mercredi 12 décembre 2007

Le Rapace (1967) de José Giovanni



José Giovanni est un homme au parcours peu conventionnel. Résistant (ou collaborateur ?) pendant l'occupation, gangster après la Libération, condamné à mort puis gracié, le corse d’origine devient auteur de romans basés sur ses expériences personnelles. Son intrusion dans le monde de l’écriture lui ouvre ensuite les portes du cinéma : après avoir longtemps été scénariste et adaptateur de ses propres ouvrages (pour Jean-Pierre Melville, Claude Sautet, Jean et Jacques Becker, Jacques Deray, Robert Enrico ou encore Henri Verneuil), Giovanni réalise son premier film La Loi du survivant en 1966 d’après son livre Les Aventuriers qui sera de nouveau porté à l’écran l’année suivante par Robert Enrico. Le Rapace, son film suivant, d’après une série noire de John Carrick, s’apparente à un film d’aventures exotiques flirtant avec le western spaghetti et le film politique.


Le « rapace » du titre est un tueur à gages surnommé aussi « le rital ». Il doit assassiner l’actuel président d’une république latino-américaine dans la fin des années 30. On lui impose comme acolyte Miguel Juarez, jeune idéaliste convaincu par la nécessité d’une révolution qui est vite dégouté par son cynisme. Le rapace le surnomme Chico par dérision en raison de sa juvénilité et de sa candeur.


C’est Lino Ventura qui campe ledit rapace. José Giovanni retrouve alors l’acteur qui avait déjà été l'interprète d'adaptations de ses romans : Classe tous risques (1960) de Claude Sautet, Le Deuxième Souffle (1966) de Jean-Pierre Melville, Les Grandes Gueules (1966) et Les Aventuriers (1967) de Robert Enrico. Leur collaboration se poursuivra ensuite avec Dernier Domicile connu (1970) puis Le Ruffian (1983).

Le Rapace joue sur l’exotisme des révolutions mexicaines déjà exploré par le cinéma américain. En effet, le film a été entièrement tourné au Mexique avec des acteurs locaux. Les paysages sont donc magnifiques d’un bout à l’autre du film qui jouit en fait d’une formidable authenticité. Il en est de même pour l’envoutante musique de François de Roubaix, fidèle collaborateur de Giovanni[1], qui a fait appel au groupe péruvien « Los Incas ».
Le Rapace fait aussi penser à un western spaghetti. Le rapace est en effet un personnage archétypal du western transalpin : celui de l’ange exterminateur aux motivations ambigües qui part aussi vite qu’il est arrivé. La mort le guette à tout moment et son cynisme ainsi que sa cupidité sont encore des caractéristiques communes entre les deux personnages. De plus, l’harmonica et la guimbarde de la musique de Roubaix ne sont pas sans rappeler les partitions d’Ennio Morricone.
Cependant, le rapace n’est pas un personnage amoral comme dans le western spaghetti. Certes, le rapace est très sarcastique mais, malgré son apparence laconique, il détient un certain nombre de valeurs. Le rapace a tout d’abord un véritable respect envers les femmes. De plus, il est persuadé que la révolution ne mène à rien puisqu’un système dictatorial ne peut être remplacé que par une autre dictature, les hommes politiques étant toujours des manipulateurs avides de pouvoir.

Ainsi, Le Rapace se transforme en film politique façon El Chuncho / Quien Sabe ? de Damiano Damiani sorti un an auparavant. Le Rapace nous montre en effet progressivement un face à face entre Chico, le jeune idéaliste plein d’espoirs, et le rapace, vieux baroudeur désabusé et à tout jamais désillusionné. Finalement, le film de Giovanni penchera plutôt pour le camp du pessimiste rapace.

Ce qui différencie aussi le rapace du vengeur violent du western spaghetti, c’est que le rapace est en réalité un homme de cœur. En effet, ce n’est pas parce qu’il ne prend pas part à la révolution à laquelle il semble se désintéresser, qu’il n’est pas pour autant un homme sans cœur. Rappelons la citation de Dostoïevski à l’ouverture du film: « Mais, mon ami, on ne peut pas vivre absolument sans pitié ». En fait, Le Rapace nous offre aussi une histoire d’amitié virile entre Chico et le tueur à gages, comme les aime bien José Giovanni.
Cependant, le personnage de Ventura reste complexe et ambigu. L’argent semble en effet ne pas être une véritable motivation du tueur à gages. En fait, le rapace erre sans but tel un fantôme. Il se retrouve toujours dans des situations qui ne le concernent pas et tourne autour de la mort, tel un rapace autour des cadavres.


Très méconnu par le public et trop souvent négligé par les critiques, Le Rapace est pourtant un film admirable qu’il faut découvrir. En effet, José Giovanni a signé un film très réussi en montrant qu’il était capable de manier aussi bien l’action que la réflexion.
Deux ans après Le Rapace, Giovanni retrouve Lino Ventura pour Dernier Domicile connu, film policier qui est sans aucun doute son film le plus célèbre.

12.12.07.
[1] François de Roubaix a signé la partition de tous les films réalisés par José Giovanni de La Loi du Survivant (1966) à La Scoumoune (1972) inclus, soit presque jusqu’à sa mort tragique en 1975. En effet, François de Roubaix est mort accidentellement lors d’une plongée sous-marine aux Canaries.

dimanche 9 décembre 2007

Metropolis (1927) de Fritz Lang


        Fritz Lang tourne Metropolis après Les Nibelungen (1924), grande épopée wagnérienne en deux parties qui avait confirmé sa capacité à réaliser des films à gros budgets. Produit par la prestigieuse UFA, symbole de la gloire et du prestige du cinéma allemand, Metropolis se présente comme un film grandiose et ambitieux.
        Aujourd’hui encore, Metropolis est considéré comme l’un des « plus grands films de toute l’histoire du cinéma ». Pourquoi cette appellation ? Pourquoi une telle renommée ? Deux raisons peuvent être données. Metropolis est en effet un « film-monstre », un film démesuré dans sa conception, audacieux dans sa réalisation. C’est aussi un « film-phare » par ses nombreuses inspirations et influences ainsi que par son fascinant syncrétisme.


