samedi 20 septembre 2008

Knight without Armour / Le Chevalier sans Armure (1937) de Jacques Feyder


        Jacques Feyder (d’origine belge) est l’un des rares réalisateurs à avoir quitté la France avant les années 40 pour les pays anglophones. Si l’on peut citer le comique Max Linder[1], Robert Florey[2], Julien Duvivier[3], Maurice Tourneur[4] et son fils Jacques[5], rares sont ceux qui sont partis pour aller travailler aux Etats-Unis. Il faut en effet attendre l’éclatement de la guerre en 1939 pour que des cinéastes comme René Clair[6] ou Jean Renoir[7] s’envolent en exil pour Hollywood.
        Grand réalisateur du muet, célèbre pour son Atlantide (1921), Feyder est attiré par l’Amérique dès 1929 où il va tourner pour la MGM Le Baiser, le dernier film muet de Greta Garbo. La même année, il signe la version allemande et suédoise d’Anna Christie de Clarence Brown (avec une Garbo désormais passée au parlant) ainsi que la version française du film de prison The Big House (avec Charles Boyer cette fois-ci). Ensuite, après deux films en France, il tourne en 1931 deux films avec Ramon Novarro en vedette : Le Fils du Radja et Aube.
        En 1932, déçu par les Etats-Unis, Feyder rentre définitivement en France pour une succession de grands succès : Le Grand Jeu (1934), Pension Mimosas (1935) et La Kermesse Héroïque (1935) avec lequel il ouvre la voie au réalisme poétique. Enfin, en 1937, il accepte la proposition d’Alexandre Korda[8] et traverse la Manche pour tourner en Angleterre un film avec Marlene Dietrich qui a alors spécialement quitté Hollywood. Pour Le Chevalier sans Armure, Feyder décide de ne pas renoncer à son réalisme poétique et nous offre une œuvre particulièrement singulière, à la fois légère et maîtrisée.



        Le Chevalier sans Armure est un film de star, entièrement conçu pour Marlene Dietrich. Ainsi, Feyder, qui a déjà filmé Garbo, sait parfaitement mettre en valeur sa rivale en lui offrant un rôle en or et de nombreux gros plans. Il parvient à immortaliser Dietrich qu’elle soit vêtue de somptueuses robes ou nue dans une baignoire.
        Comme pour les films du duo Sternberg-Dietrich, Feyder aborde lui aussi un charmant et délicieux exotisme de pacotille. Il choisit ainsi le cadre spatial de la Russie, déjà employé pour L’Impératrice Rouge (1935), mais il préfère la révolution bolchévique et la guerre civile à la période tsariste.

        Le fond historique de l’histoire est très simplifié.En gros, les russes blancs sont inconscients des inégalités sociales mais savent mourir avec dignité alors que les rouges ne sont que des brutes enragées. Et, si le contexte politique est complètement abrégé, le scénario n’en est pas moins aussi traité avec une légèreté insolente.

        Que cela soit conscient ou non de la part de l’auteur n’a que peu d’importance car l’invraisemblance totale dans laquelle baigne le film lui apporte un charme fou. Résumons rapidement donc l’histoire : un journaliste anglais engagé est déporté en 1917 en Sibérie. Libéré en Octobre, il aide les bolchéviques à escorter à travers un pays pris dans le tumulte de la guerre une belle comtesse tsariste dont il va tomber amoureux.
        L’action est traitée de façon confuse : on change de camp comme de paires de chaussure, on stoppe les trains, on joue à cache-cache dans la forêt, on s’arrête pour prendre un bain au passage… Avouons que ce côté factice est tout à fait plaisant. Alors que Miklos Rozsa s’en donne à cœur joie pour signer une musique très emportée, Feyder nous offre de formidables scènes de foules, joue sur le pittoresque et l’on voit pas mal de sanguinaires bolchéviques barbus portant des toques en fourrure. Il n’oublie pas non plus le folklore des russes ivrognes et fêtards, les balalaïkas, les danses endiablées, la vodka…

        Dans un contexte véridique (la guerre civile), Feyder se plaît donc à développer l’artifice en exploitant décors en studios et gros clichés. Notons que ce réalisme poétique est aussi perceptible dans la photographie aussi brillante que féérique. En effet, cette folle déambulation nocturne baigne dans une atmosphère évanescente tout à fait onirique.

