lundi 29 avril 2013

A Connecticut Yankee in King Arthur's Court / Un Yankee à la Cour du Roi Arthur (1949) de Tay Garnett

Time travelling: Un visiteur au Moyen-âge. Un Yankee à la Cour du Roi Arthur de Tay Garnett est la troisième adaptation du roman de Mark Twain, après une version muette réalisée par Emmett J. Flynn en 1921 et une version parlante réalisée par David Butler en 1931 (deux productions Fox). Le roman de Twain, écrit en 1889, constitue l'un des tous premiers exemples de ce sous-genre de la Science-fiction qu'est le « time travelling » ou le voyage dans le temps (La Machine à remonter le temps de HG Wells date 1895). Comme le titre l'indique, le roman narre l'histoire d'un modeste américain du Connecticut qui se retrouve dans la Cour du Roi Arthur après avoir été frappé par la foudre. Confrontant le Moyen-âge à la modernité, Un Yankee à la Cour du Roi Arthur annonce d'une certaine manière Les Visiteurs (1992, Jean-Marie Poiré).
 
Pour survivre dans le monde hostile de l'âge sombre, le "yankee" utilise la technologie et la modernité: l'homme du futur impressionne en maîtrisant le feu par une allumette ou par le passage des rayons du soleil à travers un verre. Plus tard, le yankee construit un pistolet, initie l'orchestre de la Cour au swing et transforme le tournoi de chevaliers en rodéo... Comme dans Tintin et le Temple du Soleil, le héros se sauve du bucher en annonçant une éclipse qu'il a découvert après la lecture  d'un almanach. L'obscurantisme est le sujet de moqueries et le Moyen-âge fait l'objet d'une démystification: Merlin est un charlatan, alors que les chevaliers, dont les armures rouillent, sont aussi superstitieux que mythomanes quant à leurs prétendus exploits. Surtout, la Cour exploite ses sujets et méconnait leurs droits.
 
 
Chez Arthur ou chez François-Joseph. Un Yankee à la Cour du Roi Arthur partage de nombreux points communs avec La Valse de l'Empereur de Billy Wilder, autre grande superproduction de la Paramount sortie l'année précédente. Les deux films, en costumes et en couleurs, lorgnent vers la comédie musicale bon enfant et mettent en scène Bing Crosby, et dans la lignée de la série des Road to... (Singapore, Zanzibar, Morocco, Utopia, Rio, Bali et plus tard Hong Kong), jouent sur le décalage culturel entre les valeurs du crooner et celles de l'univers dans lequel il est « parachuté».
 
Le film de Tay Garnett comme celui de Billy Wilder oppose le personnage de Bing Crosby, incarnation d'une Amérique sûre d'elle-même et mal élevée, à une Cour royale et européenne d'un autre temps, engoncée dans les traditions. Le jeu d'opposition  sociale se double d'une confrontation entre deux mondes et deux époques, confrontation davantage soulignée dans Un Yankee à la Cour du Roi Arthur où le personnage de Bing Crosby qui voyage dans le temps, se retrouve dans le passé.
 
 
La propagande des valeurs américaines. Dans les deux films, le personnage de Bing Crosby, en plus d'apporter la modernité à une Europe en déclin, va apporter des changements sociaux et politiques. Les souverains, François-Joseph et le Roi Arthur, sont des monarques grabataires et autoritaires. Mais la venue de l'américain, bousculant les hypocrisies de la Cour, va plaire au souverain qui va voir dans le personnage une incarnation de la franchise. Le roi breton comme l'empereur d'Autriche Hongrie méconnaissent la réalité du quotidien de leurs sujets car ils sont entourés de mauvais conseillers: dans Un Yankee à la Cour du Roi Arthur, Bing Crosby va proposer au roi de se déguiser pour mieux se fondre dans la population afin de comprendre son peuple. Cette scène est directement inspirée d'Henri V de Shakespeare, où le monarque se mélange de nuit avec les soldats de son armée.
 
Dans les deux films, le personnage populaire de Bing Crosby tombe amoureux d'une femme de la Cour qui est promise à un autre. Mais la sincérité des sentiments du personnage lui permet de surmonter la barrière des conventions sociales et culturelles de la Cour: par son arrivée, Bing Crosby, l'américain, apporte donc la démocratie.
 
Comme La Valse de l'Empereur, Un Yankee à la Cour du Roi Arthur, sous ses airs de spectacle naïf et kitch, est donc un film moins idiot qu'il ne paraît: plus que la critique amusée de l'Europe ou des Etats-Unis, c'est la propagande des valeurs américaines qui prédomine.
 
21.04.13.
 

Space Cowboys (2000) de Clint Eatswood

Du fantôme au héros providentiel: Clint Eastwood, un homme du passé. Dans les western spaghetti de Sergio Leone qui ont fait sa célébrité, Eastwood, alias l'homme sans nom, est un homme mystérieux, au passé inconnu. Passant à la mise en scène, l'acteur assoit sa personnalité cinématographique de revenant fantomatique avec L'Homme des Hautes Plaines ou Pale Rider. Epousant à sa façon la forme du western crépusculaire avec Impitoyable, Eastwood se met en scène comme un homme d'un autre temps et assume sa vieillesse à l'écran tel John Wayne.
 
Homme du passé, Eastwood se présente comme un valeur sûre de l'Amérique et se plait à endosser la figure du héros providentiel. En effet, Clint Eastwood a souvent joué des personnages reclus qui acceptent de sortir de leur solitude pour venir en aide à ceux qui les réclament. Dans La Sanction, il joue un ancien tueur à gages qui s'est reconverti dans l'enseignement mais qui va être rattrapé par son passé; dans Firefox, il joue un vétéran du Vietnam qui rempile quand le devoir l'appelle. Dans Million Dollar Baby et Une Nouvelle Chance, Clint Eastwood interprète un vieil entraineur sportif qui connaît une nouvelle heure de gloire en coachant la jeune génération. Dans Gran Torino, il est un vétéran de la guerre de Corée qui ressort les armes pour défendre son quartier contre la délinquance qui sévit.
 