        Metropolis signifie « la ville-mère ». En effet, Metropolis est une grande ville, une capitale, dans le monde de demain dans lequel s’opposent deux classes : une classe frivole et privilégiée qui vit dans les infinis gratte-ciels, et une classe ouvrière esclave au service de la première et qui vit dans les souterrains. John Fredersen est le chef de cette cité. Son fils Freder tombe amoureux de Maria, une fille du peuple qui contient une possible rébellion des travailleurs. Fredersen va demander à Rotwang, un savant, de construire un robot à l’image de Maria, pour créer une fausse insurrection afin de l’écraser. L’androïde va semer le désordre mais le peuple va finalement se réconcilier avec les dirigeants.

        Metropolis est avant tout un film au tournage pharaonique de plus d’un an. Il a nécessité 36 000 figurants, 620 km de pellicule et le budget est passé de un à six millions de marks… Pour l’occasion, la UFA construit de gigantesques décors et engage les meilleurs techniciens : la photographie est confiée au talentueux Karl Freund[1] et les nombreuses explosions et effets spéciaux ne sont pas négligés. Le film bénéficie aussi de la brillante et violente musique de Gottfried Huppertz qui avait déjà dirigé Wagner pour Les Nibelungen. Tout est fait pour impressionner le spectateur.
        La réalisation de Fritz Lang est très audacieuse. Comme il s’agit d’un film de science-fiction, une vision futuriste du monde s’impose. Ainsi, tous les efforts seront d’abord du domaine visuel. Les trucages du film sont bluffants. Les plans de la ville, très impressionnants, sont tournés à partir de maquettes. Lang s’inspire de New York qu’il a visité un an auparavant : la ville aux immenses immeubles est en perpétuel mouvement, les individus, les voitures et les avions ne cessent de se déplacer. La luminosité de la ville la nuit accroit cette constante agitation humaine.

        De plus, Lang expérimente beaucoup de techniques cinématographiques comme la surimpression, la caméra placée sur une balançoire ou encore le montage parallèle. Des recherches originales sont aussi effectuées au niveau des cartons. Le projet de Lang est donc très ambitieux du point de vue artistique.

        Le film est pour origine un roman de Thea Von Harbou[2], la propre femme de Fritz Lang. Son livre tentait de concilier de nombreux éléments culturels et historiques européens. En cela, on peut parler pour Metropolis d’une œuvre syncrétique.
        Tout d’abord, Metropolis est empreint d’influences bibliques : la référence au Moloch (divinité démoniaque à qui l’on sacrifiait des enfants) mais aussi l’épisode de la tour de Babel raconté par la prêtresse Maria.
        Ensuite, Metropolis rappelle l’héritage chrétien de la civilisation européenne : la réunion des ouvriers dans des souterrains comme les chrétiens dans les catacombes, la très sainte Maria qui prie pour la paix et attend la venue d’un médiateur (le messie) et qui s’oppose à l’Eve tentatrice, son double en robot, qui finira par être brulée sur le parvis d’une cathédrale comme une sorcière, ou encore le cauchemar de Freder qui aperçoit la Mort avec sa faux, accompagnée des sept péchés capitaux.
        Le Moyen-âge est aussi évoqué avec la maison du savant Rotwang qui refuse de vivre dans la ville nouvelle.
        Metropolis renvoie à la Révolution française lorsque les ouvriers se révoltent et dansent une sorte de carmagnole autour des usines dévastées sur fond de la Marseillaise.
        Metropolis est cependant ancré dans son temps, celui des folles années 20 avec la critique du monde bourgeois frivole qui apprécie les fêtes galantes et les divertissements. L’ambiance du film est parfois art-déco. On y voit aussi l’exaltation du sport par les jeunes athlètes qui annonce Les Dieux du Stade (1938) de Leni Riefenstahl.


        Enfin, le film nous offre une étonnante vision marxiste de la société. Dans Metropolis en effet, le monde est divisé entre prolétaires exploités jusqu’à l’esclavage et riches bourgeois exploiteurs et insouciants. Mais ici, la lutte des classes ne menant à rien, c’est plutôt l’entente entre prolétaires et capitalistes qui doit s’opérer. Ainsi, le message de Metropolis est très simpliste : en faisant se joindre les mains du contremaître et du patron, devant les ouvriers rassemblés sur le parvis d’une cathédrale, le jeune Freder est le « médiateur » entre la main et le cerveau. Cette conclusion est tellement sommaire que Fritz Lang la reniera très tôt.


        Fritz Lang a toujours été considéré comme un cinéaste expressionniste. Cependant, les sujets qu’il aborde sont assez réalistes et s’opposent donc au fameux mouvement allemand : association de criminels dans Les Araignées (1919), espionnage dans Les Espions (1928) ou encore pédophilie dans M. le Maudit (1931). Si dans Metropolis Lang assimile ses règles (le jeu des ombres et des perspectives surtout) et introduit de nombreuses scènes oniriques, son film s’apparente en fait plus à de la science-fiction qu’à de l’expressionisme puisqu’il semble sombrer davantage dans le merveilleux que dans le fantastique.