        Soutenue par de nombreux gracieux mouvements de caméra, la mise en scène de Feyder est donc très élégante et inspirée. L’un des meilleurs moments du film reste sûrement la scène où Dietrich découvre en se réveillant que ses domestiques ont déserté son immense villa désormais vide. Lorsqu’elle en sortira, elle se retrouvera seule face à une foule bruyante et crasseuse…


        Feyder n’a pas la fougue et la flamboyance du style de Sternberg. Cependant, l’esthétique du Chevalier sans armure n’est en aucun cas dénuée de tout intérêt comme nous venons de le démontrer. En plus d’être séduisant puisque simplet, c’est un film original et fantasque que certains trouveront peut-être trop léger. Il est sûr que, sur le même sujet, par comparaison, le Docteur Jivago (1965) de David Lean paraît beaucoup plus ambitieux et intelligent. N’empêche que Le Chevalier sans Armure n’en reste pas moins un petit film aussi irrésistible que sympathique.


20.09.08.


[1] Max Linder (1883-1925) a réalisé trois films aux Etats-Unis entre 1921 et 1923.
[2] Robert Florey (1900-1979), réalisateur de Noix de Coco (1929) et de Double Assassinat dans la Rue Morgue (1932), commence à tourner aux Etats-Unis dès même ses débuts en 1927. Sa carrière restera d’ailleurs presque exclusivement américaine puisque qu’il n’aura jamais tourné que trois films français en 1930.
[3] Julien Duvivier (1896-1967), suite au succès de Pépé le Moko (1937), tourne Toute la Ville danse pour la MGM en 1938. Après quatre films en France entre 1939 et 1941, il part s’exiler en 1942 aux Etats-Unis pour y tourner trois films.
[4] Maurice Tourneur (1876-1961) réalisa une cinquantaine de films aux Etats-Unis entre 1914 et 1926.
[5] Jacques Tourneur (1904-1977) commença sa carrière en France et y tourna quatre films entre 1931 et 1934. Il ne réalisera par la suite que des films américains.
[6] René Clair (1898-1981) se refugie à Hollywood lors de la guerre pour y diriger cinq films entre 1940 et 1945.
[7] Jean Renoir (1894-1979) a tourné sept films en Amérique entre 1940 et 1950.
[8] Korda avait également fait venir René Clair en 1935 pour Fantômes à vendre. Le Chevalier sans Armure en reprenait la vedette principale : Robert Donat, le fugitif des 39 Marches (1935) d’Alfred Hitchcock. René Clair avait aussi tourné un autre film en Angleterre. Il s’agissait de Fausses Nouvelles (1937).

dimanche 14 septembre 2008

Atonement / Reviens-moi (2008) de Joe Wright

        Après l’inégal et plutôt fade Orgueils et Préjugés, tiré de Jane Austen, le metteur en scène britannique Joe Wright nous livre un second film, plus ambitieux, offrant de nouveau un grand rôle à Keira Knightley. Il s’agit une fois encore d’un film en costumes, d’une adaptation très soignée (du roman Expiation d’Ian McEwan, publié en 2001) dans lequel Wright démontre son sens visuel certain mais se révèle un réalisateur incapable de se décider sur la ligne directrice de son récit.





Saoirse Ronan (Briony enfant) dans Reviens-moi
Dominic Guard (Léo enfant) dans Le Messager


        Reviens-moi s’ouvre par une première partie dont on ne peut s’empêcher de penser qu’elle louche singulièrement vers Le Messager (1970) de Joseph Losey : l’action semble avoir été transposée de 1900 à 1935, le jeune Léo est devenu la petite Briony mais l’ensemble reste globalement troublant de ressemblances.
        Les deux films s’inscrivent dans une construction en flashback et évoquent des pages douloureuses de l’enfance. Dans le film de Losey, à l’occasion de vacances dans la propriété d’un de ses amis, Léo faisait le coursier entre Marian, la fille ainée de sa famille d’accueil dont il était secrètement épris, et son amant, Ted, le métayer. Ici, durant l’été, dans une autre propriété de campagne, Briony est attirée par l’amant de sa sœur Cecilia, Robbie, le jardinier, et sert d’intermédiaire dans les échanges épistolaires des deux jeunes gens. Un jour, Léo et Briony lisent une lettre qu’ils n’auraient jamais du lire et se trouvent déçus par ces êtres qu’ils admiraient.