Bien qu'Harry Callahan laisse croire à ses supérieurs (et au public) qu'il va démissionner, «l'inspecteur ne renonce jamais» et revient toujours. A 82 ans, après plus de quarante ans de carrière, Clint Eastwood lui même n'en finit pas de faire des films. Dans Space cowboys, le film qui nous intéresse, la NASA fait appel à Eastwood alias Frank Corvin, astronaute à la retraite, et ses anciens collègues, pour réparer un satellite qui menace de s'effondrer sur la terre[1]. Le sujet de Space Cowboys est donc pour le moins amusant et incongru: la NASA envoie des «papys» septuagénaires dans l'espace car ceux sont les seules personnes aptes pour raccommoder le vétuste satellite.
 
 
Clint Eastwood, une valeur sûre et américaine. Clint Eastwood/Frank Corvin est la garantie certaine des valeurs authentiques, premières de l'Amérique: face à la bureaucratie de la NASA, il incarne l'action et l'individualisme (qui sait toutefois se marier, s'il le faut, avec un esprit d'équipe); face aux jeunes recrues, il incarne l'expérience; face à l'hypocrisie, il incarne enfin la franchise. Comme dans les autres films du réalisateur, Eastwood est donc un type «old school»: il écoute du vieux jazz, et renvoie par sa personnalité (impulsive, bougonne et insubordonnée) à la liberté des cowboys auxquels fait référence le titre. L'idée de Space Cowboys est simple: même dans un monde de contrôle et de modernité, à l'heure de la conquête de l'espace, on a besoin d'un homme chevronné et compétent, gardant une marge de liberté.
 
Le film s'ouvre par une séquence, nostalgique et en noir et blanc, située dans les années 50, où l'on voit l'équipe de Corvin et ses hommes s'entrainer dans le désert. Entrainés pour partir dans l'espace, ils seront remplacés par un singe: cet élément révèle symboliquement l'erreur qu'a commise l'administration en refusant de faire confiance à Corvin et ses hommes, au regard du problème actuel du satellite qui menace de s'écraser sur la terre quarante ans après. Certes, Corvin et ses amis sont vieux, essoufflés et en mauvais état (la vue de l'un est catastrophique alors qu'un autre est malade d'un cancer). Le film est emprunt d'un sentiment crépusculaire: l'équipe de Corvin apprend à plusieurs reprises la mort de certaines de leurs connaissances lorsqu'elle demande des nouvelles.
 
Néanmoins, selon Eastwood, l'Amérique se doit donc d'être fidèle à ses principes et de retourner à ses héros d'antan. D'où la réticence du personnage d'Eastwood à reconnaître que le guerre froide est finie: Frank Corvin n'apprécie pas que le satellite qu'il ait construit se trouve désormais sous une bannière russe... Frank Corvin et sa bande de tête brûlées n'ont pas changé depuis les années 50: Hawk (Tommy Lee Jones, dans une veine Gary Cooper) s'avère toujours autant honnête, Jerry (Donald Sutherland) drague encore les filles alors que Tank (James Garner) est éternellement malicieux. Space Cowboys joue sur la familiarité des visages des comédiens et leurs personnalités cinématographiques pour renforcer le propos du film: les héros du passé ne doivent pas être oubliés et peuvent toujours apporter à notre temps de la confiance. Mais il s'agit aussi et surtout d'un retour à l'écran de vieilles vedettes afin de mettre en valeur leur jeu d'acteur.
 
 
L'ancien et le nouveau. Eastwood prône donc le recours aux valeurs sûres du passé pour assurer le présent. Son film lui apparaît comme une parfaite symbiose entre classicisme et modernité. Ainsi, le personnage d'Eastwood repose sur une série de stéréotypes établis dans les films précédents du réalisateur. La vision sensible des relations hommes-femmes (Corvin et sa femme inquiète du départ de son mari; Hawk, le veuf, qui retrouve l'amour), l'esprit de camaraderie de l'équipe de Corvin ainsi que la scène de bagarre de saloon renvoient au cinéma de John Ford. Enfin, la séquence inaugurale dans les années 50 inscrit le film dans un récit classique, à l'ancienne.
 
En même temps, la seconde partie du film est consacrée entièrement à l'opération de sauvetage du satellite. Bénéficiant d'effets spéciaux convaincants et impressionnants, cette partie spatiale fait davantage penser à Apollo 13 et traduit l'intérêt d'Eastwood pour un film moderne. Frôlant la Science-fiction, Firefox révélait déjà ce goût d'Eastwood pour ce genre de films: n'est-ce pas du jeunisme de la part du réalisateur ? Dans Space Cowboys, Clint Eastwood remet au goût du jour des vedettes d'antan, prône l'alliance entre l'ancien et le nouveau et sauve le monde d'un satellite dangereux. Il signe un film patriotique, un rien ronflant mais pour le moins cohérent.
 
23.04.13.
 


[1] Le sujet de Space Cowboys est proche de celui d'Armageddon (1998) de Michael Bay, dans lequel des astronautes sont également envoyés dans l'espace pour contrer une catastrophe imminente, ici, une météorite qui menace de s'écraser sur la terre.

An Education / Une Education (2009) de Lone Scherfig

Issu du Dogme (Italian For Beginners est tourné selon les principes du mouvement créé par Thomas Vinterberg et Lars Van Triers), la danoise Lone Scherfig réalise en Angleterre Une Éducation, un récit d'apprentissage d'une jeune britannique dans les années 60.
 