        Metropolis sort à une période où le Futurisme est en pleine expansion. Ce mouvement artistique et intellectuel se développe en Italie et en Russie après la fin de la guerre. On retrouve en effet dans Metropolis l’adoption des notions clés du monde moderne telles que le dynamisme, la vitesse ou encore le machinisme. Cependant, pour Lang, la modernité finit par réduire l’homme à l’esclavage. Cette modernité est un mal au même titre que le diabolique docteur Mabuse ou le meurtrier pédophile de M. le Maudit.
        Metropolis fait aussi penser aux œuvres de H. G. Wells qui a pourtant décrié l’œuvre de Lang en parlant du « film le plus stupide qu’il ait jamais vu ».
        La scène la plus connue de Metropolis est surement celle dans laquelle le robot de Maria prend vie. Cette scène merveilleuse dans tous les sens du terme émeut par sa beauté poétique indéniable. Cette création humaine comme artistique n’est pas sans annoncer le Frankenstein que James Whale réalisera en 1933.


        Metropolis sera un fiasco économique du fait de son budget considérable. Cependant, le film devient mondialement connu. Aujourd’hui, il fait partie du patrimoine mondial de l’Unesco et figure parmi les 91 collections inscrites au registre "Mémoire du monde". Ce film est en fait une œuvre majeure du cinéma muet. C’est en effet un film impressionnant, au syncrétisme passionnant.
        Metropolis est aussi une œuvre marquante aux influences considérables Il inspirera notamment Georges Lucas pour le personnage de C3PO de Star Wars (1977), Ridley Scott pour Blade Runner (1982), Tim Burton pour Batman (1989), le japonais Rintaro pour son film d’animation homonyme Metropolis (2001).


09.12.07.

Metropolis (1927) de Fritz Lang

Blade Runner (1982) de Ridley Scott



[1] Karl Freund avait déjà collaboré avec Fritz Lang pour Les Araignées (1919), troisième film et premier succès commercial du réalisateur.
[2] Thea Von Harbou et Fritz Lang se sont mariés en 1922. Thea Von Harbou a signé les scénarii de tous les films allemands de Lang de La Statue qui marche / La Madone des neiges (1920) au Testament du docteur Mabuse (1933) inclus. Fritz Lang et Thea Von Harbou se sont séparés en 1933 à cause de leurs divergences politiques puisque Thea Von Harbou venait d’adhérer au parti nazi. Lorsque Lang part pour les Etats-Unis en 1933, il quitte sa femme et son pays basculant dans le nazisme.

vendredi 2 novembre 2007

The Bigamist / Bigamie (1953) d’Ida Lupino


        Ida Lupino est, avec Dorothy Arzner dans les années 30, la fameuse lesbienne de la RKO, l’une des premières et rares réalisatrices à Hollywood. Cette actrice de fort caractère est passée progressivement à la réalisation. Sa première expérience était Not Wanted / Avant l’Amour (1949), un projet ambitieux et personnel qui lui tenait beaucoup à cœur. Si Lupino ne jouait pas dans ce film, elle en était cependant la scénariste, la productrice et puis même partiellement la réalisatrice : le réalisateur Elmer Clifton ayant été frappé d’une crise cardiaque, ce fut Ida Lupino qui le remplaça sur le tournage sans être créditée au générique. Comme le titre original du film l’indiquait, le sujet était loin d’être conformiste puisqu’il s’agissait de l’histoire de l’avortement d’un enfant « non voulu ». Au début des années 50, alors que l’actrice est au sommet de sa gloire, elle décide alors de passer véritablement de l’autre côté de la caméra.
        Avec le soutien de Collier Young, un haut patron de la Columbia, qui devient son mari en 1948, Lupino fonde en en 1949 sa propre société de production, la « Emerald » qui devient en 1950 « The Filmakers ». La compagnie produira tous ses films : ceux dans lequel elle joue (Beware, my Lovely réalisé en 1952 par Harry Horner et Ici Brigade criminelle réalisé en 1954 par Don Siegel) et ceux qu’elle réalise. La RKO distribuera tous ses films jusqu’au Voyage de la Peur (1953). L’insuccès de The Bigamist, son film suivant, est donc sûrement lié à sa diffusion difficile et limitée.
        Ida Lupino tourne des films plus intimistes, avec des problèmes sociaux d’actualité. Elle centre souvent son œuvre sur des personnages féminins qui sont en proie à des situations tragiques. Son premier film Outrage (1950) s’intéresse au destin d’une jeune fille violée. Son film suivant, Never Fear, sortie la même année, décrit le désespoir mental d’une femme malade de la poliomyélite (maladie de la moelle épinière). Ensuite, Hard Fast and Beautiful (1951) dénonce l’exploitation professionnelle d’une joueuse de tennis.
        Après, elle réalise Le Voyage de la Peur (1953), son film le plus connu. C’est un film noir qui reste très célèbre pour son histoire assez originale : un gangster aux paupières paralysées terrorise deux automobilistes qu’il a pris en otage. Ceux-ci ne peuvent surprendre le meurtrier lors de son sommeil à cause de son regard inflexible. Enfin, The Bigamist pose le problème de la bigamie.


        Le bigame du titre original, c’est Harry Graham, interprété par Edmond O’Brien. Lui et sa femme (la toujours très juste Joan Fontaine) ont monté une entreprise familiale de ventes de réfrigérateurs. Séparé de son épouse pour cause de voyages d’affaires, Harry se sent seul. Alors qu’il s’ennuie à San Francisco, il rencontre un peu par hasard Phillys (Ida Lupino), une jeune femme dont il va progressivement tomber amoureux. Il finira par avoir un enfant avec elle alors même que son épouse stérile lui demande d’en adopter un. L’employé de l’agence d’adoption (le sympathique Edmund Gwenn[1]) découvre lors de son enquête que l’homme mène deux vies dans des foyers familiaux différents.