Briony lisant la lettre de Robbie dans Reviens-moi

Léo lisant la lettre de Marian dans Le Messager



        Léo sera contraint d’exposer la relation de Marian et Ted tandis que Briony, par une erreur de jugement, enverra en prison Robbie. Une faute qui marquera l’enfant, dans les deux films, et déterminera leur être futur. Les sentiments sont les mêmes, les situations sont également similaires : différences de classes qui entravent des amours passionnés, socialement condamnés, tabous sexuels dévoilés aux yeux d’un enfant encore innocent, romans d’apprentissage qui mènent contre toute attente à la destruction de leur héros. Et même image récurrente de la course à travers champs de l’enfant messager.
        Coïncidences ? On ne peut vraiment y croire, d’autant plus que Ian McEwan doit bien connaître Le Messager, ne serait-ce que par ce que son scénariste, le dramaturge et Prix Nobel Harold Pinter, a adapté un de ses romans en 1990. Cela donna Etrange Séduction, mis en scène par Paul Schrader et qui mêlait donc en même générique les noms de McEwan et Pinter.
        Et, avec la mise en abîme qui vaut rebondissement final dans la dernière partie, McEwan mêle art et réalité comme Pinter dans La Maîtresse du Lieutenant français, le vertigineux script qu’il écrivit pour Karel Reisz en 1981.
        Plus troublant encore : Reviens-moi et le roman dont il est tiré ne sont pas sans lien avec Le Messager de Losey. En effet, Léo adulte était joué par Michael Redgrave. Dans Reviens-moi, Briony adulte est jouée par la propre fille de Michael, Vanessa Regrave, qui avait par ailleurs été dirigée par Losey dans son dernier film Steamin’, en 84. C’est dire combien la première partie de Reviens-moi ne peut se détacher dans l’esprit du spectateur du Messager, ce qui nuit grandement à la première heure du film qui pourra apparaître réussie à qui ne connaît pas le chef d’œuvre de Losey.
        Ce en quoi la première partie de Reviens-moi diffère du Messager, c’est qu’il insère dans cet été violent une trame policière : alors que des invités sont dans la propriété pour le week-end, une cousine est violée. Le témoignage de Briony, persuadée par un concours de circonstances que Robbie est un pervers sexuel, fait du jardinier le coupable idéal et ce premier acte s’achève par l’arrestation du jeune homme.
        On l’aura compris, ce qui vient se surajouter à ce drame intime, c’est un « whodunit » à la Agatha Christie. Ce qui est bien superflu, le crime n’ayant en lui-même qu’une valeur de ressort dramatique puisque l’on n’a en fait pas grand-chose à faire de la vraie identité du coupable (car Robbie est innocent, bien sûr !), que l’on découvrira au détour du film, sans que le spectateur s’émeuve ni que le réalisateur s’y attarde.


Vanessa Redgrave (Briony âgée) dans Reviens-moi


Michael Redgrave (Léo âgé), son père, dans Le Messager


        Rideau. Début du deuxième acte placé sous l’ombre imposante, gigantesque, étouffante de nul autre que David Lean. Car Wright a tout simplement la prétention de nous faire un film dans le style inégalé (à l’exception de La Canonnière du Yang-Tsé de Robert Wise) du Maître. En effet, alors que la seconde guerre mondiale vient d’éclater, on retrouve les deux amants d’hier séparés. Et pour cause, Robbie s’est tapée cinq ans de taule et s’est engagé dans l’armée de Sa gracieuse Majesté pour écourter son séjour au mitard tandis que Cecilia, en rupture avec sa famille, est devenue infirmière et cherche son aimé.
        On retrouve-là le schéma narratif classique du mélodrame à la David Lean : une belle histoire d’amour bien larmoyante où l’intime se mêle à la grande fresque historique, toile de fond omniprésente. Comme Julie Christie dans Docteur Jivago (qui jouait Marian dans Le Messager…), Keira Knightley joue les nurses, tandis que la séparation entre Robbie et Cecilia dans le Londres du blitz fait songer à Brève Rencontre dont Wright clame haut et fort qu’il est son film préféré ! Et à la fin, les deux amants sont réunis devant une falaise digne de celles qui servaient de toile de fond à La Fille de Ryan.


