dimanche 23 novembre 2008

The Sailor from Gibraltar / Le Marin de Gibraltar (1967) de Tony Richardson





        Après Mademoiselle (1966), Le Marin de Gibraltar est le deuxième film de Tony Richardson, d’après Marguerite Duras, avec Jeanne Moreau. Le réalisateur britannique y effectue de nouveau un rapprochement entre Nouvelle Vague et Free Cinema et ici, le pont est davantage franchi que dans Mademoiselle. En effet, Richardson parvient enfin à retrouver cette liberté si particulière qui faisait alors la force des films français de l’époque, de Truffaut ou de Godard.


        Le début du Marin de Gibraltar nous fait penser au Voyage en Italie (1954) (ceci n’est d’ailleurs pas étonnant, étant donné que le Free Cinema se réclame ouvertement de la filiation avec le néo-réalisme italien). Ainsi, il s’agit de l’histoire d’un couple de Britanniques qui part en vacances en Italie. Comme dans le film de Roberto Rossellini, les deux amants, au lieu de se rapprocher par une expérience commune, vont finir par se séparer. De même, les musées antiques, le tourisme et l’éclatant soleil ne vont pas apporter la joie dans le ménage déjà en perdition.



        Alan, jeune employé de bureau londonien, en a assez des habitudes qu’il a instaurées avec Sheila, sa maîtresse, et aspire à autre chose, à l’aventure. Ainsi, lorsqu’il rencontre Anna, une séduisante riche héritière française, il ne va hésiter à tout quitter pour la suivre. Celle-ci parcourt en yacht la Méditerranée à la recherche d’un marin qu’elle aima jadis à Gibraltar.





        Si le Free Cinema l’emportait sur la Nouvelle Vague dans Mademoiselle, c’est plutôt l’inverse qui s’opère dans Le Marin de Gibraltar. En effet, le rapport avec le Free Cinema tient non seulement à la présence au générique de Tony Richardson, mais aussi à la participation au scénario du dramaturge Christopher Isherwood. Ce dernier, éternel complice du réalisateur (cf. dossier sur les scénarii et adaptations des films de Tony Richardson), est en effet la tête de file des « Angry young Men » avec ses Corps Sauvages (1956), adapté par Richardson deux ans après.

        Du Free Cinema vient aussi Vanessa Redgrave (elle joue la maîtresse d’Alan), fille de Michael Redgrave et épouse de Richardson depuis 1962, qui avait joué dans Morgan fou à lier (1966) de Karel Reisz. Quant à Alan, il est joué par Ian Bannen[1], ami de longue date de Sean Connery.
        Mais on trouve surtout au générique du Marin de Gibraltar, trois noms importants de la Nouvelle Vague : le directeur de la photographie Raoul Coutard, le musicien Antoine Duhamel[2] (collaborateurs réguliers de Godard et de Truffaut) et l’actrice Jeanne Moreau[3] (elle joue Anna), célébrée cinq ans auparavant pour son rôle de Catherine dans Jules et Jim de Truffaut.

        De la Nouvelle Vague, Richardson tente de retrouver la liberté dans la narration. En effet, cette histoire de recherche de marin s’apparente un peu à un conte et ressemble au mythe du Hollandais volant. Ainsi, une certaine légèreté s’installe au fil du voyage. On navigue sur la mer Méditerranée en rencontrant des personnages pittoresques (l’imposant Louis de Mozambique, joué par Orson Welles[4]) et en faisant quelques petits détours par la Grèce ou le Mozambique. La fin, où Alan et Anna, guidés par un Hugh Griffith en scout caricatural, s’enfoncent dans la jungle profonde africaine, est à ce titre particulièrement exotique.




