqué, prononcé, de cette nouvelle génération.

         Mais l’univers de Wes Anderson ne se caractérise pas seulement par la tendresse portée aux personnages : il bénéficie en effet d’une grande force visuelle. L’Inde de Wes Anderson n’est pas décrite avec réalisme : il s’agit d’un pays fantasmé, d’un rêve cinématographique coloré. Ainsi, Anderson revendique l’influence du Fleuve (1951) de Renoir ou des documentaires de Louis Malle mais c’est surtout Bollywood (pour le kitch) et les films de Satyajit Ray (par les bandes originales de ses films) qui sont convoqués. On pense aussi au Narcisse noir (1947) de Powell et Pressburger pour le personnage d’Anjelica Huston, vieille hippie recluse en haut d’une montagne dans un dispensaire.
         Transformant le train du Darjeeling Limited en maison de poupée, Wes Anderson s’amuse ainsi à créer son propre monde comme en témoigne également l’emploi de la musique des années 60 (les Kinks, les Stones et même Joe Dassin !), utilisée juste parce que le réalisateur l’aime et parce qu’elle contribue à la touche « pop » de son film. Libre, Wes Anderson se permet même des ralentis (un peu vains ?) et un court métrage / incipit amusant mais n’ayant que peu de rapport avec le reste du film.


         A Bord du Darjeeling Limited, réunion de famille à l’étranger, montre que, même en Inde, Wes Anderson reste le même. On ne doute pas une seule seconde du talent de metteur en scène de Wes Anderson mais la sincère sympathie qu’on porte au film est assez révélatrice : son audace s’est émoussée.

17.09.11.

[1] Adrien Brody est le seul nouveau venu dans le cinéma de Wes Anderson. A noter la (courte) présence de Bill Murray, mascotte du réalisateur, en retard pour son train au début (trompeur et amusant) du film.
[2] Jason Shartzman a coécrit le scénario du film avec Wes Anderson et son cousin Roman Coppola (également assistant réalisateur, comme il l’avait déjà fait pour La Vie aquatique).

vendredi 16 septembre 2011

I Deserto rosso / Le Désert rouge (1964) de Michelangelo Antonioni


         Après la trilogie L’Aventura, La Nuit et L’éclipse, Antonioni retrouve son interprète fétiche Monica Vitti. Comme les œuvres précédentes de son auteur, Le Désert rouge est un film déroutant, d’une beauté plastique telle qu’on veut le rapprocher d’un film d’art. Cette force visuelle annihile même l’ennui que pourrait rencontrer le spectateur incapable de comprendre le fil d’une intrigue volontairement inexistante et envoutante.
         Délaissant pour la première fois le noir et blanc, Antonioni, avec son Désert rouge, nous fait penser à Jean-Luc Godard et son Mépris, sorti l’année d’avant, pour l’intelligence de l’utilisation des couleurs. En effet, ce portrait de femme traumatisée par un accident de voiture se traduit par la peinture d’un paysage mental tel que le définit André Bazin dans l’article « Défense de Rossellini », lettre écrite en 1955 et adressée à Aristarco, rédacteur en chef de « Cinema Nuovo ».


