vendredi 13 janvier 2012

Le Charme discret de la Bourgeoisie (1972) de Luis Buñuel

         Produit par Serge Silberman, Le Charme discret de la Bourgeoisie est la quatrième collaboration de Luis Buñuel avec le scénariste Jean-Claude Carrière [1]. Ponctué de rêves et d’images démentes, Le Charme discret permet à Buñuel de renouer avec le surréalisme de ses débuts même si la complaisance de son regard, comme pour Tristana, amoindrit la critique sociale.


         Le scénario du Charme discret de la Bourgeoisie est entièrement basé sur un comique de répétition : trois notables essaient de planifier un repas ensemble avec leurs épouses mais des évènements imprévus empêchent toujours leur réunion. Ainsi, les protagonistes, qui n’arrivent jamais à diner ou à faire l’amour, vivent des situations sans jamais aller jusqu’à leur terme. Dans le rêve d’un des personnages, les bourgeois se retrouvent sur une scène de théâtre, prisonniers de leurs propres rôles comme s’ils n’étaient bons que pour amuser la galerie.
         Cette scène semble résumer à elle seule le film. En effet, Buñuel préfère adopter un regard moqueur et amusé sur nos bourgeois plutôt que de signer un brûlot réellement contestataire. Il tourne la classe bourgeoise en dérision en injectant de la folie, du trouble dans leur petit monde bien organisé : l’évêque devient jardinier et tue l’assassin de ses parents au lieu de lui pardonner; l’ambassadeur d’un pays fictif d’Amérique latine est responsable d’un trafic de drogue [2] et flirte avec une terroriste ; une garnison de militaires (fumeurs de marijuana !) s’invite à la table des bourgeois avant de procéder à des exercices bidon.
         En pleine forme, Buñuel tire donc à boulet rouge sur les ennemis traditionnels du surréalisme : la bourgeoisie, le clergé, l’armée et la police. Dans cette farce grotesque à mi-chemin entre « le surprenant et l’impossible » (selon les propres mots de Jean-Claude Carrière), les images délirantes s’accumulent : les cafards tombent sur les touches d’un piano permettant de torturer la jeunesse délinquante alors que Fernando Rey tire avec son fusil à lunette dans la rue depuis la fenêtre de son ambassade. Cette réminiscence d’une folie visuelle (les scènes sont perturbées par une violence inattendue) héritée du Chien andalou ou de L’Age d’Or, a ainsi mené des critiques comme Luc Lagier à considérer Le Charme discret de la Bourgeoisie comme l’un des films les plus surréalistes de la fin de la carrière du cinéaste espagnol.
         Le rêve se présente en effet comme la clé de lecture essentielle du Charme discret. Non seulement les personnages racontent leurs rêves mais leur vie entière est régulée par l’activité onirique : ils vivent des évènements dont la succession est illogique. De plus, les bourgeois n’arrivent pas à rêver à d’autres personnes qu’eux mêmes ou à un autre cadre que celui dans lequel ils vivent. L’imaginaire bourgeois est aussi étriquée que l’existence de cette classe. Il est d’ailleurs à mettre en regard avec celui de Buñuel : en effet, dans quelques scènes de rêve qui nuisent un peu à l’ensemble du film, la fantaisie du réalisateur semble souffrir parfois d’une pauvreté similaire.
         Une image énigmatique (qui nous est montrée à trois reprises) éclaire le sens du film: nos bourgeois, perdus au milieu de nulle part, parcourent à pied une route en macadam dans la campagne. De même que pendant tout le film ils ont des problèmes d’alimentation, de consommation, de même nos protagonistes, tournant en rond, se retrouvent sans voiture et sans carburant. La nécessité de retrouver de l’énergie serait alors inutile dans cette antichambre de la Mort. Cette théorie explique ainsi l’omniprésence dans Le Charme discret de fantômes (une mère, un camarade de classe ou encore un spectre de brigadier) et de la Mort même (un restaurateur veillé par ses serveurs dans son propre restaurant, un vieillard assassiné).