        Le regard de Lupino est celui d’un moraliste : à la fin du film, Harry est trainé en procès, mais le juge, conscient de la complexité de l’affaire, ne tranche pas et relâche l’accusé. De la même façon que le procureur, Lupino expose les faits sans les juger. En effet, le comportement du bigame n’est pas condamné mais le spectateur est invité à le comprendre et c’est là le but même du film. Le personnage principal se trouve dans une situation embarrassante contre son gré et malgré sa bonne volonté, suite à des circonstances difficiles et particulières: lorsqu’Harry essaye de se rapprocher de sa femme, celle-ci perd son père ou se souvient d’un rendez-vous professionnel. L’homme, qui veut tout faire pour garder le cœur de ses deux femmes, va en réalité les perdre toutes les deux. La situation finale dans laquelle se trouve Harry est tout à fait contestable mais nous plaignons cet homme vulnérable qui souffre. En fait, nous finissons même par le trouver sympathique. De plus, Lupino nous montre qu’il se comporte toujours avec dignité et tendresse : il n’abandonne pas Phillys lorsqu’elle accouche et se résout à accomplir le souhait d’adoption de sa véritable femme. En fait, le bigame est tout simplement un homme maladroit qui se retrouve dans une drôle de situation.

        Le sujet du film est pour le moins original. Ida Lupino le traite avec sensibilité et sincérité. The Bigamist est le seul film réalisé par Ida Lupino dans lequel elle joue.
        Le scénario, dont la structure repose sur un flash-back, est signé par Collier Young[2] qui produit aussi le film. Cependant, au moment de la sortie du film, il n’est plus le mari d’Ida Lupino (ils ont divorcé en 1951) mais celui de Joan Fontaine (ils se sont mariés en 1952) ! Un homme partagé entre deux femmes (Ida Lupino et Joan Fontaine), c’est justement le sujet de The Bigamist …On sent donc que les auteurs se sont beaucoup impliqués dans leur projet.

        Pour réaliser ce film hors-norme, Ida Lupino, malgré le soutien financier de son ex-mari, n’a que peu de moyens. Ainsi, certaines scènes de Bigamie sont tournées en décors naturels : rappelons notamment les plans magnifiques où Edmond O’Brien déambule dans les rues en pente de San Francisco.

        Pour The Bigamist, Lupino a fait appel à ses amis. Tout d’abord, il y a George Diskant, le chef opérateur de quelques films de Nicholas Ray dont notamment La Maison dans l’Ombre (1951). C’est sur le tournage de ce film, en tant qu’actrice, qu’Ida Lupino avait fait sa connaissance. George Diskant avait aussi fait la photographie de Beware, my Lovely (1952) d’Harry Horner, un film de la « Filmakers » dans lequel jouait Lupino.
        Ensuite elle retrouve Edmond O’Brien qui jouait déjà dans son Voyage de la Peur (1953). Dans The Bigamist, son personnage, malgré tous ses problèmes spécifiques, semble somme toute très commun et véridique. En cela, O’Brien prouve qu’il est un excellent acteur.


        A cause de sa multitude de petits détails et de l’intelligence de la mise en scène ainsi que du traitement du sujet, The Bigamist est un film très subtil. Beau et simple, c’est donc un film à l’image de ses personnages : touchant, sensible et émouvant.
        Cependant, le film, en raison de sa distribution limitée, ne connait pas de succès. Deux ans après, la « Filmakers » ferme ses portes. Lupino tente un come-back en tant qu’actrice : elle joue dans Le Grand Couteau (1955) de Robert Aldrich et dans La Cinquième Victime (1956) de Fritz Lang. Mais elle va partir pour le petit écran, où elle joue parfois avec son nouveau mari Howard Duff[3], participant à des séries comme Drôles de Dames, Batman, Bonanza ou Columbo. Elle réalise de nombreux films pour la télévision mais ressort tout de même un dernier film pour le cinéma en 1966, The Trouble with Angels, une œuvre encore une fois de plus pour le moins originale.

02.11.07.



[1] Edmund Gwenn est surtout célèbre pour son fameux personnage qui se prenait pour un vrai Père Noël dans Le Miracle de la 42ème Rue (1947) par George Seaton, pour lequel il avait gagné l’oscar du meilleur second rôle.
[2] Ida Lupino et son mari ont signé ensemble les scénarii de deux de ses films : Outrage (1950) et Le Voyage de la Peur (1953). Ils ont aussi écrit le scénario de Ici Brigade criminelle (1954) de Don Diegel. Rappelons que Ida Lupino a signé seule le scénario de Avant l’Amour (1949) d’Elmer Clifton. Quant à Collier Young, il a participé au scénario de On the Loose (1951) de Charles Lederer. Ce film noir avec Melvyn Douglas qui préfigure La Fureur de Vivre (1955) de Nicholas Ray est l’un des deux seuls autres films produits par la « Filmakers » qui ne sont ni joués ni réalisés par Ida Lupino, le deuxième étant Mad at the World (1955) d’Harry Essex.
[3] Ida Lupino a rencontré Howard Duff sur le tournage de L’Araignée (1950) de Michael Gordon. Elle se marie avec lui en 1951. C’est son troisième mari.

mardi 30 octobre 2007

Before the Devil knows you’re dead / 7h58 ce Samedi-là (2007) de Sidney Lumet


         Après Gloria (1996), remake du film de John Cassavetes de 1980, Sidney Lumet semblait s’être définitivement retiré dans le monde de la télévision. Cependant, dix ans après, il tente un come-back avec Jugez-moi Coupable, un film de procès comme le réalisateur sait bien le faire. Son film suivant, 7h58 ce Samedi-là renoue avec tous ses thèmes chers et trouve lui aussi parfaitement sa place dans la filmographie de son auteur. Avec ce film dur et violent, le réalisateur de 83 ans parvient à nous montrer qu’il n’a rien perdu de sa force habituelle.