         Giuliana, le personnage interprété par Monica Vitti, nous apparaît dès le début comme une femme névrosée. Recroquevillée sur elle-même, frôlant les murs quand elle marche dans la rue, elle n’arrive pas à cacher ses crises d’angoisse qui transparaissent physiquement (ses gestes, son regard, son comportement fuyant) et verbalement (elle ne répond pas aux questions, se focalise sur les mêmes sujets de conversation ou sur des sujets futiles). C’est donc sans surprise que l’on apprend qu’elle a effectué un séjour en clinique suite à une tentative de suicide camouflée en accident de voiture.
         Giuliana vit dans un monde terne et blafard. L’usine de son mari, perturbée par une grève, forme un paysage apocalyptique : déchets, vase, fumée, goudron… Mais l’environnement propre à Giuliana n’est pas mieux : les rues de l’Italie sont desséchées, le ciel toujours blanc et lourd, et même les pommes dans les étalages sont grises ! Le décor constitue donc un véritable contrepoint de l’état d’esprit malade de l’héroïne. On comprend alors pourquoi elle envisage de colorer sa chambre avec des couleurs aussi vives que le jaune ou le bleu.
         On peut penser que Corrado (joué par Richard Harris), un ami de la famille qui tombe amoureux de Giuliana, va faire évoluer le personnage féminin : il n’en sera rien. Certes, il va faire preuve d’attention et de compréhension, partage un même sentiment d’inadaptation (il n’arrive jamais à s’installer et rêve de partir au Sud) et d’aspiration à une autre vie. Mais après avoir couché avec Giuliana, Corrado partira vite, comme s’il avouait sa défaite. Ainsi, rien n’aura changé, le récit suivant une structure en boucle : la fin du film ressemble au début (Giuliana et son fils se promènent près de la raffinerie de pétrole) et il n’y aura pas eu d’évolution entre la situation initiale et la situation finale, tant pour les personnages que pour la nature qui les entoure. Antonioni affirme donc avec Le Désert rouge une réelle rupture avec les conventions de la narration au cinéma.
         La couleur joue un rôle tellement primordial dans Le désert rouge que son titre original était Bleu, vert. Le titre final fait référence à une parabole racontée par Giuliana à son fils : une jeune fille, vivant de façon autarcique sur un plage au sable rose, serait intriguée par la venue au loin d’un voilier, suivie par un chant étrange féminin. Dans ce monde coloré, le mystère de la présence humaine (de la vie donc) demeure pour toujours. A son enfant que l’on veut coucher, on va raconter une histoire pleine de vie, d’énigme et donc de couleurs. Un autre moment plein de vie (une orgie avortée dans une petite cabane) se déroulera également dans un intérieur au rouge criard.
         Interviewé par Jean-Luc Godard dans les Cahiers du Cinéma de novembre 1964, (n°160), Antonioni a pourtant déclaré : « Il est trop simpliste, comme beaucoup l'ont fait, de dire que j'accuse ce monde industrialisé, inhumain où l'individu est écrasé et conduit à la névrose. Mon intention au contraire, encore que l'on sache souvent très bien d'où l'on part mais nullement où l'on aboutira, était de traduire la beauté de ce monde où même les usines peuvent être très belles. La ligne, les courbes des usines et de leurs cheminées sont peut-être plus belles qu'une ligne d'arbres que l'œil a déjà trop vus. » Cette citation conforte le lien avec le propos de Bazin sur le paysage mental : ce que montre Le Désert rouge est peut-être une réalité filtrée par l’esprit dérangé de Giuliana mais cela reste une vérité.
         En effet, le spectateur, face à cette expérience visuelle unique, devient fasciné, hypnotisé par la beauté de ces images pourtant tristes au premier regard. Car Le Désert rouge véhicule un sentiment d’absurde dont le sommet reste sûrement l’apparition d’un bateau hors de la brume : on ne voit pas le flux du courant car seul le navire, mis au même niveau qu’une route automobiliste, traverse l’écran d’une façon flottante. Une fois de plus la folie mentale se traduit par une image aussi absurde que forte émotionnellement.


         Film moderne et audacieux, Le Désert Rouge confirme encore le talent d’Antonioni. Le réalisateur brille par son utilisation intelligente de l’image tout en poursuivant son étude de la déconstruction du récit. Il continuera dans cette voie avec Blow Up (1966), Zabriskie Point (1970) et Profession Reporter (1975), trois films tournés hors d’Italie et produits par Carlo Ponti.

16.09.11.

jeudi 15 septembre 2011

Yoidore tenshi / L’Ange Ivre (1948) d’Akira Kurosawa


         L’Ange Ivre est une œuvre fondatrice à plus d’un titre pour Akira Kurosawa: tout d’abord, il s’agit du premier film dont le réalisateur revendique la paternité ; ensuite, il s’agit de son premier film noir, influencé par le cinéma américain mais présentant en même temps des personnages de yakuzas ; enfin, il s’agit de la première collaboration du réalisateur avec Toshiro Mifune, acteur fétiche avec lequel il tournera encore quinze films. Osmose entre noirceur et humanisme, L’Ange Ivre constitue une œuvre d’une grande force émotionnelle servie par une mise en scène superbe.