        Richardson, à la façon de la Nouvelle Vague, prône la fiction et l’imaginaire. Ironiquement, ce sont donc les Français qui amènent les Anglais à la rêverie. Le film se termine sur une touche pour le moins moqueuse : le marin n’existe pas, ou plutôt il semble avoir été inventé par Anna. « Si les marins n’existaient pas, il aurait fallu les inventer » déclare-t-elle. De même que pour Mademoiselle, Richardson explore les couloirs de la psychanalyse, comme le prouve si bien l’intriguant générique du film : il faut se créer des objectifs, des désirs, pour pouvoir continuer à vivre, pour pouvoir exister pleinement.
        Richardson, qui s’entoure de talentueux écrivains pour les scénarii (ici Christopher Isherwood), peut faire penser à un Alain Resnais anglais. Avec Le Marin de Gibraltar, il adapte un roman homonyme, écrit en 1952 par Marguerite Duras (qui a collaboré avec Resnais pour le scénario d’Hiroshima mon Amour en 1959…). Duras avait déjà signé le scénario de Mademoiselle. En adaptant Duras, Richardson montre qu’il a aussi compris les liens entre Nouvelle Vague et Nouveau Roman.
        L’histoire à caractère absurde du Marin de Gibraltar évoque d’ailleurs celle de L’Année dernière à Marienbad (1962) de Resnais, dont le scénario était signé par Alain Robbe-Grillet, autre grand maître du Nouveau Roman. En effet, on y retrouve l’idée d’un amour dans le passé, lié à un certain espace (Gibraltar, Marienbad), sûrement inventé. Même tout ceci est faux, il faut l’entretenir pour avoir de l’espoir.




        Le Marin de Gibraltar marque d’ailleurs l’énième rencontre entre Jeanne Moreau et Marguerite Duras. En effet, elle a joué, en plus de Mademoiselle et du Marin de Gibraltar, dans d’autres adaptations cinématographiques de la romancière : Moderato Cantabile (1960) de Peter Brook et L’Amant (1992) de Jean-Jacques Annaud. Elle a joué également dans l’une des réalisations de Marguerite Duras : Nathalie Grangier (1972). Moreau connaissait en fait très bien Duras. Après sa mort, elle a même interprété à l’écran son amie dans Cet Amour-là (2001) de Josée Dayan.
        Richardson, en faisant avec Le Marin de Gibraltar un rapprochement avec la Nouvelle Vague, montre qu’il aime bien la France. En effet, il avait déjà dirigé Yves Montand pour Sanctuaire (1961), d’après Faulkner. Plus tard, il dirigera Anna Karina dans La Chambre Obscure (1969).
        En 1970, il se lance même dans un projet avec Claude Jade sur le danseur Nijinski. Le rôle devait être tenu par le danseur Nureyev. Produit par Harry Saltzman et Albert Broccoli et scénarisé par le dramaturge Edward Albee, le film n’aboutira point. A défaut, Richardson adaptera Albee avec A Delicate Balance (1973).
        Quant à Saltzman, il produira seul en 1980 un film sur Nijinski réalisé par Herbert Ross. Paul Scofield, qui devait jouer dans le film de Richardson joue aussi dans le film de Ross. Le rôle de Nijinski est en revanche joué cette fois-ci par l’américain George De La Pena.


        Moins original et déroutant que Mademoiselle, Le Marin de Gibraltar est cependant lui aussi un film très réussi. Richardson y parvient à concilier Free Cinema et Nouvelle Vague en y retrouvant l’indépendance. On regrette cependant un peu que cette fable d’aventure exotique, véritable ode à l’imaginaire, ne fût tournée en couleurs.
        Le Marin de Gibraltar, comme Mademoiselle, connut un succès mitigé à sa sortie. C’est pourtant un film à découvrir. L’année suivante, Richardson allait tourner La Charge de la Brigade légère, l’un de ses films les plus brillants et célèbres.


23.11.08.



