dimanche 20 octobre 2013

Die Herrin der Welt / Les Mystères d'Angkor (1960) de William Dieterle

A la fin des années 50, le producteur Arthur Brauner invite plusieurs réalisateurs allemands exilés aux Etats-Unis à revenir dans leur pays. Il propose ainsi à Fritz Lang de diriger une série de remakes. Lang accepte de tourner une suite du Docteur Mabuse ainsi qu’un remake du Tombeau hindou, un film des années 20 réalisé par Joe May. En revanche, il refuse une nouvelle version des Nibelungen (1922) et une nouvelle version de Die Herrin der Welt (1920). La première sera tournée par Harald Reinl en 1966, la seconde par William Dieterle en 1960. Comme Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou, Die Herrin der Welt est un remake d'un serial des années 20, réalisé par Joe May et scénarisé par Fritz Lang.
 
 
Une rénovation du serial. Le titre français de Die Herrin der Welt, Les Mystères d'Angkor, renvoie aux Mystères de Paris, roman feuilletonesque fondateur, écrit par Eugène Sue en 1843. Complètement invraisemblable et mené tambour bâtant, le récit des Mystères d'Angkor accumule les péripéties, les courses-poursuites et les bagarres ou autres scènes d'action. Cette impression est renforcée par le fait que le film, coupé en deux parties en Allemagne, est sorti en France dans une version unique de 2h10.
 
On voyage beaucoup dans Les Mystères d'Angkor, film inconstant en termes de décor: Stockholm, Marseille, Nice, Naples, Hong Kong, Macao, le Népal, Bangkok puis le Cambodge. Cette "bougeotte" maladive donne presque au film un air de prospectus de voyage... Selon le magazine Der Spiegel, Les Mystères d'Angkor, avec son budget de près de cinq millions de Deutsche Mark, était l'un des films allemands les plus chers de la période d'après-guerre. Grosse superproduction internationale (d’où la présence d’acteurs aussi divers que l’allemand Wolfgang Preiss, la française Micheline Presle, les italiens Gino Cervi et Lino Ventura, l’américaine Martha Hyer et l’argentin Carlos Thompson…) en couleurs, Les Mystères d'Angkor alterne les décors intérieurs en carton pate avec des scènes en décors naturels dont un final tourné dans le temple bouddhiste d'Angkor Vat.
 
Un condensé de poncifs et d'absurdités. La trame des Mystères d'Angkor annonce celle de L'Homme de Rio (1964) de Philippe de Broca, un autre film qui remet au goût du jour le serial et l'exotisme: une jeune fille parcourt le monde à la recherche de son père, un scientifique kidnappé par des criminels. L'enlèvement d'un savant vers des pays lointains évoque également un album de Tintin: Le Temple du Soleil (1948). La voix-off omnisciente (?) du film fait elle penser aux récitatifs des bandes dessinées, c'est-à-dire les panneaux généralement situés au bord des vignettes et servant aux commentaires. Naïf, idiot et spectaculaire, Les Mystères d'Angkor ressemble en effet à une bande dessinée.
 
Le McGuffin des Mystères d'Angkor tente de révéler une peur du nucléaire et une dénonciation d'un monde moderne en perdition mais le film, voulant recréer avec un premier degré le serial des années 30, apparait comme un film réactionnaire en termes cinématographiques... Les personnages du film sont caricaturaux: le héros est un agent secret suédois, beau et intelligent, avec une classe à la James Bond (même si son costume "de jungle" évoque lui Indiana Jones); la méchante est une femme cruelle et impitoyable, à la tête d’un réseau d’espions internationale, accompagnée de sbires cupides et de natifs asiatiques crétins; la fille du scientifique se promène toujours dans des robes années 50 très élégantes et se fait des soucis pour son vieux père... Les séquences elles mêmes sont déjà vues, aussi absurdes que grossières: explosion nucléaire dans un laboratoire scientifique, réunion des agents secrets du monde entier (Interpol ? L'OTAN ? Mystères...), filatures depuis un aéroport, assassinat de nuit dans un garage, règlement de comptes dans un cimetière, rendez-vous secret dans un bar du port, traversée de la jungle avec enlisement dans la boue et morsure de serpent...
 