Brillante élève, Jenny, 16 ans, se prépare pour intégrer Oxford mais sa rencontre avec un homme deux fois plus âgé qu'elle va tout remettre en cause. En effet, le riche et élégant David lui propose un vie séduisante: night-clubs, virée à la campagne en voiture, voyage à Paris. Mais, le rêve se révèle une illusion, David n'étant pas forcément celui qu'il prétend être...
 
Comme son titre l'indique, Une Éducation est avant tout un récit d'apprentissage, celui d'une enfant encore candide qui découvre trop tôt la vie d'adulte (indépendance, relations sexuelles) et qui va assumer ses responsabilités (ses études et donc son avenir sont compromis) suite à une dure prise de conscience: il ne faut pas vouloir tout tout de suite et se méfier de la vie facile et des apparences. Au bout du conte, la perte de l'innocence, comme dans tout récit d'apprentissage, se fait autant constructeur que destructeur.
 
On l'aura compris, le film se conclut par la condamnation d'une jeunesse qui brûle les étapes, fin pour le moins moralisatrice voire réactionnaire. Néanmoins, il ne faut pas occulter toute le critique de la monotonie de l'Angleterre provinciale du début des années 60 envahie par la rigueur et l'ennui. Deux instances sociales (la famille, l'école) viennent incarner cette étroitesse d'esprit et cette fermeté qui, malgré une attention portée à la jeunesse, bride son imagination et son désir de vivre. Jenny trouve ainsi dans David l'occasion de matérialiser ces rêves, à savoir l'amour de la musique (concerts de jazz ou de classique) et de la France (voyage romantique à Paris). « This whole stupid stupid is bored ! There's no light, or color, or fun » s'exclame Jenny: cette volonté de fuir ce pays moribond explique la fuite en avant du personnage principal qui fait écho aux rêveries des protagonistes des films du free cinema des années 60 (Un Dimanche pas comme les autres et Billy le menteur de John Schlesinger, La solitude du coureur de fond de Tony Richardson).
 
Avec sa conclusion moralisatrice, engoncée dans une soigneuse reconstitution, Une Éducation apparaît comme conventionnel. Néanmoins, la subtilité des dialogues, des personnages ainsi que de l'interprétation (révélation de l'actrice Carey Mulligan) contribue à apporter de la vraisemblance et de la sensibilité à ce portrait tout de même contrasté de l'Angleterre du tout début des années 60, conservatrice mais en attente des "swinging sixties".
 
12.04.13.

Memoirs of a Geisha / Mémoires d'une Geisha (2006) de Rob Marshall

 

Après Chicago (2002), Mémoires d'une Geisha est le deuxième film de Rob Marshall, ancien metteur en scène de musicals à Broadway. Comme les futurs Nine (2009) et Pirates des Caraïbes et la fontaine de la Jouvence (2011), Mémoires d'une Geisha est marqué par le passé de Marshall qui signe des films dominés par la musique, la couleur et le mouvement. 

Mémoires d'une Geisha narre la vie d'une geisha dans le Kyoto des années 1930-1940. Le film exploite complètement le mythe de la geisha dans l'imaginaire collectif: la geisha n'est pas une vulgaire prostituée mais une courtisane distinguée. Comme le montre le film, les geisha sont souvent élevées dès leur plus jeune âge (elles sont vendues par leur famille, souvent provinciale) à devenir de "vraies" femmes. Adapté d'un roman réputé pour le sérieux de sa documentation, le film rentre également dans les détails de la vie de la geisha: elle habite dans une maison dite "okya" et perd sa virginité lors d'une mise en enchère de sa défleuraison dite "mizuague". En ce sens, le récit de Mémoires d'une Geisha est initiatique.

La première partie du film de Marshall est donc consacrée à la "création" de la geisha, qui apprend à se tenir, à danser, à se maquiller ou à faire la conversation. Dans les dialogues, on rappelle l'étymologie du mot geisha qui signifierait "artiste". La geisha participe à la création d'un monde merveilleux, beau et artificiel, idée soulignée par la reconstitution très hollywoodienne et en studios du Japon de l'époque.  

La seconde partie du film voit la geisha tomber amoureuse d'un notable. Mais l'amour et les sentiments sont interdits pour la geisha. De plus, la guerre vient séparer les protagonistes et vient mettre fin, un temps, à la vie de geisha du personnage principal. Il s'agit donc pour l'héroïne de retrouver ses talents et de conquérir l'homme qu'elle aime. La guerre, évènement historique et dramatique, apparaît comme le cadre d'une fresque épique où le destin individuel se confond avec celui d'une nation: l'ampleur de l'histoire (qui se déroule sur plus de 20 ans), la durée (2h30) et le budget du film ainsi que la mise en scène mouvante de Rob Marshall contribuent également à l'élaboration d'un récit épique, d'une fresque grandiose. 

Visuellement, le film est un véritable bijou et on sent que chaque décor, chaque kimono a été travaillé. Aidé par des effets spéciaux, Mémoires d'une Geisha reconstitue un Japon paradoxalement vériste (l'histoire est documentée) et inventé (reconstitution en studio du Japon de l'avant-guerre). Marshall a fait appel à des actrices chinoises pour interpréter les geishas: on est d'ailleurs plus proche visuellement d'un cinéma hongkongais sur-esthétisé que du cinéma japonais. L'artifice hollywoodien est donc total et le mythe de la geisha, réactivé.

13.04.13.

The Lost City / Adieu Cuba (2005) d'Andy Garcia

Contrairement à ce que l'on peut croire, l'acteur américain Andy Garcia n'est pas d'origine italienne mais d'origine cubaine: sa famille a quitté Cuba après le débarquement de la baie des Cochons en 1961 pour s'installer à Miami. Avec Adieu Cuba, son unique réalisation, le comédien revient donc sur ses origines et on sent l'investissement de Garcia, acteur, réalisateur, producteur et compositeur de la musique (!) du film.
 