[1] Ian Bannen et Vanessa Redgrave avaient déjà joué ensemble dans Behind the Mask (1958) de Brian Desmond Hurst, dont le rôle principal était tenu par Michael Redgrave, le père de Vanessa. Notons d’ailleurs que Le Marin de Gibraltar est l’un des rares films dans lequel Ian Bannen tient l’un des premiers rôles. On peut toutefois citer Les Plaisirs de Pénélope (1966), d’Arthur Hiller, dans lequel il partageait la vedette avec Nathalie Wood, Doomwatch (1972), film d’horreur de Peter Sasdy et Vieilles canailles (1999) de Kirk Jones.
[2] Antoine Duhamel avait déjà collaboré avec Richardson pour Mademoiselle (1966) et pour son court-métrage Red and Blue (1966), dans lequel jouait déjà Vanessa Redgrave. Cette dernière retrouvera aussi Richardson, après leur séparation, pour le tournage de La Charge de la Brigade légère (1968).
[3] Tony Richardson, comme le personnage d’Alan, quitte sa femme Vanessa Redgrave sur le plateau du Marin de Gibraltar pour Jeanne Moreau.
[4] On connait les liens qui unissent Orson Welles et Jeanne Moreau. L’actrice a joué en effet avec lui pour Le Procès (1962), Falstaff (1965), Une Histoire immortelle (1968), et le projet inabouti de The Deep en 1970. Notons d’ailleurs qu’Une Histoire immortelle ressemblera un peu au Marin de Gibraltar : il s’agit d’un conte exotique aux résonnances un peu absurdes, avec des marins, Jeanne Moreau et Orson Welles.

dimanche 16 novembre 2008

Mademoiselle (1966) de Tony Richardson


        La Nouvelle Vague a toujours pris ses distances avec le Free Cinema et l’on se souvient des déclarations de François Truffaut qui se demandait « s’il n’y a[vait] pas incompatibilité entre le mot "cinéma" et le mot "Angleterre" ». L’Anglais Tony Richardson est pourtant l’un des rares réalisateurs à avoir fait le pont entre Nouvelle Vague et Free Cinema.
        En effet, entre 1966 et 1967, il allait réaliser deux films d’après Marguerite Duras avec Jeanne Moreau. Ces deux œuvres, d’une grande rareté, sont loin d’être dénuées de tout intérêt. Le premier, Mademoiselle, plus qu’un rapprochement avec la Nouvelle Vague, correspond à une variation naturaliste et « hitchcocko-buñelienne » sur Lady Chatterley…


        A l’origine du film, il y a ce scénario intitulé « Les Rêves interdits / L’Autre versant du Rêve » qu’a offert en 1951 le romancier Jean Genet à l’actrice Anouk Aimée, en cadeau de fiançailles. Mais ni leur relation, ni le film, ne se concrétise. Il faut donc attendre une quinzaine d’années pour que le projet se réalise. En 1966, Tony Richardson, qui désire ardemment travailler avec Jeanne Moreau, lui fait confiance pour trouver un scénario. L’actrice se penche alors sur l’histoire de son ami Genet.
        Il s’agit du portrait de « Mademoiselle », une institutrice solitaire dans un village de Corrèze, qui se défoule de ses frustrations sexuelles en causant des inondations, en allumant des incendies et en empoisonnant du bétail. Pour les habitants, Manou, un bûcheron saisonnier italien, véritable séducteur, apparaît comme le coupable idéal. Alors que tout le désigne à la vengeance populaire, l’enseignante s’offre à lui avant de l’accuser de viol.

        Mademoiselle aborde de façon frontale le thème du désir. Le désir est très paradoxal, à l’image de l’instructrice, jouée par Jeanne Moreau. Tour à tour hideuse et attirante, elle désire ardemment avec des pulsions primitives. Elle a soif d’un amour charnel alors qu’elle vit seule comme une « vieille fille ». Concernant le plaisir sexuel, elle perçoit un sentiment d’attraction / répulsion. De ce fait, elle ne peut que désirer Manou (elle finit par coucher avec lui) et le haïr (elle va le dénoncer et l’accuser à tort de viol).
        Le désir est donc approché avec la relation entre Eros et Tanathos. Pour l’institutrice, rejoindre Manou et apaiser son désir, c’est se rapprocher de la mort. En effet, en accusant Manou de viol, elle le condamne à sa perte puisque ce dernier va se faire battre à mort par les paysans locaux. Suite à cette très dure scène de violence, Mademoiselle, après avoir fait ses adieux aux habitants, quitte les lieux du crime sans avoir été punie.