 
Avec ses couleurs délavées et ses acteurs sans relief, le spectacle puéril des aventures exotiques des Mystères d'Angkor impressionne et séduit. Ce film est certes idiot mais il dégage un charme et un plaisir certains.
 
29.09.13.

Strategia del Ragno / La Stratégie de l’Araignée (1970) de Bernardo Bertolucci

Borges en Italie. Avec La Stratégie de l’Araignée, Bernardo Bertolucci adapte Jorge Luis Borges. A cette époque, les auteurs de la littérature fantastique argentine séduisent une nouvelle génération de cinéastes, adeptes d'une modernité narrative. Ainsi, la nouvelle transposée par Bertolucci, intitulée Thème du Traitre et du Héros, avait déjà inspirée Alain Robbe-Grillet peu de temps auparavant avec L'Homme qui ment (1969). En 1970, Nicolas Roeg, sous l’influence de Borges, signe Performance où apparaît même le visage de l’écrivain. Giulio Brogi, la vedette de La Stratégie de l'araignée, jouera aussi dans L'invention de Morel (1974, Emidio Greco), une adaptation italienne de du meilleur ami de Borges, Adolfo Bioy Casarès (ce bref roman est peut-être la source d'inspiration de L'Année dernière à Marienbad, écrit par Robbe-Grillet). Dans La Stratégie de l’Araignée, Bertolucci retranscrit parfaitement à l’écran deux éléments qui caractérisent les récits de Borges: la thématique du labyrinthe qui traduit l'expérience mentale de son personnage principal ainsi qu'un caractère fantastique.
 
Le dédale mental. La Stratégie de l’Araignée débute quand Athos Magnani, fils d’un résistant tué par les fascistes qui portait le même nom, revient dans la petite ville de Tara où a eu lieu le drame vingt ans plus tôt. Athos se penche sur les circonstances exactes de la mort de son père et rencontre ses amis. Le sentiment de perdition du personnage dans son enquête est renforcé par la façon avec laquelle Bertolucci filme la ville de Tara, arpentée par de long travellings latéraux[1], peut être héritiers de L'Année dernière à Marienbad d'Alain Resnais. Athos est victime d’une mise en scène, d’un piège: son père, telle une araignée qui tisse sa toile, le dépossède de son identité. Son mensonge, l'orchestration de son assassinat par des fascistes, est une fiction de propagande créée à partir d'autres fictions: pour son canular, il s'est inspiré de pièces comme Macbeth, Jules César ou encore de l’opéra Rigoletto de Verdi, qui sera le spectacle durant lequel il sera tué,  dans une mise en abyme perturbante.
 
Une atmosphère cauchemardesque. Avec son montage haché, ses séquences insolites voire surréalistes (la scène du banquet du lion, notamment) et des couleurs vives, la troublante Stratégie de l’Araignée baigne dans un climat onirique. Athos se fait assommer comme les détectives privés du film noir et se voit confronté à l'opposition des habitants du village concernant son enquête: la bourgade fictive de Tara[2] est presque exclusivement habitée par des vieillards. Les arcades de la ville renvoient aux toiles surréalistes de Chirico alors que la réunion sur la place publique avec les habitants s'abritant avec des parapluies fait penser à Magritte. Le générique défile lui sur des toiles du peintre naïf Antonio Ligabue. Dans la géographie abstraite de Tara, les temps sont également confus. Comme dans le cinéma d'Alain Resnais, s’enchevêtrent avec des flash-back les scènes du passé et les scènes du présent. C'est d'ailleurs sur un plan d'Athos assis sur le quai de la gare esseulé, perdu, comme absent, que s’achève le film: il regarde les rails et s’aperçoit soudain qu’ils sont envahis par des herbes folles, ce qui signifie que les trains n’y passent plus depuis une éternité...
 