         Le Charme discret de la Bourgeoisie demeure certes très drôle et assez surprenant mais l’atténuation de la force contestataire (en raison de l’attention portée aux personnages) révèle le manque d’ambition réelle du film que l’on peut regarder comme une simple comédie satirique. Comme Belle de Jour ou Tristana, Le Charme discret de la Bourgeoisie s’apparente presque à une critique des bourgeois acceptable pour les bourgeois.

13.01.12.




[1] Jean-Claude Carrière a signé le scénario de tous les derniers films (français) de Buñuel à partir du Journal d’une femme de Chambre (1963) à l’exception de Tristana (1969). Depuis Le Journal d’une femme de Chambre, Serge Silberman a également produit tous les derniers films de la période française de Buñuel à l’exception de Tristana et de Belle de Jour (1967), produits par les frères Hakim.

[2] Serait-ce une allusion parodique au French Connection de Friedkin, film sorti l’année précédente et dans lequel Fernando Rey jouait le chef d’un réseau de trafic de stupéfiants ?

jeudi 12 janvier 2012

The Indian Fighter / La Rivière de nos Amours (1955) d’André De Toth

            La Rivière de nos Amours fit beaucoup fantasmer la cinéphilie française des années 50 . Patrick Bureau déclara ainsi : « Je donnerais tous les Ford et tous les Walsh de la période 1940-1955 pour La Rivière de nos Amours, l'un des plus beaux poèmes panthéistes que le western nous ait donnés, où la nature fondait en un seul élément Indiens, cowboys, arbres et rivières. Et puis, pour la seule présence divine d'Elsa Martinelli, pour cette splendide scène d'amour dans la rivière, pleine d'érotisme sylvestre, que ne donnerait-on pas ? »[1]. Qu’en est-il vraiment ? La ressortie de permet d’évaluer si la réputation de La Rivière de nos Amours est méritée. 
La Rivière de nos Amours est un western pacifiste marchant sur les pas de La Flèche brisée (1950) de Delmer Daves. Kirk Douglas y interprète Johnny Hawks, éclaireur chargé de maintenir de la paix entre les sioux et les colons. Proche de la culture indienne, il s’agit plus d’un « indian lover » que d’un « indian fighter » comme le lui reprochent plusieurs « blancs ». Dans La Rivière de nos Amours, ce sont les pionniers qui déclenchent la guerre entre les deux peuples : cupides, ils convoitent une mine d’or détenue en secret par les sioux et n’hésitent pas à tuer ces derniers lorsqu’ils ne veulent plus se satisfaire de quelques gorgées de whisky en contrepartie.
Les deux grands méchants, interprétés par Walter Matthau et Lon Chaney Jr., incarnent ainsi la méchanceté et la bêtise de la race blanche. A l’inverse, Johnny Hawks, personnage positif et héroïque, vit une romance avec une indienne[2]. C’est d’ailleurs la découverte de la maternité de la jeune femme qui mènera le chef sioux à prendre conscience de l’absurdité de la guerre. On l’aura compris : La Rivière de nos Amours prône l’amour entre les peuples et réhabilite les méchants indiens que l’on tuait sans compter et sans état d’âme dans le western des années 30 et 40.
Le scénario, cosigné par Ben Hecht et Frank Davis, est tiré d’une histoire de Robert L Richards[3]. Victime de la chasse aux sorcières, Richards est crédité sous un pseudonyme : de la même façon que Dalton Trumbo signait le scénario de La Flèche brisée, La Rivière de nos Amours révèle que les westerns pacifistes et progressistes des années 50 émergent souvent de l’esprit de scénaristes de gauche.
Paradoxalement, le film de De Toth trahit néanmoins une vision caricaturale des indiens : les peaux-rouges portés sur l’alcool nous apparaissent comme des vrais imbéciles. De même, le fait qu’une actrice européenne puisse jouer le rôle de l’indienne amoureuse de Johnny Hawks (Elsa Martinelli est d’origine italienne) révèle une certaine confusion dans l’identité des Indiens, perçus comme des « étrangers ». Malgré la description de quelques aspects de la culture (guerrière) indienne, on est donc assez éloigné du point de vue ethnographique de La Flèche brisée.
L’esprit pacifiste de La Rivière de nos Amours est indissociable de la vision positive des indiens vivant en harmonie avec la nature. Un personnage secondaire de soldat (joué par Elisha Cook) veut à tout prix photographier les merveilles de cette nature afin de la rendre visible auprès de ceux qui pourraient plus tard la peupler. La photographie[4] est ainsi conçue comme un élément perturbateur, une véritable intrusion de la société dans la beauté de ces grands espaces.
Les images champêtres de La Rivière de nos Amours sont d’ailleurs très belles, évoquant les toiles de la peinture américaine du XIXème siècle (Thomas Cole et la Hudson River School). Produit par la Bryana Productions, la société de Kirk Douglas, La Rivière de nos Amours n’est pas un western de série B : filmé en cinémascope, le film bénéficie de moyens assez conséquents. A ce titre, les scènes d’action, notamment l’attaque du fort par les indiens (qui jettent des tisons de feu), sont très réussies.
Le véritable problème de La Rivière de nos Amours (et pas le moindre), c’est l’interprétation de Kirk Douglas, agaçant en beau gosse sûr de lui-même. Avec ses sourires grimaçants, Kirk Douglas s’amuse à jouer les satyres et poursuit les indiennes comme un véritable obsédé sexuel. D’où cette scène de baiser érotique dans la rivière qui fit tant rêver le critique Patrick Bureau et qui a dû certainement influencer les distributeurs pour le titre français du film. On préférera dans le mise en scène ce plan spectaculaire où la caméra de De Toth fait un tour complet pour suivre Kirk Douglas danser avec Diana Douglas (son ancienne épouse) lors d’une scène de bal.
 