Le film apparaît avant tout comme un sous-Casablanca. Andy Garcia joue "Fico", propriétaire "Tropico", le plus élégant night club de la Havane de 1958, à la veille de la révolution castriste. Habillé comme Rick dans le film de Michael Curtiz (costume de soirée blanc avec nœud-papillon noir), le personnage Andy Garcia refuse un temps de s'engager dans un climat politique délétère mais, sachant que «tôt ou tard, il faut choisir son camp», il finira par se ranger du "bon côté". Comme Rick, Andy Garcia est amoureux d'une femme inatteignable, car mariée à une cause politique (ici, elle est veuve d'un héros de la révolution castriste), et finira se sacrifier son amour en raison de ses convictions. Dans Adieu Cuba, nul personnage de Sam, Fico joue lui même du piano...
 
Dans la peinture de la révolution castriste, Andy Garcia tire évidemment à boulets rouges sur le régime dictatorial de Batista. Mais la révolution est également et fortement critiquée: la révolution prive de libertés (pas de saxophone dans l'orchestre: c'est un instrument impérialiste!), elle instrumentalise la population, reproduit la violence contre la contestation et retourne les enfants contre leurs parents (un frère castriste d'Andy Garcia vient réquisitionner la ferme de son oncle !). Si Fidel Castro n'apparaît que dans des images d'archive, Che Guevara est lui représenté mais n'est qu'une caricature de lui-même, citant Marx et mâchouillant un cigare.
 
Destin amoureux, fresque historique et politique, Adieu Cuba se double enfin d'une saga familiale qui vient affirmer le caractère épique du tableau. La famille de Fico est divisée, comme l'est le Cuba de l'époque. Ainsi, le film, assez médiocre, aura le mérite de souligner qu'existaient des oppositions au régime de Batista, autres que la révolution de Castro. Si les frères de Fico sont des révolutionnaires situés à des bords différents, le père, interprété par Tomas Milian[1], est une figure fédératrice mais à bout de souffle. Décidant de fuir le régime castriste, Fico s'exilera aux Etats-Unis, et c'est cette dernière partie du film, où l'ancien patron de boite de nuit devient plongeur dans un restaurant, qui ranime l'intérêt du spectateur.
 
Dans le scénario (le dernier écrit par le cubain d'origine Gabriel Infante, auteur de Trois Tristes Tigres et du scénario de Point Limite Zéro), s'ajoutent enfin des personnages secondaires interprétés par des acteurs cabotins: Bill Murray joue un comédien alcoolique et en culotte courte, Dustin Hoffman s'amuse dans deux scènes à interpréter le gangster biélorusse Meyer Lansky. Ceux-ci contribuent à confirmer la vanité de l'ensemble du film. On sent qu'il y a un gros budget derrière ce film et Andy Garcia signe un film boursouflé avec des effets de mise en scène pas toujours probants. Ersatz de Casablanca, vision caricaturale de la révolution de Castro, fresque épique lourdingue et bêtement patriotique, Adieu Cuba est peut-être un spectacle qui se laisse voir mais il n'est guère convaincant.
 
13.04.13.
 
 


[1] Autre cubain exilé, Tomas Milian a quitté l'île de Cuba avec sa famille à l'âge de 14 ans, trois ans avant la révolution. Milian joue également dans Havana (1991) de Sidney Pollack, qui, comme le film d'Andy Garcia, a été tourné en République dominicaine.

mercredi 24 avril 2013

The Deadly Companions / New Mexico (1961) de Sam Peckinpah

D'abord assistant de Don Siegel (sur Riot in Cell Block 11, Private Hell 36, An Annapolis Story, Invasion of the Body Snatchers et Crime in the Streets), Sam Peckinpah commence dès 1957 sa carrière à la télévision, en travaillant sur des séries western. Il contribue notamment à la création d'une série, The Westerner, dont il reprend la vedette Brian Keith pour son premier film de cinéma, The Deadly Companions. Ce petit budget, tourné en toute indépendance des grands studios[1], contient de nombreux éléments caractéristiques de l'œuvre à venir de « Bloody Sam », permettant une lecture auteuriste de ce premier opus du cinéaste.
 
Le sujet de The Deadly Companions est particulièrement sombre, crépusculaire avant l'heure: un ancien officier tue accidentellement dans une fusillade le fils d'une entraineuse et aide celle-ci à aller enterrer son garçon dans un dangereux territoire indien. Le ton est donné dès le premier plan où l'on voit un homme pendu dans un saloon. «Yellow Leg», le personnage principal, lui sauve la vie en éliminant sommairement ses agresseurs. Dès les premières minutes, on est donc frappé par la violence de l'action et par son efficacité. Cette violence culminera évidement dans le final, l'incontournable séquence du règlement de comptes.
 
Peckinpah nous propose alors de suivre des individus du mauvais côté de la loi. Yellow Leg, ex officier de l'Union mû par une longue quête de vengeance (un sudiste l'a scalpé), est un personnage las et fatigué qui annonce celui de Robert Ryan dans La Horde sauvage ou celui de James Coburn dans Pat Garrett et Billy the Kid. Mystérieux (on ne saura jamais son nom), il s'associe avec la canaille à qui il a sauvé la vie ainsi qu'avec son partenaire pour braquer une banque: le premier est un vieux fou qui veut dominer un monde dont il serait le roi, le second est un gunfighter instinctif. Ensuite, Yellow Leg s'attache à la prostituée dont il a tué l'enfant. Cette dernière fuit la ville où elle «exerçait », excédée par le regard méprisant de ses concitoyens[2]. La bande des Deadly Companions est donc une horde sauvage avant l'heure, un groupe d'outlaws, de marginaux rejetés par la société.
 