         On suit le destin tragique de deux frères en manque pressant d’argent. Ils décident de faire le braquage de la bijouterie de leurs parents alors qu’ils sont absents. Ils connaissent parfaitement les lieux et savent que l’assurance pourra indemniser Papa et Maman. L’idée parait simple mais, lorsque le braqueur et le vendeur ne sont plus les mêmes personnes, les choses se passent autrement. Confrontés à la mort (involontaire) de leur mère, les deux frères (indirectement responsables) connaissent alors une dangereuse descente en enfer. Construit en un véritable puzzle comme pour montrer le désarroi complet des personnages, le film, avec sa rigoureuse structure en flashbacks, alterne les différents points de vue des protagonistes.


         Tout d’abord, 7h58 ce Samedi-là ressemble grandement à deux autres films du réalisateur. En effet, on pense à Un après-midi de Chien (1975) pour le braquage qui foire. De plus, l’entreprise familiale criminelle rappelle de façon évidente Family Business (1989).

         Mais surtout, on retrouve dans 7h58 ce Samedi-là la constante tension et la nervosité qui caractérisent toute l’œuvre de Sidney Lumet. La tension est d’origine diverse : l’emprise de la peur due à une supériorité (La Colline des Hommes perdus de 1965 et Piège mortel de 1982), un traumatisme ou une obsession (Le Prêteur sur gages de 1965 The Offence de 1973, Equus de 1977 et A la recherche de Garbo de 1984), le monde du travail ( Main basse sur la télévision de 1972 et tous les films mettant en scène des policiers), la guerre des nerfs et la guerre froide (Point Limite de1964), un procès (Douze Hommes en Colère de 1957, Le Verdict de 1982) ou un huis clos (la majorité des films de Lumet ont très souvent des sources théâtrales). Ici, dans 7h58 ce Samedi-là, les deux frères sont déchirés mentalement par le sentiment de la culpabilité et du regret. La tension est aussi celle de la domination mentale qu’exerce le frère ainé sur son cadet.
         Le sentiment d’impuissance face à une machination infernale dont on est d’ailleurs responsable, déjà présente dans Point-Limite (1964), est au cœur de 7h58 ce Samedi-là. Cette impuissance est aussi celle que l’on ressent face aux nouvelles technologies. Dans le film, les téléphones portables ne fonctionnent jamais : lorsqu’on les clape, ils se cassent et lorsqu’on les utilise, on tombe toujours sur des messageries, signe révélateur du manque de communication et de l’incompréhension entre les individus.

         Les personnages de 7h58 ce Samedi-là sont en effet en constant décalage ; ils s’entrecroisent ou se ratent. Lumet adopte lui un regard de moraliste : la plus grande attention que porte le père à son fils cadet et la jalousie du fils ainé qui en découle semblent presque être responsables de la destruction progressive de la cellule familiale. En effet, 7h58 ce Samedi-là est plus qu’un drame, c’est une tragédie. Tout d’abord, il y a ce titre, tiré d’un proverbe irlandais ("May you be in heaven half an hour... before the devil knows you're dead.") qui annonce bien le ton pessimiste du film : il suffit d’un rien pour qu’une simple vie ne se transforme en un véritable cauchemar. Ensuite, il y a ces nombreuses références : l’un des deux frères assiste à la représentation théâtrale de fin d’année scolaire de son fils. Dans la pièce, ce dernier tient le rôle principal, un personnage royal, caractéristique de la tragédie. C’est aussi ce même fils qui réclame de l’argent pour pouvoir assister à une représentation du Roi Lion qui est une réécriture déguisée d’Hamlet de Shakespeare.

         Dans 7h58 ce Samedi-là, le monde est très petit (un des deux frères a pour maîtresse la femme de l’autre) et semble être réduit à celui de la famille. Mais celui-ci court à sa destruction : les frères en arrivent à s’entretuer et le père à assassiner son fils. La noirceur du film est alors à son paroxysme.

         Mais Lumet fait parfois preuve d’une ironie grinçante comme en témoigne la scène où le frère ainé se rend à son rendez-vous habituel pour se droguer : un dessin animé de Tex Avery passe alors à la télévision. Le cartoon n’est pas choisi au hasard puisqu’il s’agit de Jerkey Turckey (1945, parfois traduit en français par Digne Dindon), course poursuite entre une dinde et un chasseur lors de Thanksgiving et dont la morale est plus ou moins « tel est pris qui croyait prendre ». Alors que le frère regarde l’étendue de la ville de New York à travers une baie vitrée, nous entendons en bande-son un célèbre air traditionnel américain. Le regard de Lumet est cynique : l’Amérique qu’il montre est une Amérique malade, droguée, frustrée par le monde du travail et pervertie par l’argent. Ce monde malsain qui a même parfois recours au chantage causera la destruction mentale des personnages de notre histoire.

         7h58 ce Samedi-là montre aussi un monde du travail aseptisé, très propre et composé de cadres aux cravates de couleurs uniformes. Dans cet univers géométrique, un des frères se doit de tout violemment déranger dans son appartement : dans une scène effrayante, il saccage et renverse tout dans un grand moment de désespoir (sa femme vient en plus de le quitter) afin d’ajuster son environnement à son désastre mental.



         La distribution de 7h58 ce Samedi-là est portée par d’excellents acteurs. Lumet allie avec merveille ancienne et nouvelle génération : Phillip Seymour Hoffman et Ethan Hawke, les deux frères, sont remarquables et Albert Finney (qui avait déjà tourné avec Sidney Lumet dans Le Crime de l’Orient-Express, réalisé en 1974, dans lequel il jouait Hercule Poirot) est parfait en vieux patriarche. En plus de la rigoureuse photographie de Ron Fortunato[1], le film bénéficie d’une musique prenante de Carter Burwell. La mise en scène de Lumet est très efficace mais cependant le film n’est pas sans défauts. En effet, le scénario se recoupe trop bien et on peut lui reprocher sa noirceur excessive qui peut paraitre invraisemblable ainsi que sa fin trop pessimiste et dérangeante. 7h58 ce Samedi-là est donc un film très dur, violent et émouvant. Toutefois, si Sidney Lumet n’a rien perdu de sa force, ce n’est surement pas son meilleur film.