Porté par des thématiques intéressantes mais plus très nouvelles en 1955, La Rivière de nos Amours est un western avec des images admirables et des scènes d’action assez prenantes. Cela ne doit pas faire oublier la prestation de Kirk Douglas qui plombe beaucoup le film. Force est de reconnaître que le film est donc un peu en dessous de sa réputation. La Chevauchée des Bannis semble être un western plus original et plus abouti dans la carrière de De Toth que la sympathique Rivière de nos Amours.
 
11.01.12.


[1] Patrick Bureau dans Le western, Edition Gallimard
[2] Jean Loup Bourget, dans son ouvrage Hollywood, la norme et la marge (Armand Colin, p.46), souligne la permanence dans le western du mythe de Pocahontas et du mariage entre le blanc et la princesse indienne: Au-delà Missouri (1951) de William Wellman, La Captive aux Yeux Clairs (1952) d'Howard  Hawks et La Rivière de Nos Amours de De Toth.
[3] Robert L. Richards avait signé le scénario d’un autre western : Winchester 73 (1950) d’Anthony Mann.
[4] C’est un accessoire technologique, symbole de la modernité, proche de ceux que l’on verra dans le western crépusculaire à côté de la montre, du fusil à lunette, de la voiture…

mercredi 11 janvier 2012

The Picture of Dorian Gray / Le Portrait de Dorian Gray (1945) d’Albert Lewin




          Parmi les dizaines d’adaptation cinématographique du roman d’Oscar Wilde[1], celle d’Albert Lewin est sûrement celle la plus célèbre, peut-être parce qu’elle est la plus réussie. Selon Lewin, le projet remonterait au souhait de Greta Garbo de sortir de sa retraite de comédienne pour interpréter elle-même le personnage de Dorian Gray. La censure se serait opposée à ce choix, considérant qu’une femme ne pouvait interpréter un rôle masculin. Optant finalement pour le comédien Hurd Hartfield[2], la MGM mit en route la production.
          Très fidèle au roman, le film de Lewin n’est pas pour autant une adaptation classique et sage qu’ont pu dénoncer certains auteurs[3] : servie par une mise en scène audacieuse et des comédiens parfaits, il s’agit d’une œuvre remarquable par son sens du détail et de la perfection, qualités déjà intrinsèques du roman d’origine.