        Bien. Sauf que le film devient une hydre à deux têtes. Car Wright, qui partage la paternité de ce monstre et la responsabilité du naufrage avec son scénariste Christopher Hampton[1], se trouve bien embêté car l’amour de Robbie et Cecilia n’est pas le vrai sujet du roman, raconté par et centré sur Briony. Plutôt que de répondre à la question « Cecilia et Robbie se retrouveront-ils à la fin ? », le bouquin de Ian McEwan avait pour sujet une autre interrogation : « Briony pourra-t-elle vivre même s’il a ruiné la vie de sa sœur ? ». Il y a donc deux films. L’un, avec Robbie et Cecilia en vedettes, est un mélodrame leanien, certes, qui mérite bien de s’appeler Reviens-moi ; l’autre, avec Briony comme personnage principal, parle de péché, de repentance, de pardon. C’est celui-là qui s’appellerait Expiation (Atonement, en v.o., titre anglais du film).
        Ne pouvant renoncer au film à la David Lean, Wright consacre à Robbie et Cecilia la majeure part de ce second acte. Mais il doit également se soucier de Briony et déséquilibre ainsi l’agencement bien régulier de sa romance. C’est d’ailleurs Briony qui conclut le récit : âgée, elle est devenue romancière et commente son dernier roman qui raconte l’amour de Cecilia et Robbie à qui, par l’artifice de la fiction, elle a pu accorder des retrouvailles. En vérité, ils sont tous les deux morts durant la guerre : il n’a jamais pu embarquer pour l’Angleterre, elle a péri dans un bombardement nazi.

Images de la débâcle :


une séquence de Week-end à Zuydcoote


une séquence de Reviens-moi



        Le film de Joe Wright s’achève donc de façon bancale. La mise en abime sied mal au mélodrame Reviens-moi et les réflexions sur le pouvoir de la fiction de Expiation sont très déplacées, étant donné que rien ne les annonçait comme autant la morale du film. Si l’on analyse maintenant les deux faces de ce second acte, on constate que Wright n’est pas un indigne héritier de Lean. Il prend d’ailleurs à ce poste la succession de l’auteur du Patient anglais (1996) et de Retour à Cold Mountain (2003), Anthony Minghella, décédé récemment (à 54 ans) et caméo dans Reviens-moi (il est un journaliste qui interviewe Briony).
        En ce qui concerne le récit de Briony, il semble bien qu’il n’ait rien de nouveau. Déjà il nous semblait que la première partie frôlait le plagiat, la seconde s’en est avéré être une puisque Ian McEwan s’est fait épinglé par la justice anglaise. En 2006, la romancière Lucilla Andrews, auteure de No Time For Romance en 1977, qui racontait son expérience d’infirmière durant la première guerre mondiale, a trainé Ian McEwan devant les tribunaux. De là à s’interroger sur ce que Ian McEwan a réellement apporté à ce roman, il n’y a qu’un pas que nous franchissons ici.

        Mais alors, nous dira-t-on, quel est l’intérêt de ce film ? Il y en a un et pas des moindres : c’est que Joe Wright, s’il n’est pas capable de discerner un récit bien construit d’un script foireux, sait quand même réaliser. Le premier acte est une petite splendeur visuelle dans le genre rétro-sépia, avec des couleurs magnifiques et des costumes somptueux. Wright compose des cadres soignés et sert admirablement sa vedette, la belle Keira Knightley, éblouissante dans sa robe de soirée verte ou dans son maillot de bain qui lui donne des airs de Gene Tierney dans Péché mortel.

        Joe Wright montre alors un talent véritable, parvenant à rendre certaines séquences inoubliables. On se souvient en particulier de la scène d’amour dans la bibliothèque, moment d’une sensualité infinie, probablement une des séquences d’ébats les plus marquantes auxquelles il nous ait été donné d’assister. Et de la scène du vase brisé, instant magnifique, comme suspendu hors du temps par le biais d’un découpage habile et de la multiplication des points de vue.
        La deuxième partie voit Wright s’adonner à la guéguerre. Force est de reconnaître que c’est un jeu qu’il maîtrise. Parachuté en 1940 à Dunkerque, Robbie erre dans des champs de coquelicots en fleur, étendues d’un rouge éclatant dans le soleil couchant. Les séquences à Dunkerque sont elles-mêmes impressionnantes. Le sujet avait déjà donné lieu à un film magnifique, le sous-estimé Week-end à Zuydcoote (1964) d’Henri Verneuil, avec Jean-Paul Belmondo en héros existentialiste.

Bathing Beauties :


Keira Knightley dans Reviens-moi


Gene Tierney dans Péché mortel



        L’armée en déroute est filmée avec un luxe de moyens et une caméra qui sait mettre en valeur cette débauche. On pourrait même dire qu’il n’y a qu’une seule séquence à Dunkerque, étant donné que nous découvrons la plage encombrée de matériel et peuplée de soldats désœuvrés à travers un plan-séquence bluffant de pas moins de cinq minutes. Un travelling lyrique et étourdissant à la Kalatozov qui, par sa majesté, vaut à lui seul de voir le film.