         Comme bien des films japonais d’après-guerre, L’Ange Ivre met en jeu la question de la démoralisation et la difficile reconstruction du Japon. Kurosawa situe son action dans les taudis de la banlieue de Tokyo sur laquelle règne une mafia puissante. La misère y est symbolisée par un marécage, porteur de maladies, dont on n’imagine pas qu’il puisse un jour disparaître.
         Parmi les pauvres habitants de ce monde pitoyable, un docteur alcoolique (Takashi Shimura) se résout à soigner un malfrat tuberculeux (Toshiro Mifune). Kurosawa dénonce cette tentation du crime comme porte de sortie du malheur: en effet, le gangster n’a pas physiquement quitté le lieu de la déchéance malgré son apparente ascension sociale. Il semble d’autant plus ridicule qu’il prétend avoir la dignité de respecter son code d’honneur mais il n’a pas le courage d’affronter et d’accepter la maladie qui l’accable.
         Kurosawa renforce son accusation en associant le crime à l’occupation du Japon par les troupes de l’oncle Sam, dont l’influence serait maléfique. Ainsi, c’est du jazz à l’américaine que l’on entend dans les boites de nuit, sinistres repaires des mafieux. Quant à Matsunaga, le yakuza, il s’habille à l’occidentale avec des vestes à rayure. Notons aussi que Kurosawa lui-même subit cette influence américaine, d’un point cinématographique, en réemployant la sémantique du film de gangsters.

         Pour compenser la noirceur excessive de L’Ange ivre, Kurosawa développe en contrepoint une vision humaniste du monde. En effet, malgré leurs différends (et leurs différences), le docteur et le gangster vont apprendre à s’apprécier et se lient d’amitié. Et si Matsunaga finira par mourir (sans même avoir commencé son traitement), une jeune fille également atteinte de la tuberculose montrera, dans la dernière scène du film, ses radios positives au docteur, convaincu de sa guérison définitive. Une fois l’emprise du crime écartée, la reconstruction d’un Japon sain et purifié paraît alors possible. Kurosawa, comme il le fera souvent plus tard (dans Rashomon, Chien enragé…), succombe au happy end, à un optimisme forcé pour contrevenir au désespoir de son histoire. On le devine hypocrite, se mentant à lui-même pour ne pas s’enfoncer dans la spirale d’un pessimisme sans appel.


         On décèle ainsi dans L’Ange Ivre beaucoup d’éléments qui feront la puissance de l’œuvre de Kurosawa : un rapport ambigu avec l’Amérique (dont il dénonce l’occupation mais traduit les influences dans son cinéma), un mélange du néoréalisme (une recherche du réalisme, biaisée par la tendresse portée sur les personnages) et d’un certain romantisme (L’Ange Ivre étonne par une scène onirique étrange au ralenti) et enfin, une grande tendance à l’humanisme béat, seul espoir dans un monde cruel.

mercredi 14 septembre 2011

Habemus Papam (2011) de Nanni Moretti



         Quand le cinéma représente le pape, il privilégie l’approche historique (par exemple Pie XII dans Amen de Costa Gavras) ou biographique (on pense aux nombreux films sur Jean-Paul II). Marchant sur les pas des Souliers de Saint Pierre (1968) de Michael Anderson, Nanni Moretti ose avec Habemus Papam mettre en scène un pape fictif. Le point de départ intrigue : lorsque le cardinal Melville (interprété par Michel Piccoli) est élu pape, celui-ci se révèle incapable de faire face à ses nouvelles responsabilités. Refusant de se présenter à ses fidèles, il va se réfugier dans ses appartements.
         Avec sa forme inhabituelle qui mélange la comédie et le drame, le burlesque et le vérisme, Habemus Papam déconcerte aussi par son message politique. En effet, sans adopter une vision clairement anticléricale, Moretti semble hésiter à se moquer l’Eglise. Pour le réalisateur, Habemus Papam serait en fait moins un film sur le Vatican en particulier que, plus généralement, un film sur l’engagement personnel et le droit de chacun de pouvoir dire « non ».