          Fort de son passé de scénariste[4], Albert Lewin a su tout d’abord respecter le texte d’Oscar Wilde : il suit pratiquement à la lettre les dialogues et a juste quelque peu modifié les intrigues secondaires[5]. De nombreux ajouts densifient le récit comme cette statuette égyptienne de chat qui renforce le caractère diabolique et fantastique de l’aventure de Dorian Gray. De même, le personnage de Lord Henry Wotton, qui n’existe pratiquement que par son discours dans le roman de Wilde, est développé par le jeu de son interprète : Georges Sanders, au dandysme naturel, élucubre cyniquement tout en respirant la saveur d’une soupe ou en capturant un papillon (symbole de l’innocence de Dorian Gray mise sous son emprise et son influence).

          Ensuite, c’est visuellement que le film de Lewin brille. Non seulement chaque plan est merveilleusement composé, mais surtout une grande attention est portée aux décors et aux costumes. Ainsi, dans cette production MGM de qualité, les détails fourmillent, enrichissant le cadre : une estampe japonaise par-ci, une statuette de bouddha par-là, une toile « esthetic » au mur, une servante qui coud au fond… Lewin dynamise également chaque scène avec une idée ingénieuse. Ainsi, la violence de l’assassinat du peintre Basil Hallward par Dorian Gray est accentuée par des éclairages alternant l’ombre à lumière suite au balancement d’une lampe. Aucun élément n’est laissé au hasard : Lewin s’amuse à cacher des messages dans des cubes de la chambre d’enfant de Dorian Gray (où est caché son portrait difforme) dont les lettres ainsi disposées forment les initiales des protagonistes victimes du mal causé par Dorian Gray.
          L’apport le plus ingénieux de Lewin réside sans nul doute dans l’utilisation de la couleur. En effet, dans son roman, Oscar Wilde affirme la puissance de l’art, plus fort que tout et plus juste que la réalité même (puisque le portrait de Dorian Gray retranscrit physiquement la réalité de l’âme de son modèle). Pour aller dans le même sens, le film de Lewin, tourné dans un noir et blanc élégant[6], est envahi à trois reprises par la couleur[7] lors la vision émerveillée puis horrifique du portrait par son sujet même : cette couleur d’un technicolor flamboyant permet de conforter la vie réelle et parallèle du tableau[8].
          Tous ces éléments justifient la réputation d’Albert Lewin, considéré comme l’un des réalisateurs les plus cultivés et distingués d’Hollywood. De la même façon qu’Oscar Wilde au chapitre 11 de son roman parodiait Huysmans en faisant l’étalage de ses connaissances, Lewin établit des références lettrées absentes du roman : Lord Henry Wotton lit les Fleurs du Mal alors que Dorian est fasciné par le poète Omar Khayam et joue la prélude n°24 de Chopin pour mieux séduire celles qu’il veut détruire. On notera d’ailleurs que, dans le film, Dorian Gray lit un « jeune poète irlandais du nom d’Oscar Wilde », permettant à Lewin de rendre hommage à l’auteur qu’il adapte. On ne s’étonnera donc guère de savoir que le film précédent de Lewin (et son premier) était une adaptation d’un roman de Somerset Maugham sur la vie de Gauguin[9] et, qu’après son Dorian Gray, le réalisateur allait adapter Bel Ami de Maupassant[10] (en 1947) et moderniser le mythe du Hollandais volant dans le fameux Pandora (1951).


          A la fois fidèle et original, Le Portrait de Dorian Gray d’Albert Lewin constitue une œuvre parfaitement aboutie : la version audacieuse du roman d’Oscar Wilde par Lewin constitue l’un des meilleurs exemples de l’adaptation cinématographique utile et intelligente d’un grand classique de la littérature.

11.01.12.