        L’histoire de Mademoiselle, très noire, se finit donc de façon très abrupte et a/immorale. Richardson, comme d’habitude, opère avec un style cruel et sarcastique (en critiquant la xénophobie de la France profonde). Il faut dire que son film est très pervers et malsain. Son personnage principal est lui-même vicieux : de même qu’elle aide en classe le fils de Manou pour ensuite mieux l’humilier en public, Mademoiselle dénonce à tort l’homme qu’elle a aimé.
        Marlon Brando devait à l’origine jouer Manou[1], c’est dire la perversité du film… Celle-ci tient surtout à l’œuvre de Jean Genet (qui entretient d’ailleurs des liens directs avec le cinéma[2]), auteur n’ayant jamais caché sa fascination pour l’Allemagne nazie, exaltant le mal et l’érotisme.
L’érotisme est donc très présent dans ce film qui nous fait beaucoup penser à Lady Chatterley (1925) de D. H. Lawrence. On y retrouve en effet la scène d’amour fougueuse et sensuelle (pendant une nuit d’orage) en pleine nature entre une frêle jeune femme et l’ « homme des bois ».
        Mademoiselle est un film qui nous évoque aussi l’œuvre d’Hitchcock. Il s’agit en effet du portrait d’une psychopathe, un peu schizophrène, digne du Norman Bates de Psychose (1960) et de Marnie Edgar de Pas de printemps pour Marnie (1964). D’Hitchcock, on retrouve aussi le goût pour l’érotisme, la psychologie et les symboles freudiens (les clés et verrous, le serpent autour de la taille de Manou qui attire Mademoiselle), les détails pervers de voyeurs, véhiculant des fantasmes sexuels: le déshabillage, le rouge à lèvres, les bas, les chaussures à talons, le chapeau noir.
        Cet érotisme n’est pas seulement hitchcockien, il est aussi buñuelien puisque assorti d’un caractère sadomasochiste (Mademoiselle se livre en esclave à Manou). En effet, on sait que le Free Cinema est assez porté sur le surréalisme (If… d’Anderson sortira deux ans après). De plus, Jeanne Moreau vient de tourner avec Buñuel Le Journal d’une Femme de chambre deux ans auparavant. Sans pour autant procéder à une critique, Richardson s’amuse aussi à tourner en dérision l’Eglise (au début, une procession est mise en montage parallèle avec l’inondation criminelle provoquée par Mademoiselle).
        Si Richardson parvient à établir un lien entre érotisme hitchcockien et buñuelien, il parvient aussi à dresser un pont entre Free Cinema et Nouvelle Vague. En effet, Richardson est, avec Karel Reisz et Linsday Anderson, l’un des chefs de file du Free Cinema.
        Avec Mademoiselle, il dresse une peinture naturaliste de la campagne française. C’est un film très matérialiste et réaliste (photographie pure et froide de David Watkins), bercé par les bruits de la nature et le cri lointain de quelque coucou dans la forêt. La vie et la pauvreté paysanne ne nous sont pas épargnées et Richardson porte une attention toute particulière aux animaux (notamment lors de la scène de l’évacuation de l’étable inondée au début)
        Cependant, Richardson explore également les contrées de la Nouvelle Vague, Mademoiselle ayant été tourné en France (en langue anglaise néanmoins). Rappelons au générique la présence de Jeanne Moreau, ancienne Catherine de Jules et Jim (1962) de Truffaut. La musique est signée par Antoine Duhamel, compositeur de la partition de Pierrot le Fou (1965) de Godard. Enfin, on constate que le scénario a été retouché par Marguerite Duras, pont entre Nouvelle Vague et Nouveau Roman qu’il n’est plus nécessaire de développer. L’empreinte du Nouveau Roman dans l’histoire de Mademoiselle réside surtout dans l’absence de nom du personnage interprété par Jeanne Moreau.