En plus des personnages caractéristiques du cinéma de Peckinpah car profondément individualistes, on retrouve dans The Deadly Companions d'autres obsessions du cinéaste. On aperçoit notamment ce plan récurrent sur ces enfants cruels qui annoncent dès le début la violence des adultes. Dans The Deadly Companions, Peckinpah nous montre déjà un Ouest sale et peu glorieux, sans foi ni loi, où pointe déjà la modernité, qui s'illustre ici par l'apparition d'une ombrelle annonçant les automobiles et les mitrailleuses des films à venir. Par ailleurs, un manteau de fourrure de trappeur (celui porté par Chill Wills) et une messe célébrée dans un saloon (faute d'église) viennent apporter une touche d'excentricité et d'insolite propre au cinéma de Peckinpah.
 
Premier film, The Deadly Companions est loin d'être sans défaut: la mise en scène n'est pas très impressionnante, le film sent bon le petit budget, et la musique (avec accordéon !) est plutôt ratée. De plus, le récit lorgne vers la fin du côté du Trésor du pendu (règlement de comptes dans une ville fantôme pour un dérisoire butin entre des bandits qui se disputent une femme) et se conclue par une fin optimiste un peu factice (le rédemption de Yellow Leg passe par la renonciation à la violence). Mais la noirceur du film en adhésion avec l'œuvre à venir de Peckinpah distingue le film.
 
27.03.13.
 


[1] Le film est produit par Charles B Fitzimons, le frère de Maureen O'Hara, lequel voulait relancer la carrière de l'actrice qui avait décliné suite à un scandale: un journal l'accusait d'avoir eu des relations sexuelles au balcon d'un cinéma.
[2] François Causse, dans Sam Peckinpah, la violence du crépuscule (Dreamland, 2001), souligne le fait que la fiction rejoint la réalité. L'actrice Maureen O'Hara, comme son personnage, rejette les médisances dont elle est victime et souffre d'un sentiment d'injustice.

Président (2006) de Lionel Delplanque

Longtemps absent des écrans, le Président de la République occupe une place croissante dans un cinéma français qui s'est autorisé de plus en plus à aborder des sujets politiques sans toutefois atteindre l'omniprésence qui le caractérise dans le cinéma américain. Le cinéma français de ces dernières années nous a ainsi proposé plusieurs films sur la politique, avec des approches très diverses: historique (Le promeneur du champ de mars, 2005, de Robert Guédiguian) ou satirique (La conquête, 2011, de Xavier Durringer, Les saveur du Palais, 2012, de Christian Vincent), centrée sur l'élection (Le Candidat, 2006, de Niels Arestrup ou Hénaud Président, 2012, de Michel Muller) ou bien davantage ciblée sur les arcanes du pouvoir (Pater, 2011, d'Alain Cavalier ou L'exercice de l'Etat, 2012, de Pierre Schoeller).
 
En présentant un chef d'état fictif, Président de Lionel Delplanque s'apparente à un film de politique-fiction aux confluents du thriller.
 
Un Portrait de Président. C'est un poncif: ni la couleur politique du Président, ni même son nom, ne seront donnés au spectateur dans le film de Delplanque. Pourtant, le Président interprété par Albert Dupontel a des airs familiers car, comme Jean Gabin dans le film d'Henri Verneuil (1961), figure composite inspirée de Clémenceau et de De Gaulle, son personnage emprunte à la personnalité de différents présidents connus.
 
De De Gaulle, le Président parodie ainsi le célèbre discours à la libération de Paris (devenu «Un continent humilié, un continent martyrisé...»). La phrase que prononce Dupontel à certaines personnes de son entourage («Vous n'êtes pas le meilleur, vous êtes le seul»), serait un leitmotiv que Valéry Giscard d'Estaing répétait aux jeunes loups qui l'entouraient. La réprobation des anglicismes, tel "marshmallow", est inspiré par François Mitterrand. Enfin, le côté "bling-bling" du Président, qui arbore des lunettes de soleil et un train de vie royal (petits déjeuners cossus, diners dans des grands restaurants parisiens et déplacements en avion personnel), annonce lui le futur mandat de Nicolas Sarkozy. Plus éloigné dans l'espace, une tentative d'assassinat à l'arme à feu viendra ranimer un temps le spectre de l'assassinat de Kennedy.
 
Le film de Delplanque nous propose un portrait caricatural du Président de la République, accumulant des lieux communs de café du commerce sur le monde de la politique. Méfiant envers le pouvoir, le film insiste sur les défauts du personnage du chef de l'Etat qui est tour à tour colérique, autoritaire et prétentieux. Ses qualités sont autant d'atouts dangereux: son charisme dissimule un art de la manipulation, ses belles paroles masquent une langue de bois. Certes, le personnage souffre de la solitude du pouvoir et est humanisé par son attachement à sa fille mais il demeure une bête politique amorale dont le sens de l'intérêt de la Nation parait douteux.
 
 
Une politique-fiction sur les manigances et les dérives du pouvoir. L'Elysée, que Delpanque nous représente avec des éclairages sombres, constitue un lieu de mensonges et de magouilles. Le Président est en effet mêlé à une histoire de financement occulte d'une arme militaire "blanche" (il s'agirait d'une bombe qui ne laisse pas de trace ?) qui s'avère néanmoins dangereuse. Le Président a axé son programme de réélection sur l'aide au développement des pays africains mais trempe en fait dans des affaires d'argent sale et de trafic d'armes. Le film s'aventure donc grossièrement dans la dénonciation des compromissions de la Françafrique[1].
 
Le Président de la République est le principal responsable de toutes ses combines, lui même recherchant le pouvoir et l'argent. Monstre total, il se tape des putes de luxe le soir, commandite l'assassinat de son père spirituel (Claude Rich alias Frédéric de Saint-Guillaume, en  référence à l'école de Sciences-Po ?) et finit par compromettre le bonheur de sa fille unique. La politique est un dangereux lac aux requins.
 