         Habemus Papam s’inscrit dans une actualité récente. A la mort de Jean-Paul II (exposée par des images d’archive), toutes les caméras de la place Saint Pierre sont braquées sur le conclave, réuni pour choisir le nouveau chef spirituel de l’Eglise. L’élection du cardinal Melville, filmée dans une chapelle Sixtine reconstituée en studios, s’apparente à une parfaite uchronie, soit une histoire alternative permise par l’annulation rétroactive d’un événement réel du passé (l’élection de Benoit XVI).
         Révélant une Eglise catholique en crise qui peine à trouver un leader, cette modification de l’Histoire alarme. Par la simple peinture d’ecclésiastiques partagés entre leur désir d’ambition et leur sentiment de peur, Habemus Papam souligne l’absurdité des règles du conclave, institution vétuste qui élierait un guide (Dieu s’exprimerait à travers les hommes) de façon aléatoire (il n’y a pas de candidature !).
         En inventant une situation critique (un pape défaillant), Moretti s’amuse à tourner en dérision l’Eglise. Il nous montre des cardinaux séniles (buvant péniblement du thé) et dénonce la gourmandise, l’orgueil ou l’insouciance des autres. Dans une scène aux accents surréalistes, un match de volley-ball entre cardinaux sera organisé pour les distraire de l’attente du rétablissement du pape. L’ombre de Buñuel n’est jamais loin mais le regard de Moretti est attentionné, amusé, plus que réellement critique et railleur.
         Dans Habemus Papam, le Vatican est perçu comme un théâtre artificiel, un spectacle d’ombres chinoises. Les gardes suisses perpétuent des rites démodés d’adoubement et font office de soldats dérisoires d’un palais fantoche. Au sommet du pouvoir, une silhouette à une fenêtre suffit à rassurer le clergé. S’il faut un pantin, le cardinal Melville [1] se remémore son rêve d’adolescent : devenir comédien. Simulacre d’un lien entre le réel et le spirituel, l’Eglise s’avère hors de son temps : dans une séquence révélatrice, le pape, assis dans un bus, parle à voix haute. Il ressemble à une personne âgée qui n’a plus toute sa tête. A côté, un jeune italien se fait larguer au téléphone : il existe un net fossé d’incompréhension entre ces deux mondes complètement séparés.

         Cependant, la crise du pape est moins une crise collective qu’une crise personnelle. Etre pape, c’est en effet un rôle à tenir et Melville, malgré son amour du théâtre, ne veut pas le jouer. L’évasion du pape, déjà présente dans Les Souliers de Saint Pierre, aboutissait dans le film d’Anderson à une humanisation de la « sainte » personne du pape et à une proclamation papale révolutionnaire (le pape s’engageait à concéder les biens de l’Eglise pour lutter contre la pauvreté dans le monde). Dans Habemus Papam, il n’en est rien : le pape Melville a beau se faire psychanalyser, on ne comprendra pas à un seul moment sa dépression. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la psychanalyse ne joue donc qu’un rôle comique et anecdotique dans le film.
         Finalement retrouvé par les cardinaux, le pape décide de se présenter aux fidèles. Du haut du balcon de la place Sainte Pierre, il avoue qu’il ne se sent pas capable d’assumer sa lourde tache. Moretti détourne alors son récit : à la grande surprise du spectateur, Habemus Papam ne sera pas l’histoire d’une prise de conscience du monde mais l’affirmation audacieuse du droit de chacun de déclarer son incompétence, surtout si cela permet d’éviter un désastre pour la communauté.


         Film sur le doute et la peur de ne pas être à la hauteur, Habemus Papam dérange le spectateur. Il trouble d’autant plus que, malgré lui, il se perd souvent dans son message (la psychanalyse, l’amour du pape pour le théâtre, l’absence d’explication de la crise du personnage). Même la narration semble donc être touchée par le chaos, sentiment omniprésent dans cette œuvre, légère en apparence, mais grave en réalité.

14.09.11.


[1] Ce nom n’est pas innocent : Jean-Pierre Melville, après tout, fut un des papes de la Nouvelle Vague

The Candidate / Votez McKay (1972) de Michael Richie


         Après La Descente infernale (1969), un premier film sur le monde des skieurs de compétition, Michael Richie retrouve son interprète principal Robert Redford. Votez McKay, centré sur les coulisses d’une campagne électorale sénatoriale, fait partie avec Tempête à Washington (1962) d’Otto Preminger et Que le meilleur l’emporte (1964) de Franklin Schaffner des meilleurs films sur les arcanes du pouvoir politique américain. Plus de quarante ans après sa sortie, Votez McKay reste en effet d’une actualité brulante.