        Le film est beau, Keira Knightley est belle, James McAvoy est beau, alors cela se laisse voir. Sans déplaisir. Il n’empêche que ce gros machin destiné à faire pleurer les foules, qui a été nommé 7 fois à l’oscar[2], baigne dans une impression de déjà-vu et souffre d’une ligne narrative floue. Le film inspire peut-être plus de sympathie qu’Orgueils et Préjugés car il a au moins, du fait de son sujet historique, des raisons d’être ampoulé. Joe Wright, qui a retrouvé son égérie Keira Knightley pour un spot publicitaire de Chanel, prouve qu’il est plus qu’un bon faiseur mais il faudra d’abord voir à lui donner une bonne matière à filmer. Ce qui n’est pas le cas ici. En attendant, rien de nouveau sous le soleil grisailleux d’Angleterre.

14.09.08





[1] Christopher Hampton (né en 1946), anglais d’origine portugaise, a tout de même de sacrées références. Doué pour les adaptations littéraires, il est entre autres le scénariste du Consul Honoraire (1983) de John MacKenzie et d’Un Américain bien tranquille (2002) de Philippe Noyce, deux films d’après Graham Greene avec Michael Caine, ainsi que celui des Liaisons dangereuses (1988) de Stephen Frears, d’après sa propre adaptation théâtrale du roman épistolaire de Choderlos de Laclos. Il a aussi signé les scénarii de Rimbaud Verlaine (1995) de Agnieszka Holland et de Mary Reilly (1996), encore de Stephen Frears. Il a également réalisé trois films, toujours d’après ses scenarii : Carrington (1996) sur les relations entre la peintre Dora Carrington et l’écrivain Lytton Strachey, L’Agent secret (1996), d’après Joseph Conrad, et Disparitions (2003).
[2] Seule la musique de Dario Marianelli a été récompensée d’une statuette.

mercredi 10 septembre 2008

The Emerald Forest / La Forêt d'Emeraude (1985) de John Boorman


        John Boorman est avec Terrence Malick l’un des rares réalisateurs à avoir placé l’étude de la Nature au cœur même de son œuvre. Comme son homologue américain, l’Anglais John Boorman a su imposer son statut de « réalisateur de la Nature » seulement avec une poignée de films tels que Duel dans le Pacifique (1968), Délivrance (1973), Excalibur (1981) et La Forêt d’Emeraude (1985).
        Le cinéma américain des années 80 étant plutôt rassurant, le violent propos de Délivrance est adouci dans la très rousseauiste Forêt d’Emeraude qui marque même une sorte de réconciliation du réalisateur avec la Nature.


        Tout d’abord, La Forêt d’Emeraude ressemble beaucoup à La Prisonnière du Désert (1956), ne serait-ce que par son histoire. En effet, le film narre la recherche d’un fils par son père de même que le film de Ford racontait la recherche d’une jeune fille par son oncle (dont on se demandait d’ailleurs s’il n’en était pas le père).
        Tommy, fils d’un ingénieur américain travaillant au Brésil sur la construction d’un barrage, se fait donc enlever par des indiens (d’Amérique du Sud cette fois-ci) dont le caractère profondément fantomatique au début n’est pas sans nous rappeler ceux du film de Ford. Tout comme Ethan Edwards avec sa nièce (?), Bill, le père de Tommy, va toujours rechercher son fils avec acharnement, sans jamais vouloir renoncer un seul instant.
        Sa quête dans la forêt amazonienne durera donc plus de dix ans et c’est sur une rivière argentée lors d’un combat avec des brutaux autochtones que se feront les retrouvailles entre père et fils. Cette scène, pleine de suspense, est tout aussi belle que le final de La Prisonnière du Désert. Enfin, comme Edwards, Bill constate ce qu’il a toujours craint : son fils, élevé par des autres, n’est plus le sien et détient une autre culture. Il va pourtant l’aider puisque sa tribu est menacée par des sauvages pervertis par les hommes. Il finira même par détruire le barrage, l’œuvre de toute sa vie, pour permettre à la tribu de son fils de continuer à vivre en paix.