 
Un thriller à l'américaine. La découverte progressive de la véritable nature du Président se fait à travers les yeux d'une jeune diplômé qui séduit la fille du "PR" et devient l'un de ses plus proches conseillers. Le personnage est interprété par Jérémie Renier, "typecasté" après Violence des échanges en milieu tempéré, dans le rôle du jeune idéaliste qui va perdre son innocence. C'est son personnage qui mène l'enquête et guide le récit, insufflant un côté thriller au film.
 
Energique, la mise en scène s'inspire du cinéma américain: bénéficiant d'un gros budget, le film privilégie le spectaculaire (mouvements de caméra, plans en hélicoptère); beaucoup de scènes sont tournées "in situ" dans les hôtels particuliers du gouvernement. Le film ne néglige néanmoins nullement les dialogues et regorge de "phrases qui tuent" et de citations telle celle récurrente de Nietzsche, tirée du Gai Savoir: « Seul le vainqueur ne croit pas au hasard. » Le ton est souvent grave, sans ironie aucune.
 
 
Le résultat du Président de Lionel Delpanque est pour le moins paradoxal: le film accumule les clichés sur la figure du Président de la République mais l'interprétation du chef de l'Etat par le teigneux Albert Dupontel convainc plutôt, le film se veut une réflexion sur le pouvoir et la politique mais il finit par sombrer dans le film de genre.
 
31.03.13.


[1] Quelques rares films avaient déjà abordé cette question épineuse: L'État sauvage (1977) de Francis Girod, Le Mercenaire (1981) de Georges Lautner ou, plus récemment, Une affaire d'état (2005) d'Eric Valette.

Imitation of Life / Images de la Vie (1934) de John Stahl

 
Après Back Street (1932), John Stahl adapte de nouveau la romancière Fannie Hurst (auteure également de Humoresque ou Four Daughters) avec Imitation of Life, et signe l'un des films majeurs de sa série de mélodrames tournée pour la Universal. Le film apparait comme un sommet du genre mélodramatique, marqué par l'exacerbation des situations dramatiques et des émotions, à partir de la vision de destins individuels et familiaux complexes. Mais bien avant le mélodrame des années 50, favorisant la réflexion sur l'artifice, le mélodrame des années 30 frappe par l'accent porté sur l'aspect social.
La question noire: attention et compassion mais pas d'évolution. Le film de Stahl met en scène la success story de l'association entre une jeune veuve et sa nounou qui se lancent dans une entreprise de pancakes qui assurera leur fortune. Beatrice, la blanche, et Delilah, la noire, sont partenaires, dans l'entreprise. Néanmoins, malgré l'association fructueuse des deux classes de population, le regard sincèrement attentionné porté sur les gens de couleur s'arrête là: Delilah ne détient que 20% des parts de la société (alors que c'est elle qui a trouvé la recette !) et elle se complait dans son rapport de soumission à sa maitresse. Ainsi, lorsqu'on lui propose de disposer de biens propres et de vivre sa vie, Delilah, caricature de "mammy" noire, préfère rester au service de sa patronne, dont elle continue à masser les pieds le soir... Dans un plan magnifique, Stahl résume la situation en cadrant un escalier en spirale: si la maîtresse monte à l'étage, la bonne noire descend de son côté par l'escalier de service.
L'attention portée à la question noire dans Imitation of Life est donc pour le moins paradoxale. A travers le personnage de Peola, la fille métis de Delilah, il procède à une dénonciation du racisme en même temps qu'il semble prôner un strict respect de la ségrégation. En effet, en reniant sa mère et ses origines noires pour mieux intégrer le monde des blancs qui la rejette, Peola apparaît comme une victime mais c'est aussi un personnage cruel qui court à sa perte et qui causera celle de sa mère, morte de chagrin. Lorsque Peola comprendra l'ampleur de son échec, elle reviendra pleurer sur la tombe de sa mère: le monde des blancs n'est pas pour les noirs, même s'ils sont métis. Sous le vernis d'un progressisme apparent, Imitation of Life semble affirmer la doctrine même de la ségrégation: "equal but separate", soit chacun chez soi.
La condition féminine.  Avec son personnage de femme indépendante, Imitation of Life s'inscrit dans le genre des women's pictures qui nait dans les années 30. En effet, Beatrice, une veuve jeune et ambitieuse, apparait comme une cousine de Mildred Pierce (1945), où la fille vole également l'amant de sa mère. Son interprétation par Claudette Colbert[1], parfois friponne, contribue à souligner l'indépendance (sexuelle) du personnage. Avec l'aide d'un comptable bougon qui apparait sous l'apparence du "bum", le clochard victime de la crise de 29, Beatrice parvient à sortir de la pauvreté en montant sa propre boite. Son histoire célèbre le mythe de l'entreprenariat et l'accomplissement du rêve américain.
Le remake du film par Douglas Sirk en 1959, tout aussi ambigu sur la question noire, ira dans le sens contraire: plus conservateur que féministe, il montre comment le personnage féminin va sacrifier sa carrière d'actrice pour sa famille et son amant et le regrettera. La différence entre les deux films est aussi notoire du point de vue stylistique: la sobriété de la forme de Stahl sera remplacée par la mise en scène flamboyante et tire-larmes de Sirk.
 
08.03.13.


[1] Claudette Colbert, actrice de comédie, montre bien, comme le souligne Jean-Loup Bourget dans Hollywood, la Norme et la Marge (Armand Colin), le fait que le mélodrame serait un pendant de la comédie.

Finding Forrester / A la Rencontre de Forrester (2000) de Gus Van Sant


Issu du cinéma indépendant, Gus Van Sant se fait le peintre des marginaux, adolescents paumés, drogués ou homosexuels. Avec A la Rencontre de Forrester, il se focalise sur l'amitié entre deux individus qui ne trouvent pas leur place dans leur société. 
 