         Votez McKay frappe tout d’abord pour le sentiment de réalité qu’il donne. Le scénario, écrit par Jeremy Larner [1], s’inspire des sénatoriales californiennes de 1970 qui ont opposé le républicain George Murphy à John V. Tunney, jeune candidat démocrate : ainsi, face au candidat républicain, « éléphant » aguerri, Bill McKay se présente comme un candidat « neuf » bien qu’il soit issu d’une famille d’hommes politiques. Par son charisme et sa beauté, ce démocrate progressiste, nous fait penser à Kennedy (John Fitzgerald comme Robert). Le choix de casting de Robert Redford n’est d’ailleurs pas anodin, le comédien jouant sur son image d’acteur populaire : plus tard engagé dans l’environnement, il aurait très bien pu se lancer dans la politique.
         Son personnage, déterminé et sincère, est néanmoins ambigu. McKay, avocat intègre et soucieux du bien commun, ne s’est pas lancé spontanément dans les élections : c’est un consultant politique qui est venu l’aborder. Joueur, il se présente car il n’a rien à perdre et tout à gagner. Conciliant l’intérêt personnel avec l’intérêt général, McKay va se permettre de faire preuve de fougue et de naturel lors de sa campagne.
         Néanmoins, la pression de son équipe (l’ère des spin doctors commence alors) ainsi que l’influence des publicitaires, des soutiens financiers ou des instituts de sondage vont détourner McKay de ses convictions premières. Se déplaçant de meeting en meeting, il devient consciemment un véritable automate, répétant sans cesse ses slogans dont le sens disparait peu à peu(« there must be a better way !»). Lorsqu’il est élu, McKay a gagné son pari mais semble avant tout effrayé par les conséquences de ce jeu. C’est sur sa triste interrogation de « What do we do now ? » que ce clôt avec noirceur le film. La conquête du pouvoir n’est pas tout, il faut savoir l’exercer.

         Votez McKay s’avère donc un film passionnant. D’un côté, on est captivé par le style documentaire qui révèle les secrets d’une campagne politique. De l’autre, on est terrifié par le propos engagé du film qui dénonce avec brio la fin du débat politique par la vente d’un candidat comme un bien de consommation. Une fois de plus, le cinéma américain des années 70, traumatisé par l’affaire du Watergate, prouve encore sa méfiance envers la politique et tente d’éveiller le regard critique du public.


[1] Jeremy Larner, journaliste, a rédigé les discours du sénateur Eugene J. McCarthy lors de sa campagne pour les primaires démocrates de 1968. Larner a gagné un oscar pour son scénario.

dimanche 11 septembre 2011

La Piel que habito (2011) de Pedro Almodovar



         Je n’avais jamais vu de film d’Almodovar car j’avais toujours appréhendé le style (réputé loufoque) et les sujets de prédilection (souvent la liberté ou l’identité sexuelle) du réalisateur espagnol. J’ai comblé partiellement cette lacune en voyant son dernier film, La Piel que habito. Avec ce thriller fantastique, l’auteur semble s’écarter des mélodrames flamboyants et des satires sociales qui avaient fait sa gloire lors de la « movida » dans les années 80. La Piel que habito, variante des Yeux sans Visage (1960) de George Franju, se présente comme une évolution du mythe de Frankenstein. Almodovar va en plus assaisonner son film d’une réflexion sur l’identité sexuelle.


         La Piel que habito met en scène le docteur Robert Ledgard, éminent chirurgien esthétique, qui se consacre à la création d’une nouvelle peau. Comme dans Les Yeux sans Visage (1960) de George Franju, des expériences de chirurgiens sont motivées par la volonté de contrevenir à la douleur qui semble toucher leur famille. En effet, sa femme est morte de ses brûlures suite à un accident de voiture. Quant à sa fille, elle n’a pas pu survivre à la douleur traumatique engendrée par un viol. Tant pour se venger que pour mener à bien ses recherches scientifiques, Ledgard décide de séquestrer le violeur de sa fille. Il va alors changer le sexe de son cobaye Vicente, devenu Vera.
         Dans le film de Franju, le chirurgien interprété par Pierre Brasseur faisait des greffes sur le visage de sa fille, défigurée par un accident de voiture dont il était responsable. La comparaison doit être poussée plus loin : il est question dans les deux films de greffe de visage sur une personne que l’on croyait disparue. C’est pour cette raison que dans les deux films la patiente, vouée à la réclusion secrète, est protégée par un impressionnant masque blanc qui gomme les traits du visage.