        Nommé et présenté à Cannes pour la Palme d’Or, Mademoiselle a été reçu sous les huées des spectateurs. Très polémique, il fut même taxé de film pornographique. Les critiques ont parlé d’un film « grotesque », d’une « parodie de drame paysan » (L’Express).
        Pourtant, ce film original et intriguant est intéressant à plus d’un titre. A la confluence de genres et d’inspirations, Mademoiselle apparaît même véritablement comme un film neuf. Il prouve encore une fois de plus que Tony Richardson est un réalisateur passionnant et talentueux que l’on se doit de mieux découvrir.

16.11.08.




[1] Il a été remplacé par l’acteur italien Ettore Manni. C’est un acteur médiocre de second plan qui a fait beaucoup de comédies, de péplums et de westerns spaghetti. Il commence sa carrière en 1952 avec Les Trois Corsaires de Mario Soldati, où il partage la vedette avec Renato Salvatori et Cesare Danava. Il n’aura par la suite que des rôles mineurs à l’exception du rôle de Manou dans Mademoiselle (1966) de Tony Richardson et de son rôle de Marc-Antoine dans Deux nuits avec Cléopâtre (1953) de Mario Mattoli, où il partage l’affiche avec Sophia Loren (Cléopâtre) et Alberto Sordi (César). Il a cependant joué avec des grands noms du cinéma italien : Luigi Comencini (La Traite des Blanches, 1952), Michelangelo Antonioni (Femmes entre elles, 1955), Mauro Bolognini [Marisa la civetta, 1957, La Grande Bourgeoise, 1974], Dino Risi (Pauvres mais beaux, 1957, A Porte Chiuse, 1961, Moi la Femme, 1971), Ettore Scola (Belfagor le magnifique, 1966), Federico Fellini (La Cité des Femmes, 1980). Il a aussi joué des petits rôles dans quelques films américains [The Battle of the Villa Fiorita (1965) de Delmer Daves, Valdez (1973) de John Sturges], anglais [Alerte sur le Vaillant (1962) de Roy Ward Baker] et français [Sept Hommes et une garce (1966), Indomptable Angélique (1967) et Angélique et le Sultan (1968) de Bernard Borderie, Les Belles au bois dormantes (1970) de Pierre Chenal, Big Guns (1973) de Duccio Tessari]. Il joue aussi dans Attila fléau de Dieu (1954) de Pietro Francisci, Il Giorno più corto (1962) de Sergio Corbucci, L’Or des Césars (1963) de Ricardo Freda, Ringo au pistolet d’or (1966) de Corbucci, La Bataille d’El Alamein (1969) de Giorgo Ferroni, Les Chiens enragés (1974) de Mario Bava, L’exécuteur (1976) de Maurizio Lucidi et Guglielmo Garroni, polar italien avec Roger Moore, Un Uomo in Ginocchio (1978) de Damiano Damiani.
[2]Jean Genet (1910-1986) a signé une unique réalisation, Un Chant d’Amour (tourné en 1950 mais sorti en 1975), court-métrage sur l’homosexualité (Genet était-lui-même bisexuel, tout comme Richardson). Genet a aussi signé le scénario de Goubbiah mon Amour (1956) de Robert Darène, avec Jean Marais. Parmi les adaptations de ses œuvres, on peut citer Le Balcon (1963) de Joseph Strick avec Shelley Winters, Deathwatch (1966) de Vic Morrow, Les Bonnes (1974) de Christopher Miles, Poor Pretty Eddie (1975) de Chris Robinson également d’après Le Balcon et avec Shelley Winters, Querelle (1982) de Fassbinder avec Jeanne Moreau, Poison (1991) de Todd Haynes, Les Equilibristes (1992) de Nikos Papatakis (second mari d’Anouk Aimée).

mardi 4 novembre 2008

Wag the Dog / Des Hommes d'influence – La Comédie du Pouvoir (1997) de Barry Levinson


        La grande méfiance qu’ont les Américains envers l’Etat est profondément ancrée dans leur histoire et atteint son paroxysme à l’époque du Watergate. Le remède aux institutions malades semblait alors pouvoir être trouvé dans la voix des médias comme le montrait si bien le film Les Hommes du Président (1976) d’Alan Pakula.
        Cependant, dans les années 90, la Guerre du Golfe fait émerger quelques soupçons quant à la force du fameux « quatrième pouvoir ». Barry Levinson fait partie de ceux qui n’ont pas caché leur perplexité face à cette guerre jugée factice. Avec Des Hommes d’influence, il a signé un film brûlant et audacieux sur les coulisses du pouvoir, étonnamment prémonitoire sur le deuxième mandat de Clinton.