30.10.07.





[1] Ron Fortunato a signé la photographie des films de Lumet depuis son passage à la télévision. Il a fait la photographie des épisodes de la série TV 100 Centre Street (2001-2002, traduit en français par Tribunal Center), du téléfilm The Strip Search (2004, traduit en français par Mise à nu) et du film Jugez-moi coupable (2006).

vendredi 12 octobre 2007

The Big Knife / Le Grand Couteau (1955) de Robert Aldrich


         Après avoir révolutionné le western avec Vera Cruz (1954) et le film noir avec En quatrième Vitesse (1955), deux genres classiques du cinéma américain, Robert Aldrich, avec Le Grand Couteau, s’attaque directement à Hollywood qu’il critique ouvertement. Le film est une adaptation d’une pièce de Clifford Odets qui avait déjà été montée au théâtre en 1949: John Garfield y tenait alors le rôle principal. Mais ce dernier mourut d’une crise cardiaque en 1952 alors qu’il allait se rendre devant une commission des activités anti-américaines en raison de ses affinités communistes[1]. Garfield mort, ce fut ainsi Jack Palance, acteur principalement spécialisé dans les rôles de méchants inquiétants, qui le remplaça.


         Jack Palance joue Charlie Castle, un acteur de cinéma dont la vie se voit brisée par l’abandon de sa femme. Pour reconquérir son cœur, il décide de se plier à sa volonté et de ne pas renouveler son contrat avec son producteur Stanley Hoff. Mais celui-ci va exercer du chantage pour garder sa vedette : il avait autrefois étouffé une affaire scandaleuse où Charlie avait tué un passant alors qu’il conduisait en état d’ivresse. Charlie est alors partagé entre la préservation de son couple et celui de son travail.

         Avec Le Grand Couteau, Robert Aldrich signe un pamphlet virulent contre Hollywood. Tout d’abord, l’œuvre dénonce l’industrie du cinéma instaurée par l’usine à rêves puisque l’acteur aux prétentions artistiques ne peut intervenir lors de la conception et la réalisation du film. La qualité et l’intérêt des productions sont ridiculisés à travers l’exemple du film de boxe[2], montré lors d’une soirée, dans lequel joue Charlie Castle. En effet, le film répond aux conventions et aux stéréotypes du genre. A la fin, c’est bien entendu le personnage joué par Charlie qui remporte le match. Sinon, le film serait jugé par les producteurs comme « Uncommercial » ainsi que le souligne avec ironie le fameux acteur. Avec cet extrait, Odets doit surement faire référence à L’Esclave aux Mains d’Or (1939) de Rouben Mamoulian, une adaptation cinématographique d’une de ses pièces avec Adolphe Menjou. L’histoire était celle d’un jeune homme partagé entre ses talents de boxeur et de violoniste. C’était justement John Garfield qui tenait le rôle au théâtre. Garfield aussi avait joué dans un autre film de boxe. Il s’agissait de Sang et Or (1947) de Robert Rossen.
         Selon Aldrich, Hollywood n’admet donc pas l’indépendance, l’originalité ni aucune sorte de contestation et le grand idéaliste qu’est Charlie Castle ne parviendra pas à résilier son contrat. La liberté et l’expression personnelle des acteurs ainsi écartées, Hollywood s’accapare les talents et les formate pour n’avoir que de simples salariés. A travers le personnage de Dixie (joué par l’excellente Shelley Winters), Aldrich dénonce la vie minable des starlettes qui ne font que des figurations dans les films mais qui tiennent des rôles principaux (d’hôtesses) lors des grandes soirées. Quant à Charlie, pour ne pas perdre son emploi, il se soumet à l’autorité du producteur dans un premier temps et devient dépendant du système. Aldrich critique aussi le paternalisme des producteurs à travers le personnage de Stanley Hoff (Rod Steiger) qui, selon les propres mots du cinéaste, est « une synthèse entre Louis B. Mayer, Jack Warner et Harry Cohn ». Rappelant tout le temps qu’il était parti de rien et ne cessant d’affirmer sa soi-disant puissance impériale, le producteur se révèle être un personnage ridicule et prétentieux. Hoff est un homme vicieux et malsain qui va d’ailleurs exercer du chantage sur le pauvre Charlie Castle. De façon amusante, Palance tiendra dans Le Mépris (1963) de Jean Luc Godard le rôle inverse de celui qu’il tenait dans Le Grand Couteau et reprendra le rôle du producteur tyrannique avec le personnage de Jeremy Prokosch.

         De même, Le Grand Couteau montre comment le système hollywoodien détruit la vie d’un couple mais aussi comment il brise tout simplement la vie d’un homme puisque le personnage de Charlie en vient même à se suicider en s’ouvrant les veines. Hollywood a réussi à ébranler les illusions de Charlie Castle. L’acteur regrette sa gloire d’antan, se lamente sur son sort et le seul refuge qu’il trouve est l’alcool. En effet, dès l’impressionnant générique de Saul Bass où l’on voit en gros plan le corps nu d’un Jack Palance se lamentant sur un fond noir, le ton du film est nerveux et l’atmosphère malsaine. Ce générique instaure de nouveau l’univers oppressant et dérageant que l’on trouvait déjà dans En quatrième Vitesse (1955). En fait, Le Grand Couteau est une tragédie comme le prouvent les nombreuses références faites à Shakespeare ou encore le destin final de Charlie. Aldrich veut nous faire comprendre que l’industrie hollywoodienne est synonyme de mort.