 
Crise identitaire et complexe d'Oedipe. A l’époque du film, Bertolucci venait de commencer une psychanalyse. Au fil de son enquête, le héros de La Stratégie de l’Araignée bascule lui peu à peu dans la déraison et la paranoïa. Athos n’existe plus que par son père, il est hanté par lui, il est son fantôme. C’est lorsqu’il prend conscience de cela qu’Athos brise sa plaque commémorative à son père, pour se défaire de son emprise. La maitresse de son père, sa possible mère, voit dans Athos une réincarnation de son ancien amant et se révèle de fait attirée sexuellement par le jeune homme. Fils d’un poète célèbre dont l’ombre le hanta, Bernardo Bertolucci est lui même marqué par le complexe d'Oedipe. On retrouve également cette situation dans d’autres films de Bertolucci, notamment Le Conformiste avec les deux figures du père. Luchino Visconti, dans Sandra, un film au sujet proche, convoque pour sa part le mythe d’Electre.
 
Enquête sur soi, enquête sur sa mort. Athos Magnani, père et fils, sont tous deux sont joués par le même acteur. En revenant sur les pas de son père, son double parfait, Athos ne fait que recréer ses gestes et se retrouve dans les mêmes situations, les mêmes pièges. L'enquête d'un homme sur son double, la course vers la disparition de l'identité et donc vers la mort, enfin la répétition d'une même histoire sont une structure récurrente d'une certaine culture fantastique, que l'on retrouve dans Sueurs Froides (1956) d'Alfred Hitchcock, The Wicker Man (1973) de Robin Hardy, Le Locataire (1976) de Roman Polanski, ou encore la bande dessinée Le Rendez-vous de Sevenoaks (1977) de Floc'h et François Rivière.
 
Interrogation sur le sens de l’engagement politique. Préfigurant Le Conformiste, Bertolucci explore les dessous de l'Italie fasciste. Mettant en œuvre un raisonnement freudo-marxiste (comme il le fera à nouveau dans Le Conformiste et dans Le Dernier Tango à Paris), Bertolucci entremêle psychanalyse et politique, auscultant la société à travers la psyché et l'inconscient de ses personnages. En orchestrant sa mort, Athos Magnani est-il un traître ou un héros ? Peut-on donner sa vie pour une cause ? Peut-on cacher la vérité au nom d’une juste cause ? La résistance face au fascisme n’est-elle pas un mythe créé pour réconcilier les Italiens après la chute de Mussolini ? Perpétuant le mensonge de son père, Athos semble avoir assimilé la leçon de L'homme qui tua Liberty Valance: quand la légende est plus que la vérité, il faut imprimer la légende... Bertolucci cherche aussi à dire que le mythe de l’Italie résistante, élaboré par Rossellini, n’a pas de sens. L’Italie d’après-guerre s’est construite sur un mensonge et chacun porte en lui la marque secrète de la culpabilité du fascisme. Le film ouvre ainsi une voie explorée à la même époque par Visconti (Sandra) ou Pasolini (Salo).
 
 
13.10.13.
 
 


[1] Les travelings latéraux évoquent aussi le cinéma de Jean-Luc Godard, cinéaste qui influença énormément Bertolucci (cf. son film précédent, Partner, 1968). Autre référence à Godard dans La Stratégie de l’Araignée: les mouvements de caméra autour de la statue d'Athos Magnani évoquent ceux autour des statues grecques dans Le Mépris (1963).
[2] Tara est en fait la petite ville de Sabbioneta, près de Mantoue. Le choix de cette ville n’est pas innocent: construite ex nihilo, Sabbioneta est une ville idéale, un lieu de représentation. Le nom de Tara renvoie lui à Autant en emporte le Vent et à la propriété que Scarlett tente de sauver à tout prix, le symbole du passé qu’il faut se battre pour conserver.

La Bataille de Solférino (2013) de Justine Triet

La Bataille de Solférino est le premier long métrage de fiction de Justine Triet, réalisatrice issue du cinéma documentaire. Avec Antonin Peretjatko, Guillaume Brac, Sébastien Betbeder ou encore Vincent Macaigne, Justine Triet fait partie d'une génération de jeunes cinéastes français, bricoleurs et décomplexés, mise en avant par les Cahiers du cinéma en avril 2013 et révélée au festival de Cannes de la même année.
 