        Comme pour Good Morning Vietnam (1988) sur la guerre du Vietnam et Rain Man (1988) sur la vie d’un autiste, Barry Levinson décide de rire sur un sujet sérieux. Des Hommes d’influence commence lorsque le président des Etats-Unis se voit accuser d’attouchements sexuels sur une jeune fille quinze jours avant les prochaines élections. Cette affaire de mœurs éclabousse alors celui qui prévoyait se faire réélire.
        Pour couvrir ce scandale compromettant, le chef de l’Etat va recourir aux services de Conrad Brean, un « homme d’influence » du titre français, agent spécial, expert dans l’art de l’intoxication et spécialiste de l’image. Ce dernier, chargé de détourner l’attention de la population, s’allie avec Stanley Motss, fortuné producteur hollywoodien. Tous deux vont alors inventer de toute pièce une guerre en Albanie. Filmées en studios, les images de cette guerre fictive ont pour but de tromper les médias et de captiver l’opinion publique.

        Le contexte politique de l’époque est difficilement négligeable lorsqu’on regarde Des Hommes d’influence. Tout d’abord, le film fait référence par analogie à l’affaire Paula Jones. Ancienne collaboratrice de Clinton, elle a accusé le président d’harcèlements sexuels en 1994. La procédure judiciaire n’a été véritablement ouverte qu’en mai 1997 alors que le film était en plein tournage. Des Hommes d’influence est sorti quelques mois plus tard, en décembre pour les Etats-Unis.

        En revanche, le film n’est que prémonitoire en ce qui concerne l’affaire Lewinsky. Ce scandale sexuel n’a surgi qu’en janvier 1998, donc bien après la conception du film. Cette affaire a cependant occupé la scène médiatique alors même que le film sortait en Europe, ce qui lui a apporté davantage de publicité.

        Des Hommes d’influence est adapté d’un roman de Larry Beinhart. Ecrit en 1993, American Hero faisait référence à la politique de George Bush père et s’appuyait sur la 1ère guerre du Golfe. Cependant, le film de Levinson est aussi prémonitoire sur les opérations militaires engagées entre 1998 et 1999, alors que l’affaire Lewinsky battait son plein dans les médias.
        Certains ont en effet prétendu que, comme dans le film, ces opérations avaient été spécialement préparées dans le but de détourner l’attention du public et des médias loin du scandale de la Maison blanche. Et si l’on regarde les dates de plus près, les faits coïncident étonnamment de façon remarquable.
        En effet, l’opération « Portée Infinie » (lancement de deux missiles sur des cibles terroristes au Soudan et en Afghanistan) a été menée le 20 août 1998, soit trois jours après la déclaration télévisée dans laquelle Clinton avouait avoir eu une relation « inappropriée » avec Monica Lewinsky.
        Ensuite, l’opération « Renard du Désert » (trois jours de bombardements en Irak) a été déclenchée en décembre 1998 alors même que la Chambre des Représentants discutait de la possibilité d’une destitution de Clinton.
        Enfin, l’opération « Allied Forces » (intervention de l’OTAN en ex-Yougoslavie) a été lancée en mars 1999, quelques semaines après Clinton ait évité la destitution. Alors plutôt que d’un film qui s’inspirerait de la réalité, faut-il parler d’hommes politiques qui s’inspireraient de la fiction ?
        Les coïncidences entre le film et la réalité politique lors de sa sortie ont donc beaucoup contribué à sa popularité. Le film a connu un grand succès dans les pays de l’Est : le film a même reçu l’Ours d’argent de Berlin en 1998 et a été diffusé en prime time en 1999 à la télévision serbe lors du bombardement de Belgrade par l’OTAN.