         La mise en scène d’Aldrich assume complètement l’origine théâtrale de l’œuvre adaptée[3]. Tourné en 15 jours, Le Grand Couteau, souffre de sa théâtralité, notamment à cause de l’angle de caméra dans l’appartement de Charlie, presque unique, qui agace le spectateur. Le huis clos est en effet accentué par des cadres réduits et par l’omniprésence des plafonds et des cloisons. L’atmosphère devient étouffante et le luxueux living-room de la star une véritable prison. Parmi les aspects théâtraux du film, rappelons aussi les références faites à Shakespeare par Charlie tout au long du film et l’aspect tragique de l’histoire. En effet, comme le prouvent ces nombreux aspects théâtraux ainsi que les réflexions sur la signification d’un tableau peint par la femme de Charlie, le film se veut (et peut-être en souffre-t-il) très intellectuel.

         On trouve dans Le Grand Couteau le regard sans concession sur le monde du spectacle qu’Aldrich reprendra avec Qu’est-il arrivé à Baby Jane (1962) sur le monde du musical, avec Le Démon des Femmes (1968) de nouveau sur le monde du cinéma et avec Faut-il tuer Sister George ? (1968) sur le monde de la télévision. Aldrich étudie déjà les rapports de domination et l’impuissance face à la supériorité comme il le refera plus tard avec le pouvoir militaire dans Attaque (1956). En effet, le personnage de Stanley Hoff ressemble énormément à l’officier fils à papa d’Attaque : tous deux se caractérisent par une certaine lâcheté et une grande faiblesse intérieure. Mais surtout, les deux personnages sont joués de façon grossière et sans aucune finesse. En effet, l’interprétation outrée de Rod Steiger, teint en blond et portant tout le temps des écouteurs, gâche tout le film puisque son personnage était central dans l’histoire.

         Si l’interprétation de Rod Steiger laisse à désirer, Jack Palance et Ida Lupino, la femme de Charlie, sont en revanche très convaincants. Ce film correspond au come-back d’Ida Lupino en tant qu’actrice après son expérience dans la réalisation et la production avec l’éphémère « Filmakers ». De plus, la remarquable distribution du film est complétée par Shelley Winters en lamentable figurante, Jean Hagen en petite garce, Everett Sloane en imprésario fatigué, Wesley Addy[4] en romancier lucide, Nick Dennis[5] en pauvre type pathétique, Wendell Corey en agent cynique et Nick Cravat (l’habituel comparse de Burt Lancaster, un autre ami d’Aldrich) en serviteur dévoué.

         Alors qu’Aldrich produisait déjà ses films antérieurs par l’intermédiaire de la United Artists, Le Grand Couteau est la première production d’Associates & Aldrich Company, la propre société du réalisateur. Son film suivant Feuilles d’Automne (1956) est produit par la Columbia. Ensuite, il sort Attaque (1956) produit par l’Associates & Aldrich Company. Mais il est après renvoyé sur le plateau de Racket sur la Couture (1957, produit par Columbia) et est remplacé par Vincent Sherman. Après ce malentendu, Aldrich part pour l’Europe où il tourne Trahison à Athènes (1959, production anglaise tournée en Angleterre et en Grèce), Tout prêt de Satan (1959, production anglaise tournée en Allemagne, de nouveau avec Jack Palance) et Sodome et Gomorrhe (1962, production tournée au Maroc et en Italie et qu’il signe avec Sergio Leone). Pendant cette aventure à l’étranger, il était retourné aux Etats-Unis pour tourner El Perdido (1961), un western de la Universal. A son retour aux USA, il connait un brillant succès avec Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? (1962) qui lui permet de reprendre en main sa société de production. Ensuite, à l’exception des Douze Salopards (1967), produit par la MGM, l’Associates & Aldrich Company produira alors tous les films d’Aldrich jusqu’à Fureur Apache (1972), cuisant échec qui fait couler la société.
         Après Feuilles d’Automne (1956), Aldrich retrouve donc Jack Palance pour Attaque (1956). Ce film antimilitariste aura les mêmes défauts et qualités que détenait Le Grand Couteau. Ces deux films sont courageux et violents dans leurs propos mais souffrent cruellement d’une origine théâtrale trop visible et d’un manque de nuances et de finesse dans leur dénonciation. Bref, ce sont des films très intéressants, mais somme toute assez imparfaits.

12.10.07.



[1] Odets était lui aussi passé devant les commissions et Aldrich a souvent déclaré que s’il était arrivé plus tôt à Hollywood il se serait surement affilié au parti communiste.
[2] Les Frères Coen reprendront l’idée du film de boxe débile et caricatural dans Barton Fink (1991). Ce film faisait d’ailleurs référence à l’expérience de scénariste de Clifford Odets à Hollywood. Tout comme Le Grand Couteau, le film des Coen offrait aussi une virulente critique du système des studios ainsi qu’une caricature non déguisée de Louis B. Mayer.
[3]James Poe, le scénariste du Grand Couteau, signera plus tard l’adaptation d’Attaque (1956) de Robert Alrdich.
[4] Il jouait déjà dans En quatrième Vitesse. Il interprétait Pat, l’ami policier de Mike Hammer (Ralph Meeker).
[5] Lui aussi jouait dans En quatrième Vitesse. Il jouait le fameux garagiste qui répète « Va va voum ! ».

samedi 6 octobre 2007

The Fortune Cookie / La Grande Combine (1966) de Billy Wilder


         Billy Wilder a toujours réalisé des films assez irrévérencieux : Assurance sur la Mort (1944) montrait un couple adultère prêt à tout, Le Poison (1945) s’intéressait à l’alcoolisme, Boulevard du Crépuscule (1950) décrivait le destin d’une star hollywoodienne en déclin, La Garçonnière (1960) critiquait le monde du travail et Un, Deux, Trois (1961) s’attaquait à la guerre froide. Même s’il s’agit d’une comédie, La Grande Combine est directement une critique au vitriol de la société américaine qui n’épargne personne.