La Bataille de Solférino, en confrontant le temps d’une journée un destin individuel (un couple de divorcés qui se dispute la garde des enfants) à un destin collectif (l'élection de François Hollande le 6 mai 2012), dresse en fait un pont entre la fiction et le documentaire. Comme Menaces... (1939) d'Edmond T. Gréville où les évènements d'actualité de la conférence de Munich étaient incorporés au jour le jour dans le scénario, La Bataille de Solférino est une chronique en temps réel de l'élection présidentielle, avec tout ce que le hasard historique implique (Sarkozy pouvait aussi être réélu...). Et la mère, Laetitia, la journaliste qui couvre l’annonce de la victoire socialiste rue de Solférino, a elle créé l'illusion devant les militants qui l'ont vraiment prise pour une reporter de télévision...
 
Si les personnages de La Bataille de Solférino ne parlent jamais de politique et si le film n'est en aucun cas un film engagé, la politique n'en est pas moins absente. En effet, l'élection de François Hollande sert de cadre révélateur d'un climat de tension sociale qui règne dans la société française envisagée sous l'angle d'un microcosme (la famille): cette réunion optimiste puis festive des militants rue de Solférino révèle une aspiration au changement, une volonté de retrouver une cohésion et une unité suite aux violents clivages sociaux sous l'aire polémique de Nicolas Sarkozy.
 
S'inscrivant dans un héritage du film social dans le cinéma français, flirtant avec le cinéma documentaire, La Bataille de Solférino recherche la justesse et le trivial. Le spectateur se reconnait aisément dans l’histoire ou le quotidien de ce couple de trentenaires divorcés, aussi hargneux que pathétiques. Mélangeant le tragique et le comique, l’historique et l’intime, La Bataille de Solférino se refuse à donner raison à l'un ou l'autre membre du couple. Plutôt que de juger les personnages, plutôt que de choisir son camp, il préfère l'empathie: cette journée du 6 mai 2012 a été une folle journée tant au point de vue individuel qu'au niveau collectif. La Bataille de Solférino est là pour nous le rappeler.
 
19.09.13.

La Vie des Morts (1991) d'Arnaud Desplechin


Sorti diplômé de l'IDHEC en 1984 (dans "réalisation et prises de vue"), Arnaud Desplechin commence sa carrière en travaillant sur la photographie de plusieurs films dont ceux d'Eric Rochant. En 1990, il tourne La Vie des morts, un moyen-métrage de 50 minutes. Présenté à Cannes, le film est un succès critique et remporte le prix Jean-Vigo du court métrage. Pour ce film, Desplechin réunit les comédiens qui formeront sa petite « troupe » (Marianne Denicourt, Emmanuelle Devos, Emmanuel Salinger et Thibault de Montalembert) et marque la première collaboration avec le directeur de la photographie Eric Gautier et le producteur Pascal Caucheteux et sa société Why Not Productions.
 
L'intrigue de La Vie des morts tourne autour d'une réunion de famille dans une maison de province, après la tentative de suicide de l'un des cousins. Dans une approche auteuriste, La Vie des morts aborde des thématiques chères à l'œuvre de Desplechin : la mort et la famille. Un sentiment de mort pèse dans la maison: s'il s'agit d'une réunion de famille, ce rassemblement ressemble en réalité à un enterrement. Comme Mathias dans La Sentinelle, Pascale prend à cœur le respect de "la vie des morts": d'un côté, elle ne veut pas brusquer la mort de son cousin ; de l'autre, elle comprend son choix et le salue.
 
L'autre thématique majeure explorée dans La Vie des morts est celle récurrente chez Desplechin de la famille. Comme dans La Sentinelle ou Roi et Reine, la famille de La Vie des morts apparaît comme un groupe soudé mais étouffant, où l'individualité l'emporte sur la cohésion et la solidarité. On sent que La Vie des morts est un film personnel pour son auteur qui sait recréer le climat d'une vie de famille provinciale (Desplechin est originaire de Roubaix). La Vie des morts peut d'ailleurs être vu comme un brouillon d’un Conte de Noël, où une réunion de famille est également troublée par l'ombre de la mort (la mère est atteinte d'un cancer).
 
12.10.13.
 