[1] Parmi les dizaines d’adaptations cinématographiques du Portrait de Dorian Gray, évoquons une version allemande de 1917 réalisée par Richard Oswald, une version hongroise de 1918 réalisée par Alfréd Deésy (avec Bela Lugosi dans le rôle de Lord Henry Wotton), une version Italienne de 1970 réalisée par Massimo Dallamano (avec Helmut Berger dans le rôle titre et Herbert Lom dans le rôle de Lord Henry Wotton) et enfin une version récente et anglaise réalisé par Oliver Parker, sorti en 2009 (Parker a également adapté deux pièces d’Oscar Wilde : le Mari idéal et L’importance d’être Constant)
[2] Il s’agit de son premier rôle à l’écran. Salué pour son interprétation par la critique, il fut néanmoins par la suite discriminé à Hollywood selon ses propres dires : "The film didn't make me popular in Hollywood (…) "It was too odd, too avant- garde, too ahead of its time. The decadence, the hints of bisexuality and so on, made me a leper! Nobody knew I had a sense of humour, and people wouldn't even have lunch with me."
[3] Coursodon et Tavernier, dans 50 ans de cinéma américain, parlent d’une version « respectueuse et aseptisée » du roman de Wilde.
[4] C’est lui qui signe seul le scénario de son Dorian Gray.
[5] Sibyl Vane n’est plus une actrice de théâtre mais une chanteuse de cabaret ; Dorian Gray pousse à bout la jeune femme suite à un évènement différent : il n’est pas déçu par son jeu d’actrice (puisqu’elle n’est que chanteuse) et donc, dans le film, Gray incite la jeune fille à dormir (coucher ?) chez lui; une histoire de mariage avec la sœur de Lord Henry Wotton densifie la dernière romance de Dorian Gray ; enfin, Lord Wotton et sa sœur assistent à la mort du personnage principal.
[6] La photographie est signée par Harry Stradling Jr. qui, pour le film de Lewin, a remporté son premier oscar avant celui gagné pour son travail sur My Fair Lady en 1964.
[7] Cet insert furtif de la couleur dans un film en noir et blanc est un jeu récurrent dans la filmographie de Lewin puisqu’on le retrouve dans The Moon and the Sixpense et Bel Ami.
[8] Le portrait de Dorian Gray où le modèle est encore d’une beauté angélique est peinte par le portugais Henbrique Medina. Celui où Gray est terrifiant par sa laideur liée à sa méchanceté est signé par Ivan Albright, peintre américain dont l’œuvre est marquée par cauchemar (on peut rattacher son œuvre au courant du réalisme magique). A l’origine, Albert Lewin avait confié la réalisation du portrait non corrompu à Malvin Marr Albright, le frère jumeau d’Ivan, mais Lewin n’avait pas été satisfait du résultat. Cette démarche (portraits opposés peints par des vrais jumeaux) est à lier à la thématique de la dualité présente dans Le Portrait de Dorian Gray. Dans un documentaire de 1944 intitulé Grandpa called it art de la série « Passing Parade » de John Nesbitt, on voit les frères Albright en train de peindre le tableau.
[9] Il s’agit The Moon and the Sixpence (1942), déjà avec Georges Sanders (mais dans le rôle principal).
[10] On retrouve également Georges Sanders mais aussi Angela Lansbury (qui joue le personnage de Sibyl Vane dans Dorian Gray). Le Portrait de Dorian Gray est le troisième film d’Angela Lansbury (d’origine anglaise) après Hantise (1944) de George Cukor et Le Grand National (1944) de Clarence Brown.

dimanche 8 janvier 2012

The Picture of Dorian Gray / Le Portrait de Dorian Gray (1890) d’Oscar Wilde

Ecrit en 1890, Le Portrait de Dorian Gray est l’unique roman d’Oscar Wilde. Derrière l’aspect fictionnel, l’auteur y développe ses conceptions sur l’art (l’esthetic mouvement) et sur sa philosophie de vie (le dandysme, le décadentisme).