Jamal, jeune lycéen noir du Bronx, est partagé entre la culture de son milieu (le basket, le rap) et une culture à laquelle il aspire (érudit, il lit et écrit). Sportif et intellectuel, pauvre mais lettré, la personnalité talentueuse et prometteuse de Jamal contredit les clichés sur les noirs de la banlieue américaine. Son intégration tumultueuse au sein d'un école privée, snobe et réputée, va le mener à douter de sa trajectoire et de sa place dans la société. Pour davantage ancrer son film dans une réalité sociale certaine du Bronx, Gus Van Sant emploie la musique jazz des années 70 (Miles Davis dans sa période funk, le free jazz Ornette Coleman) et opte pour un regard quasi-documentaire. 

Jamal trouve une oreille attentive auprès de Forrester, un vieil écrivain d'origine écossaise, reclus dans son appartement. Difficile de ne pas reconnaitre dans Forrester, misanthrope solitaire et auteur d'un unique roman, la figure de Salinger, l'auteur de L'Attrape-cœur. Rejetant la société pour des raisons obscures (traumatisme suite à la guerre ? écœurement suite à une célébrité étouffante ? douleur suite à la mort de ses proches ?), Forrester passe ses journées entières à écrire. 

Exposant les différences sociales et culturelles entre les deux personnages, Gus Van Sant trouble en même temps la frontière entre ces deux mondes car il montre la fragilité de la frontière qui les sépare: Forrester épie avec curiosité les jeunes du Bronx jouer au basket ball alors que Jamal ne semble pas à sa place dans son milieu peu sensible à la littérature. Plus que l'amour de l'écriture, c'est justement cette marginalité sociale qui va rapprocher les deux individus: la transmission faisant place à l'amitié, Forrester passer de la figure du père-maître à celle de l'égo de Jamal. 

Dans A la Rencontre de Forrester, le film social s'accompagne donc également d'un film sur le processus de la création artistique. Le film ne développe pas vraiment le fond de la pensée de nos écrivains inspirés mais se concentre davantage sur l'énergie créatrice et le plaisir qu'ont les deux personnages à écrire. Forrester souffre ainsi de la surinterprétation de son unique roman et a décidé de n'écrire plus que pour lui. En s'ouvrant à Jamal, Forrester s'ouvre de nouveau sur le monde. Si la création est le fruit d'un travail personnel, elle se doit de s'ouvrir finalement vers l'extérieur.
 

Film social, film sur le plaisir et l'énergie de la création, portrait subtil de marginaux, A la Rencontre de Forrester est donc un film sensible.

27.03.13.


A Letter to Three Wives / Chaines conjugales (1949) de Joseph Mankiewicz



Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le mélodrame hollywoodien devient plus sombre et sort sur les écrans américains une série de drames conjugaux, imprégnés de psychanalyse, parfois aux confluents du film noir (Mildred Pierce de Michael Curtiz, Caught de Max Ophuls, Lame de fond de Vincente Minnelli). A ce titre, Chaines conjugales de Mankiewicz est un film marqué par un semblable sentiment de doute et constitue un regard critique sur la société américaine provinciale de l'époque. 

L'idée de départ de Chaines conjugales est simple et quelque peu cocasse : trois femmes reçoivent une lettre d'une de leur amie commune qui leur annonce qu'elle part avec le mari d'une des leurs. Cette amie commune, Addie Ross, sera omniprésente pendant tout le film et le spectateur ne la verra jamais: absente de l'écran, elle mène néanmoins le récit par une voix-off omnisciente qui commente l'action avec ironie et lucidité. Ce choix audacieux influencera certainement la série des Desperate Housewives, autre regard satirique sur la bourgeoisie des petites banlieues américaines.  

En réalité, le personnage invisible d'Addie Ross symbolise une rivale virtuelle pour les trois personnages féminins que nous propose de suivre Chaines conjugales. En effet, chacune d'entre elles, en se remémorant l'histoire de leur couple respectif, se confronte à ses hantises et à ses propres complexes: les trois épouses semblent en fait rejeter tous leurs maux et torts sur le compte de leur amie Addie Ross. Les réminiscences des moments tels que la rencontre de leur mari, les bons et les mauvais souvenirs, s'inscrivent dans le récit sous forme de flashbacks, introduits par un effet sonore particulièrement moderne et quasi-électronique, qui distort les voix et les bruits. 

Ces trois portraits féminins forment une sorte de sur-"women's pictures": si chacune des femmes aspire à remplir ses devoirs conjugaux[1], c'est surtout la question sociale qui demeure la plus pesante. Ainsi, si l'une souffre de ses origines provinciales, l'autre peine à cacher ses origines populaires. Enfin, la dernière tente avec difficulté de concilier sa vie professionnelle avec sa vie familiale (lieu commun du cinéma hollywoodien): sa volonté de réussir dans sa carrière (elle écrit des soap opéras pour la radio) la conduit à des hypocrisies (elle invite ses patrons ignares à diner) qui répugnent son mari (un professeur intellectuel). Ainsi, divers problèmes de la femme moyenne de l'Amérique de l'époque sont donc abordés dans une sorte de radioscopie romancée.

Chaines conjugales demeure marqué par un sentiment d'amertume: si l'on saura finalement avec qui est partie Addie Ross, le happy-end conservateur qui s'en suit ne parviendra pas à dissiper le pessimisme et le doute ambiants. Addie Ross aurait pu partir avec chacun des époux de nos trois héroïnes dont les couples se révèlent fragilisés par des conflits internes certains. C'est ainsi sur un plan de verre qui se brise que se clôt le film: le plan symbolise aussi bien le remariage d'un des couples que le fait que la prise de conscience de nos héroïnes aura révélé des failles certaines.  

Le scénario, signé par Vera Caspary et Mankiewicz, remporta un oscar. Vera Caspary, l'auteure de Laura, reprendra la même structure narrative dans Three Husbands (1951) de Irving Reis en inversant les sexes: cette construction narrative paraît en effet particulièrement intéressante. Aidé par des dialogues fins et une interprétation subtile, Chaines conjugales est caractéristique de l'œuvre raffinée de Mankiewicz: le film frappe par l'intelligence de son propos et la maturité avec laquelle il soulève les questions.
 