         Almodovar modernise le mythe de Frankenstein. La trame est similaire : un savant fou défie la nature en affirmant un pouvoir divin de créateur bien qu’il se manifeste différemment selon l’histoire. En effet, le docteur Frankenstein crée l’homme en le ressuscitant (il remodèle un corps tout en réinsufflant un esprit) alors que le docteur Legdard le façonne matériellement (par la greffe) et l’oriente sexuellement (par un changement d’organe sexuel). Dans La Piel que habito, fini l’imaginaire du XIXème siècle : plus de nuit d’orage, ni d’acolyte bossu ou de grosses machines. Le film d’Almodovar frappe par son authenticité dans la description des opérations chirurgicales. Le docteur Ledgard, lui, fait des conférences avec power-point et dispose d’un laboratoire secret très hi-tech.
         Enfin, l’enjeu moral de Frankenstein a été actualisé : la question est moins celle de la sanction du péché d’ubris que celle de la bioéthique. En effet, le docteur Ledgard travaille à une manipulation génétique qu’il prend soin de ne pas révéler au corps scientifique qui l’entoure : il a transféré une souche de cochon à une souche humaine afin de créer un être dont la peau serait un revêtement aux possibilités nouvelles.

         Revisitant le mythe du Prométhée moderne, La Piel que habito, marqué par un sentiment de confusion d’identité sexuelle, nous fait penser à une autre histoire, celle de Frankenstein créa la Femme (1967) de Terrence Fisher : le baron y transposait la cervelle d’un homme dans le corps d’une femme qui répondait aux appels de vengeance émis par l’esprit masculin. Dans le trouble le plus total, oubliant son désir de vengeance sur Vicente, le docteur Ledgar finit ici par tomber amoureux de Vera (sa « chose »), tel Pygmalion s’attachant à Galatée.
         Grâce au charme féminin qu’il a acquis malgré lui, Vicente, la victime, finira par se retourner contre son créateur qui lui a imposé une identité sexuelle qu’il n’a pas voulue. L’actualité rappelle que le genre et l’orientation sexuelle sont des sujets qui ne font pas consensus [1]. La théorie du genre critique en effet l'idée que le genre et l'orientation sexuelle seraient déterminés génétiquement en arguant que le genre social (masculin ou féminin) d'un individu, ainsi que sa sexualité, ne sont pas déterminés exclusivement par son sexe biologique (mâle ou femelle) mais également par un environnement socioculturel et par un choix de vie.
         La Piel que habito nous paraît cependant assez ambigu sur ce sujet selon que l’on conçoive un Vicente mal dans son corps de femme (distinction entre la réalité et le choix de l’individu) ou qu’on le voie comme un homme qui n’a jamais voulu changer de sexe (absence de cette distinction par une coïncidence).


         La Piel que habito s’avère ainsi une variante malicieuse sur Les Yeux sans Visage de Franju. Almodovar, en développant la thématique sexuelle, s’approprie plus personnellement un genre fantastique qui évacue trop souvent cette question. L’auteur affirme un univers bien à lui avec ses acteurs (il retrouve Antonio Banderas et Elena Anaya) et une esthétique à la fois réaliste et soignée mais également très pop et « nouveau riche ». Son film mélange le vraisemblable et le grotesque (la venue surprise du frère déguisé en léopard), la féérie (la découverte du corps violé de la fille du docteur dans une nature de studio à la Alice aux pays des merveilles) et le feuilleton (le film s’avère riche en rebondissements et en révélations). Il résulte de cet assortiment un spectacle aussi divertissant que déroutant pour le spectateur.


[1] 80 députés de la majorité ont demandé une refonte de certains manuels scolaires qui adhérent à la théorie du genre.