I. Le Portrait de Dorian Gray : Quel roman ? Une autobiographie ? Un essai ?

• Réalisme et fantastique
« De la senteur des lilas au bourdonnement des abeilles, des rideaux de tussor aux cigarettes de Lord Henry, Wilde y décrit jusque dans ses accessoires les décors où vivent aristocrates de cette fin de XIXème siècle. Statut des comédiennes ou tentation d’épouser une américaine, thés mondains… ou bas fonds de Whitechapel, les préjugés et les rites de la société anglaise sont restitués avec la même scrupuleuse exactitude. Selon la règle du fantastique, un seul fait s’écarte des lois naturelles : les traces de la vie vieillissement et corruption s’impriment sur le portrait de Dorian et non sur son visage. » [1]

• Un roman autobiographique ? Les trois visages d’Oscar Wilde
« La fiction ressemble fort à une autobiographie où l’auteur se serait peint en trois personnages. Dorian Gray, c’est l’idéal grec, esthétique, que poursuit Oscar Wilde : c’est l’amant qui attire désirs et vénération. Basil Hallward, c’est Wilde en artiste : le créateur, romantique et passionné, avec ses dons et ses difficultés. Enfin, Lord Henry rappelle Wilde dans les raffinements du dandy et le brio de causeur : il vit sans remord et au quotidien l’épicurisme et le cynisme. » [2]
Si Oscar Wilde se reconnait donc dans les trois grands personnages du roman, quel est celui dont il serait le plus proche ? Parmi ses trois individus, amis proches mais très différents, lequel a-t-il réellement raison ?
Lord Henry nous envoute et nous charme mais sa superficialité et les paradoxes de son discours peuvent agacer. Quant au peintre Basil Hallward, il fait preuve d’une certain candeur, d’un idéalisme parfois caricatural. En fait, Dorian Gray incarne pleinement les excès de ses deux amis : passionné par l’art, il veut que sa vie se mélange avec celui-ci (en ça, il est une version exacerbée de Basil) mais s’adonne complètement au dandysme (là, il se rapproche de Lord Henry). Si on sent que Wilde cautionne pleinement la vie décadente de Dorian Gray (relatée au chapitre 11 du roman), ce dernier, par son péché d’hubrys, court à sa perte. Le destin tragique du personnage principal semble être une condamnation de l’absence de demi mesure. Dénonçant le caractère excessif de son personnage et la farniente d’une aristocratie décadente, Wilde, dans une certaine mesure, semble faire son autocritique. Deux bémols toutefois : la fascination l’emporte et son roman lui permet de développer ses théories.


• Un essai sur l’art
L’idée principal du Portrait de Dorian Gray est que l’Art est plus fort que la réalité elle-même : la réalité de l’art (le portrait de Dorian Gray) est plus juste que la réalité puisque le portrait retranscrit la réalité de l’âme du modèle dans le physique du personnage.
Le Portrait de Dorian Gray s’apparente d’ailleurs parfois à un recueil de citations sur les conceptions esthétiques d’Oscar Wilde. Wilde croit en la puissance et la beauté de l’Art. Grand adepte de l’art pour l’art, il prêche dans la préface du roman que l’artiste doit rester conscient de la vanité de toute œuvre d’art. Paradoxalement, il affirme dans son récit la puissance de l’art et les déviances dangereuses qu’il peut entraîner. Pour Wilde, l’unique but de l’Art réside dans la recherche du Beau. Cette conception, éloignée de celle d’un art social et engagé, est d’ailleurs tout à fait critiquable idéologiquement. D’ailleurs, Wilde y contrevient lui-même en glissant un propos à travers une œuvre !


II. Le Portrait de Dorian Gray et les œuvres voisines

• Une variation sur d’autres mythes : les influences du Le Portrait de Dorian Gray
Wilde avait déjà développé le motif du portrait dans une de ses nouvelles : Le Portrait de Mr. W.H., publié un an auparavant. Le Portrait ovale (1842) d’Edgar Poe est souvent également cité comme une source d’influence pour Wilde. Dans Le Portrait de Dorian Gray, Wilde mélange surtout deux mythes anciens : Narcisse (l’homme soucieux de son physique, fasciné par son reflet) mais aussi Faust (celui qui a vendu son âme au diable en l’échange d’une seconde vie). Lorsque Wilde évoque la romance de Dorian Gray avec la jeune actrice de théâtre, les références à Shakespeare fusent de façon abondante. Quant au chapitre 11 du roman (le récit de la vie décadente de Gray entre 20 et 38 ans), il s’agit d’un pastiche d’A Rebours (1884) de Karl Huysmans.