        Des Hommes d’influence traite donc du mensonge politique et de la manipulation. Le titre original soulignait déjà cet aspect. Quand un chien remue la queue parce qu'il est content, on dit en anglais qu'il est « wag ». L’inversion de l'expression (Wag the dog) suppose une action influençant le bonheur du chien.
        La manipulation de la population américaine s’appuie dans le film sur plusieurs idées. Tout d’abord, elle repose sur l’ignorance (personne ne sait placer l’Albanie sur un planisphère) et sur la crédulité des Américains vis-à-vis de leurs médias. Cette manipulation profite ensuite de la constante peur des Américains quant à une possible attaque étrangère.
        Enfin, elle exploite les ficelles du nationalisme (on prône le soldat courageux qui est allé jusqu’à se faire capturer par l’ennemi pour défendre son pays) et du sentimentalisme (perversion des sentiments et des émotions par l’image forte mais simple : le chien qui aboie de désespoir autour du cercueil du soldat mort pour la patrie, la paysanne albanaise désorientée sous les bombes avec son petit chat).

        Cette manipulation est exercée par plusieurs moyens. Tout d’abord, elle s’opère par la télévision avec la diffusion d’images d’une guerre qui n’existe pas. En effet, comme le dit si bien Brean, on ne se souvient que des images et non des faits réels: le V de la victoire de Winston Churchill et le drapeau planté d’Iwo Jima pendant la seconde guerre mondiale, la petite fille brûlée au nalpam pendant la guerre du Vietnam.
        L’information des médias (journaux, radio) est donc employée pour assurer le mensonge. Les médias sont en effet les premiers à rapporter les communiqués du gouvernement. La population est aussi fortement influencée par les spots de campagne, les slogans (« ne jamais changer de cheval en pleine course », mot d’ordre de Lincoln pendant la guerre de sécession) et les gestes politiques (les chaussures délaissées au bord des routes pour compatir avec des soldats sensés être en captivité).
        Le son est aussi convoqué pour faciliter la supercherie. Le conseiller Brean et le producteur décident de se servir également de la musique et créent un nouvel hymne national (« The American Dream »), des chants militaires (« Good Old Shoe », « The Men of the 303 »).
        Enfin, les « hommes d’influence » s’appuient sur la distribution massive commerciale : d’une statue en l’honneur des victimes de l’Albanie, découlent des produits dérivés (horloges, montres...).

        L’Amérique est donc une dangereuse machine de manipulation comme le prouve si bien, à la fin, le plan en contre-plongée de Brean, derrière une vitre sur laquelle se reflète le drapeau américain. Avec ce Brean puissant et inatteignable, Levinson montre que tous les moyens sont bons pour travestir la réalité.
        La critique de l’Amérique dans Des Hommes d’influence est donc assez féroce. Levinson met en place une inversion des valeurs : l’acteur choisi pour jouer le soldat rapatrié n’est autre qu’un ancien prisonnier, violeur abruti. On fait alors d’un criminel un héros national. Il peut même mourir et comme le dit Brean : quel meilleur héros qu’un héros mort ?
        Les combattants ne sont donc plus ce qu’ils étaient (il n’y en a plus, ce sont des acteurs !) et la guerre perd tout son sens. « Produite » par un tycoon hollywoodien, la guerre devient du show-buisness. Plus tard, Brean déclarera qu’une guerre (de plus nucléaire) mue par des intérêts quels qu’ils soient va remplacer la guerre de valeurs et d’idéologies.