19.03.13.

 
 



[1] Il s'agit bien d'intrigues conjugales au sens strict et non d'intrigues familiales: le fait qu'aucun des couples n'ait d'enfants ainsi que l'absence à l'écran du personnage d'Addie Rosspermettent au récit de se centrer sur les trois ménages et de développer aussi bien les personnages des trois épouses que ceux des maris.


The Emperor Waltz / La Valse de l'Empereur (1948) de Billy Wilder



A la fin de la seconde Guerre mondiale, Billy Wilder retourne dans son Autriche natale et découvre avec effroi la mort de ses proches, exterminés dans des camps de concentration. De retour à Hollywood, Wilder décide, avec La Valse de l'Empereur, de revenir à ses origines mais en privilégiant la comédie, en réaction aux horreurs de la guerre. 

Une caricature d'opérette viennoise. Situé dans l'Autriche Hongrie d'avant guerre, le film de Wilder narre les aventures d'un commis voyageur américain qui essaye de vendre des gramophones (association entre Amérique et consumérisme, cf. Un, deux, trois) et qui cherche à tout prix, dans ce but, à rencontrer l'empereur François-Joseph. Faute de pouvoir entrer dans le palais, il séduit une comtesse pour mieux s'introduire à la Cour.
Dans ce "film de fantômes" (pour reprendre la terminologie de Noël Simsolo[1]), Wilder semble vouloir recréer un monde qui n'existe plus et accumule les clichés sur son pays[2]: Tyrol de carte postale, culottes bavaroises, chants de yodel, fêtes populaires d'un côté et militaires ampoulés, valses de Strauss (la valse de l'empereur justement), châteaux fastueux et un François-Joseph avec favoris (qui n'est qu'une caricature de lui-même) de l'autre. Dans ce festival de caricatures sur le Mitteleuropa, on trouve même un médecin qui psychanalyse les animaux !
Avec cette caricature d'opérette viennoise, Wilder marche donc dans les pas de son mentor Ernst Lubitsch, qui avait adapté La Veuve Joyeuse en 1934. Comme le souligne Jérôme Jacobs[3], on retrouve dans de La Valse de l'Empereur la formule de départ de l'opérette de Léhar: une jeune veuve, un jeune premier coureur de jupons ainsi qu'une ironie subtile à se jouer de la censure.

Entre conventions et satire. Produit de prestige de la Paramount, La Valse de l'Empereur est un film en costumes aux couleurs chatoyantes et qui bénéficie du faste des décors et de la reconstitution. Mais tout sonne faux dans cette Autriche de pacotille, à la limite du kitsch. A en juger l'affiche originale du film, on pourrait penser qu'il s'agit d'une production de Walt Disney: on retrouve un côté comédie musicale pour enfants (Bing Crosby pousse la chansonnette), un romantisme béat (un conte où un roturier épouse une princesse), une confusion typiquement hollywoodienne dans la recréation de la vieille Europe (les apparitions de François-Joseph sont accompagnées par "God Save the Queen"...). Comme au temps du muet, le film file une métaphore animalière où les amours canines expliquent celles des protagonistes. Les rapports conflictuels de ceux-ci dissimulent en fait une attraction mutuelle, réelle mais refoulée (grand poncif de la comédie américaine de l'époque).
Mais derrière les ficelles conventionnelles de La Valse de l'Empereur, se cache une satire sociale où l'on reconnait le mauvais esprit de Billy Wilder. D'un côté, il critique la Cour d'Autriche-Hongrie, snobe  et intolérante, cupide et frivole d'intrigues. François-Joseph semble lui plus intéressé par le mariage de ses chiens que par la gestion de son empire. De l'autre, Wilder tourne en dérision les valeurs de l'Amérique à travers le personnage de Bing Crosby, "salesman" à la recherche du profit, sûr de lui et mal élevé. Le réalisateur se fait un malin à plaisir à opposer deux mondes, l'un traditionnel, aristocratique et en déclin, l'autre moderne, populaire et en pleine expansion[4].
Wilder met en scène sa farce avec désinvolture et alterne le comique théâtral et situationnel (quiproquos) avec de véritables moments de cartoons (course grotesque d'un chien en accéléré, accompagné par l'ouverture du Guillaume Tell de Rossini comme dans les Tex Avery). La Valse de L'Empereur apparaît donc comme un étrange mélange de blague kitsch et de souvenir nostalgique sur l'Autriche avec une satire insolente. Après cette féérie, Wilder retourne à la réalité avec La Scandaleuse de Berlin où il filme avec gravité les ravages du nazisme dans l'Allemagne d'après guerre. Le film apparait comme le pendant de La Valse de L'Empereur, dans une sorte de diptyque que tout oppose.

08.03.2013.



[1] dans son ouvrage sur Wilder publié chez les Cahiers du Cinéma.
[2] Il faut dire que, dans les premières années d’après-guerre, Preminger dirige A Royal Scandal (1945), Lubitsch That Lady in Ermine (1948), et Max Ophuls Letter from an Unknown Woman (1948). Même Lang, à cette époque, développe un projet A Scandal in Vienna, également situé à la cour de François-Joseph. Tous ces films marquent un refus de représenter la réalité du Vieux Continent au sortir de la guerre et entretiennent l’illusion d’une Europe éternelle, d’une Vienne, d’un Berlin ou d’un Paris de la fin du XIXe siècle.
[3] dans son ouvrage sur Wilder publié chez Rivages Cinéma.
[4] On retrouve ce même jeu de décalage social et culturel dans le film suivant de Bing Crosby dans sa filmographie, Un Yankee à la Cour du Roi Arthur (1949) de Tay Garnett, où le crooner se retrouve transposé en plein Moyen-âge.