        Nature et Culture, tel est donc le pivot central du film. A la question de l’antagonisme et de l’incompatibilité entre les deux, Boorman semble répondre par l’affirmative en nous montrant les conséquences néfastes de la construction du barrage : les indiens, en contact avec les hommes, vont découvrir les armes, la guerre, la prostitution. De plus, le film se clôt sur une petite pancarte portant un message écologique clair, dénonçant la destruction de la forêt amazonienne (et plus généralement de la nature) par l’homme.
        Donnant la part belle à la Nature et en la défendant, Boorman revient alors sur ce qu’il avait déjà étudié lors de ses films précédents. En effet, alors que dans Duel dans le Pacifique et Délivrance, le retour à la Nature était synonyme de retour à l’état sauvage et à la barbarie (les hommes finissent toujours par s’entretuer), ce n’est pas le cas dans La Forêt d’Emeraude. Dans ce dernier film, la Nature est tout aussi menaçante, mais elle est aussi (et surtout) un refuge pour les délaissés.

        En fait, comme le fera plus tard Malick pour Le Nouveau Monde (2004), Boorman préfère adopter un point de vue philosophique rousseauiste. Non seulement il approuve la théorie selon laquelle la société pervertit homme [1], mais encore il affirme que, dans la nature, l’homme se retrouve à l’état de nature, c'est-à-dire qu’il a le choix entre le bien et le mal. Ainsi, dans La Forêt d’Emeraude, deux tribus indiennes représentent de façon très manichéenne ces différentes possibilités : alors que la tribu des Invisibles (celle de Tommy) symbolise la vie en harmonie avec la nature, la sagesse et la poésie, celle des Féroces évoque la violence et la cruauté.

        Boorman, qui avait déjà abordé la science-fiction avec Zardoz (1973), le surnaturel avec L’Exorciste II, l’Hérétique (1977) et la magie avec Excalibur (1981), nous propose ici une vision mystique de la Nature. Mais, à l’inverse de Malick qui, dans Les Moissons du Ciel (1979), suggérait le caractère mystique de la Nature en filmant la terre qui craquèle ou encore un vent étrange qui secoue les épis de blés, Boorman préfère plonger son film de façon définitive dans le fantastique.
        Ainsi, Boorman ne nous épargne pas, par exemple, les nombreuses visions des indiens lors de leurs cérémonies mystérieuses. Alors qu’un aigle en plein vol filmé au ralenti semble symboliser la Nature elle-même, Tommy est lui perçu par les siens comme l’ « élu » qui va les sauver. A un autre moment encore, des grenouilles, en croassant, semblent invoquer un violent orage pour détruire le barrage…

        Basé sur des faits réels, La Forêt d’Emeraude baigne dans une atmosphère assez réaliste. Les scènes de chantier au début ainsi que celles à la fin dans les favelas sont d’ailleurs d’un sordide naturalisme. Le film se termine même dans un bordel avec une scène de règlement de comptes d’une violence tout à fait boormanienne, c’est-à-dire assez poussée… Bref, le contraste entre le réalisme et le fantastique est un peu trop frappant pour un spectateur qui n’en demandait pas tant.

        Certains choix de mises en scène et certains effets (la musique années 80 est assez imbuvable) ne sont donc pas très réussis et nuisent pas mal au film. Celui-ci sombre parfois dans le ridicule et l’on pique un bon fou rire lorsque Tommy escalade le gratte-ciel de ses parents dans une scène digne d’Un Indien dans la Ville. C’est dommage puisque l’on sait que Boorman s’est largement investi dans ce projet (le Tommy adolescent est interprété par Charley Boorman, son propre fils). En effet, Boorman s’est beaucoup renseigné sur la vie et les rites (notamment initiatiques) des indiens, a tenu à les rencontrer et à vivre avec eux. Cette approche très ethnographique est d’ailleurs très palpable dans La Forêt d’Emeraude.

        Avec La Forêt d’Emeraude, John Boorman revient donc sur les messages de ses précédents films. A défaut de faire un film sombre et pessimiste, Boorman propose tout de même un film alarmiste dans son message écologique. Cependant, La Forêt d’Emeraude est un film positif dans lequel l’homme, prêt à changer complètement, trouve le meilleur de lui-même dans la Nature.
        La Forêt d’Emeraude est donc, malgré ses petits défauts, un film assez intéressant mais beaucoup moins complexe, déroutant et abouti que les autres films de son auteur. Deux ans après, Boorman allait justement se lancer dans une entreprise bien plus réussie en signant La Guerre à Sept Ans dans lequel il se replongeait dans son enfance de jeune écolier pendant la bataille d’Angleterre.

10.09.08.

[1] Pour éviter de « pervertir » les vrais indiens, Boorman a tenu à faire jouer des acteurs d’origine indienne déjà intégrés dans la société pour que ceux-ci retournent à leurs racines.