Esther Kahn (2000) d'Arnaud Desplechin

Après le succès critique de La Sentinelle (1992) et de Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle) (1996), tous deux présentés festival de Cannes en sélection officielle, Arnaud Desplechin tourne Esther Kahn, son premier film en langue anglaise avec des comédiens étrangers. Adapté d'une nouvelle de 1905 écrite par Arthur Symons, auteur proche du mouvement symboliste, Esther Kahn relate le destin d’une jeune anglaise qui veut devenir comédienne à la fin du XIXème siècle.
 
Comme plusieurs films de Desplechin dont La Sentinelle, Esther Kahn est un film qui peut se lire à plusieurs échelles. Esther Kahn est peut-être avant tout le portrait d'une fille un peu naïve, mystérieuse et surtout paradoxale: elle veut devenir actrice mais ne connait rien de la vie. Son initiation au théâtre se double ainsi d'une découverte de l'amour. Certains critiques ont relevé l'influence de François Truffaut: la question de l'éducation, la tendresse portée au personnage principal, la voix off littéraire ainsi que certains effets (les fermetures à l'iris ou encore la bande sonore avec des ensembles de corde digne de Georges Delerue). Dans une approche auteuriste de l'œuvre de Desplechin, Esther Kahn aborde également la thématique de la famille, la jeune femme délaissant son milieu d’origine modeste (ses parents sont tailleurs)et juif au profit d'une famille d’adoption, une compagnie de théâtre.
 
Esther Kahn peut aussi être appréhendé comme un film classique, voire romanesque tant ses ficelles renvoient à la littérature: récit de la petite enfance en voix off, film avec une subtile reconstitution (le Londres industriel de la fin du siècle, éclairé par les éclairages sombres des lampes à gaz et évoquant les toiles de Walter Sickert), success story et roman d’apprentissage (la naissance d'une actrice) qui prend presque des airs de film de sport (avec Ian Holm dans le rôle de l' "entraineur" qui va "coacher" Esther Kahn). Avec son récit presque académique, Esther Kahn apparaît donc comme un film plus abordable que d'autres dans la filmographie de Desplechin même si la mise en scène audacieuse du réalisateur (montage elliptique, longueur du métrage, complexité de la psychologie des personnages) persiste.
29.09.13.
 
 

Возвращение / Le Retour (2003) d'Andreï Zviaguintsev

Avec Un Nouveau Russe (2001) de Pavel Lungin, Le Retour, récompensé par le Lion d'or au festival de Venise de 2003, marque le renouveau du cinéma russe au début des années 2000. Ce premier film frappe par sa rigueur dramatique et sa puissance esthétique.
 
Le Retour ressemble à un conte, à une légende tant le récit qu’il met en scène est simple et se base sur un nombre limité de personnages: Andrei et Ivan, deux jeunes frères vivant dans le Nord de la Russie, sont bouleversés par la réapparition de leur père qu'ils ne connaissent qu'à travers une photographie vieille de dix ans. Le lendemain, l'homme, énigmatique, propose à ses enfants de partir en voiture pour une partie de pêche. Le voyage se prolonge par une étrange virée vers une île abandonnée où le père trouvera accidentellement la mort.
 
Le Retour apparait comme un conte moderne et renvoie aux mythes anciens: le retour de ce père sur une île évoque le retour d'Ulysse à Ithaque dans L'Odyssée. Quant à la mort du père, causée indirectement par un de ses fils, elle s'inscrit dans la lignée de la Télégonie, la suite de l'épopée troyenne, citée directement par le réalisateur dans des interviews, et dans laquelle Ulysse se fait assassiner par son fils Télégonos, dans un récit aux accents fort œdipiens. Comme dans le mythe antique, c'est la simplicité de l'histoire qui permet la multitude d'interprétations et qui permet à l'œuvre d'accéder à l'universalité.
 
Car privilégiant le mystère, Le Retour ne donne aucune explication rationnelle quant à l'identité véritable du père, personnage taciturne et autoritaire qui conserve son aura et son mystère. Lorsque les deux enfants l'aperçoivent pour la première fois, il apparaît hirsute, endormi et allongé de dos sur un lit, évoquant ainsi une peinture du Christ ou d'un martyre. Commandant ses enfants sur la barque qui les emmène à l'île, le père, affublé d'un manteau à capuche, rappelle un moine inquisiteur ou Charon sur le Styx. Le père est-il un saint ou un fantôme ? Qu'en est-il du trésor caché qu'il déterre sur l'île ? L'épave du grand bateau au bord de l'île n'est-il pas un vestige de l'ère soviétique ? Le récit s’ouvre alors à l’interprétation politique : la Russie d’aujourd’hui tue-t-elle ses ainés ? Le trésor, n’est-ce pas une prospérité rêvée, illusoire ?
 