• Le Portrait de Dorian Gray / L’étrange cas du Docteur Jekyll et Mr. Hyde
Oscar Wilde n’a jamais caché son admiration pour le roman de Robert Louis Stevenson, sorti quatre ans auparavant. Les deux œuvres entretiennent des liens étroits. D’un point de vue des thématiques, il s’agit de deux récits centrés sur la dualité : l’un prend comme cadre la Science, l’autre, l’Art. Il existe un même jeu sur les apparences [3] . Dans les deux romans, on expose l’idée que le physique devrait retranscrire la réalité de l’âme.

Du point de vue des personnages, Hyde est ainsi le double hideux et méchant de Jekyll alors que le portrait de Dorian Gray catalyse la vilenie de son modèle. Dorian Gray et le docteur Jekyll sont ainsi très proches : ces aristocrates d’une beauté certaine dissimulent leur bassesse par l’intermédiaire d’un double. Comme Hyde, Dorian Gray assouvit ses plaisirs malsains dans les quartiers de Whitechapel : le soir, une vie de crime et de débauche l’attend. Notons que Gray comme Hyde son attirés par des actrices de théâtre populaire. Enfin, seuls les deux personnages principaux sont au courant de leur dualité malsaine qu’ils cachent à leur entourage.

Le cadre victorien est assez similaire. Jekyll et Gray sont des aristocrates, amoureux dans le cœur mais célibataires dans les faits : légèrement lascifs, ils vivent seuls avec leur indispensable majordome dans leurs grandes demeures et passent la plupart de leur temps dans le salon/bibliothèque près de la cheminée. Ils ont tous les deux une partie de leur maison réservée pour cachée leur dualité : Jekyll s’enferme dans son laboratoire pour se transformer en Hyde alors Gray cache le portrait dans les combles.

Ecrits à la même époque, les deux romans entretiennent des représentations très proches de la société victorienne, toujours peinte avec soin. A l’inverse, la vie nocturne et malsaine de Gray et Jekyll se rapporte à l’imaginaire du Londres populaire de Jack l’Eventreur : on imagine les quartiers périphériques peuplés par les prostituées et envahis par le brouillard. On peut concevoir ce décor une rencontre entre le romantisme anglais et le gothique allemand avec la réalité (fantasmée ?!) de l’Angleterre de l’époque.

La résolution est identique : comme le docteur Frankenstein, les deux personnages seront punis pour leurs excès et leur péché d’hubrys. A la fin, la métamorphose physique des deux personnages s’opère : Hyde redevient Jekyll alors que Dorian Gray s’enlaidit. Stevenson et Wilde sont ainsi respectivement troublés par la puissance de la Science et de l’Art mais semblent avant tout être effrayés par leur déviance et leur caractère dangereux. Néanmoins, Dorian Gray et Henry Jekyll demeurent des véritables héros, au regard de leurs auteurs : certes, leur destin est tragique mais leur rébellion anticonformiste face à la société victorienne demeure une aventure passionnante.


[1] Catherine Bouttier-Couqueberg dans sa rubrique « Au fil du texte » dans l’édition Pocket de 2001, page VI.

[2] Idem.

[3] Ce jeu sur les différences entre le physique et la réalité de l’âme mènera Rouben Mamoulian a développer l’idée d’un darwinisme inversé dans son adaptation cinématographique du roman de Stevenson en 1931. Il faut dire que le darwinisme était une théorie très à la mode dans les années 1880-1890. Dorian Gray s’intéresse lui-même à ces théories dans le roman d’Oscar Wilde !