        La dénonciation touche tout le monde, en commençant par la population. En effet, les Américains ne s’intéressent pas à la politique. S’ils votent (le taux d’abstention est très élevé), ils le font pour l’image du candidat (les Américains sont très moralistes) et non pour ses idées politiques. En fait, ils préfèrent le côté « people » au fond des importantes questions politiques.
        Les médias sont la principale cible de critique du film. Alors qu’ils veulent montrer à la population que rien ne lui est caché, que la transparence est totale et permanente, ils sont les premiers à véhiculer l’invraisemblable. Levinson dénonce le fait que les médias ne vérifient pas leurs sources et croient aveuglement aux déclarations du gouvernement. Les médias ne sont pas fiables car, plus que la vérité, ils recherchent le spectaculaire, l’impressionnant et le captivant.
        Le gouvernement et les hommes politiques sont eux au sommet de la pyramide du mensonge. Ils orchestrent une véritable manipulation pour rester en place et ne semblent pas être préoccupés par les véritables enjeux politiques. La politique interventionniste américaine est à ce titre très critiquée. « Les Américains ne déclarent jamais la guerre : ils entrent en guerre » comme s’amuse à le relever Brean.

        Avec ses répliques grinçantes, Des Hommes d’influence est une comédie satirique qui fait froid dans le dos du spectateur. C’est un film inquiétant où l’on rit jaune car on sait (et la réalité l’a plus ou moins prouvé par la suite) que cette fiction farfelue ne l’est pas tant que cela. Notons tout de même que le film se termine sur une certaine noirceur. Il se clôt en effet par la mort de Stanley Motss, le producteur qui voulait révéler par égocentricité la réalité sur cette fausse guerre.
        Ce producteur est joué par un Dustin Hoffman surexcité qui parle à 300 à l’heure. C’est lui qui aura la meilleure réplique du film : alors que le président semble se rétracter, il crie « mais il ne peut pas arrêter cette guerre, ce n’est pas lui qui l’a produite ! ».
        Avec sa gigantesque villa, son peignoir, ses cocktails et ses anecdotes de cinéma, l’acteur caricature le personnage réel de Robert Evans, important directeur de production de la Paramount lors du Nouvel Hollywood. Stanley Motss se plaint de n’avoir jamais remporté d’oscar et aussi de ne souvent pas être crédité au générique. C’est aussi le cas d’Evans, producteur à l’origine du Parrain (1972) de Francis Ford Coppola.


Le producteur Robert Evans

Le producteur Stanley Motss interprété par Dustin Hoffman



        Face à Hoffman, Robert De Niro, peu soigné et laconique, compose un sobre Conrad Brean avec nœud pap, chapeau et barbe de quatre jours. Incroyables comédiens, De Niro et Hoffman prouvent qu’ils sont les meilleurs acteurs de leur génération, à côté d’Al Pacino et de Gene Hackman.
        Les deux acteurs s’étaient déjà rencontrés dans Sleepers (1996), le précédent film de Levinson. Leur route allait de nouveau se croiser pour le tournage de Mon beau-père, mes parents et moi (2004) de Jay Roach. Tous deux connaissent bien Barry Levinson. Dustin Hoffman avait déjà collaboré avec lui pour Rain Man (1989) et allait le retrouver pour Sphere (1998). Quant à De Niro, il jouera dans What just happened ?, le tout dernier film de Levinson, sur la vie mouvementée d’un producteur de cinéma, qui sortira bientôt directement en dvd en France.


        Attaque féroce de la société américaine (médias, gouvernement, population), Des Hommes d’influence nous montre à quel point il faut garder un regard critique et se méfier de l’image, celle-ci pouvant être facilement truquée. C’est donc un film à la fois drôle et alarmant qui nous mène à réfléchir sur le pouvoir politique en raison de son contexte et de ses similitudes entre la fiction et la réalité.
        Malgré la force du propos de ce film railleur, on peut cependant lui reprocher quelques petits défauts. En effet, à part quelques plans audacieux au début du film (caméras de surveillance pour souligner le danger de l’image trompeuse), la réalisation de Levinson est assez molle et manque cruellement de style. Le film aurait été beaucoup plus inquiétant s’il était visuellement plus réaliste, documentaire.
        Peut-être Levinson a-t-il transformé l’essai avec sa comédie Man of the Year (2006) avec Robin Williams, dans lequel il développe à nouveau l’idée que la politique n’est que du show buisness. Le film raconte le destin d’un animateur de talk show politique qui se lance dans la course à la présidence des Etats-Unis et qui se retrouve élu malgré lui à cette fonction suprême…

04.11.08.