Le Retour peut également être appréhendé sous un autre angle: tout en doutant du lien de paternité, les enfants vont apprendre la dureté du voyage et de la vie au côté de leur prétendu père. Ivan, l'enfant le plus méfiant vis-à-vis du père, refuse de l'appeler papa jusqu'à ce que, finalement, la barque qui porte son cadavre commence à couler. Ce père n'était peut-être pas le leur mais le chemin parcouru ensemble a sûrement soudé les liens qui les unissaient. On pourrait donc concevoir Le Retour comme un récit d'apprentissage ou comme un road-movie.
 
Entretenant le secret et privilégiant la contemplation devant les paysages naturels splendides de la Russie, Le Retour semble marcher sur les pas du cinéma métaphysique et méditatif de Tarkovski. Après Le Retour, Zviaguintsev a réalisé deux films qui ont été salués par les critiques occidentaux lors des festivals.
 
06.09.13.

Heat and Dust / Chaleur et Poussière (1983) de James Ivory


Chaleur et Poussière est le onzième film du trio formé par le réalisateur américain James Ivory, le producteur indien Ismail Merchant et la scénariste Ruth Prawer Jhabvala, une anglo-indienne d'origine allemande qui adapte ici un de ses romans. Comme de nombreuses productions de Merchant-Ivory, Chaleur et Poussière se déroule en Inde et explore la confrontation entre l'Orient et l'Occident. 

Chaleur et Poussière trouve sa place dans une époque où le cinéma britannique manifeste un regain d'intérêt pour le passé colonial du pays, notamment pour son rapport avec l'Inde. C'est en effet à ce moment que Richard Attenborough réalise sa biographie de Gandhi (1982) et que David Lean adapte E.M. Forster avec La Route des Indes (1984). A la télévision, The Far Pavilions (1984) évoque l'époque du Raj alors que The Jewel in the Crown (1984) est centré sur l'histoire mouvementée de l'Inde à la veille de son indépendance. 
 
Chaleur et Poussière développe lui une double intrigue et confronte deux époques: dans les années 20, une jeune mariée, épouse d'un haut fonctionnaire britannique, brade les interdits et devient la maîtresse d'un prince indien; dans les années 80, sa petite nièce revient en Inde pour revenir sur les traces du passé et connait un destin similaire en se laissant séduire par son hôte indien. Le montage, audacieux, dresse un parallèle constant entre les deux périodes. Les lieux d'antan existent toujours mais ont perdu de leur superbe, la différence se traduisant aussi stylistiquement: les images du passé sont comme rêvées et évanescentes alors que le présent est filmé avec une photographie plus proche du documentaire.  

Le temps d'un plan, Ivory réunit néanmoins le présent et le passé, rejoints par une histoire commune, celle de la difficile rencontre entre les civilisations. Anne, comme sa tante Olivia, va tomber sous le charme de l'Inde et s'émanciper, la fascination envers le pays semblant se perpétuer à travers les âges. Mais les barrières sociales et culturelles ont évolué: si Olivia a dû avorter de son enfant adultérin pour éviter le scandale, Anne, elle, décide de garder son bébé. Un espoir de fusion entre les deux cultures semble donc plus envisageable aujourd’hui qu'hier du fait de l’ouverture des cultures et du changement des mentalités. Si l'empire colonial anglais s'est effondré, c'est surtout parce que les britanniques sont restés les mêmes sans chercher à véritablement comprendre leur environnement. Leur monde, tout aussi obsolète que celui fastueux du Nawab, ne pouvait que s'effondrer. 

Observateur d'une civilisation décadente (le Raj britannique), James Ivory explore les raisons de cet échec (un refus de comprendre des mœurs locales) et tente d'en étudier les conséquences dans le monde actuel. Mais comme souvent dans l'œuvre du réalisateur, plus que la critique, c'est la fascination domine. 

02.09.13.