         Si Jack Lemmon avait déjà collaboré avec Billy Wilder , c’est en revanche dans La Grande Combine qu’apparait pour la première fois le tandem Jack Lemmon/Walter Matthau. Dans le duo, Walter Matthau joue le grincheux ; Jack Lemmon est toujours la victime maladroite. Dans La Grande Combine, Walter Matthau est le sarcastique beau-frère de Jack Lemmon, un caméraman qui a été accidentellement heurté par un joueur de football américain lors d’un match. Matthau excelle dans le rôle de l’avocat véreux qui décide de monter l’arnaque du siècle : il propose à son beau frère de prétendre qu’il est paralysé pour toucher un maximum de dommages et intérêts. On retrouve ainsi les hantises du réalisateur concernant les problèmes d’assurance qui étaient déjà posés dans Assurance sur le Mort (1944).
         La Grande Combine dénonce ainsi la perversité de la société américaine où tout le monde cherche à duper l’autre et à l’exploiter. Matthau persuade son beau frère en le prenant par les bons sentiments : sa maladie peut le rapprocher de sa femme qui l’a quitté et, en plus, avec l’argent ainsi gagné, il pourra offrir une vie décente à sa famille. Bien sûr, la femme de notre infirme, jouée par Judi Dench, ne s’intéresse elle aussi qu’à l’argent. La cupidité et le vice sont donc au cœur de ce film. Dans La Grande Combine, même les infirmières religieuses font des paris sur des résultats sportifs. Egalement, à travers le personnage de Boom Boom (Ron Rich), le footballeur qui a renversé notre idiot, Wilder dénonce aussi le racisme qui règne au sein de la société. Mais ce n’est pas tout : Wilder critique enfin le monde médical en ridiculisant les spécialistes dans une scène hilarante avec un docteur anciennement nazi joué de façon très outrée par Sig Ruman . Finalement, le cinéaste s’attaque même à un symbole de l’Amérique : Abraham Lincoln à qui il fait dire « On peut tromper une fois mille personnes mais on ne peut pas tromper mille fois une personne ».
         C’est surement en raison de sa satire féroce que le film de Wilder a été un énorme flop. Déjà, son film précédant Embrasse-moi Idiot (1964) avait connu un échec retentissant après une série de grands succès. Peut-être aussi le public a-t-il trouvé le film vieillot à cause de sa photographie en noir et blanc (pourtant magnifique de Joseph La Shelle ) et de la musique jazzy d’André Previn qui peut paraitre pour certains un peu démodée. Pourtant le scénario d’I.A.L. Diamond est brillant et le tandem comique excellent. Walter Matthau remporte d’ailleurs l’oscar du meilleur second rôle. Le duo qu’il forme avec Jack Lemmon sera très fructueux puisqu’ils se retrouveront ensemble plus tard dans une dizaine d’autres films. En revanche, La Grande Combine n’a pas réussi à lancer la carrière (comme il semblait vouloir le faire) de Ron Rich, un acteur venant de la télévision. Il en est de même pour Judi West dont le seul mérite semble d’avoir remplacé le rôle que tenait Jeanne Crain dans L’Homme qui n’a pas d’Etoile (1955) de King Vidor avec son remake Un Colt nommé Gannon (1969) de James Goldstone. Quant à Billy Wilder, dégoûté face à ce nouvel échec cuisant, il faudra attendre quatre ans pour qu’il tourne son film suivant La Vie privée de Sherlock Holmes.

06.10.07.

mardi 2 octobre 2007

Leave Her to Heaven / Péché mortel (1945) de John Stahl


         Lorsqu’il adapte Leave Her to Heaven, le best-seller de Ben Ames Williams, John Stahl, spécialiste de mélodrames de la Universal dans les années 30, décide de ne pas se détourner du genre qu’il connait le mieux. En effet, l’auteur d’Histoire d’un Amour (1932), d’Une Nuit seulement (1933), d’Images de la Vie (1934) et du Secret magnifique (1937), en tournant Péché mortel en technicolor, ne néglige pas les aspects du film noir que contient l’histoire d’origine mais signe en même temps un mélodrame au style flamboyant.


         Ellen (Gene Tierney), une femme trop éprise de son mari (joué par le très commun Cornel Wilde), est tellement possessive qu’elle est prête à tout pour entièrement se l’approprier. Ainsi, par jalousie, elle laisse se noyer le frère handicapé de son mari alors que celui-ci s’entraine à la nage, tue l’enfant qu’elle porte en se jetant du haut d’un escalier, voyant dans un possible fils un obstacle à son amour. Mais ce n’est pas tout : elle finit par se suicider pour accuser sa propre sœur (Jeanne Crain) en qui elle voit une rivale. L’histoire du film, très osée pour l’époque, a suscité sujet de nombreux scandales. En effet, l’avortement provoqué volontairement choque et les relations incestueuses avec son père sont plus que suggérées.
         Par ses fortes passions, son petit monde beau et riche, son univers aseptisé et très artificiel, le film s’apparente beaucoup à un mélodrame mais, par son histoire, il contient aussi de nombreux aspects du film noir. Tout d’abord, la construction du récit repose sur un flash-back. Enfin, malgré le jeu retenu de la magnifique actrice qu’est Gene Tierney, Ellen a quelques airs de femme fatale. Même si son amour envers sa “proie” est sincère, ses actes diaboliques révèlent en revanche la perversité de ses pensées.
         De plus, l’atmosphère du film est pesante et certains seconds rôles sont assez inquiétants comme celui du fiancé déçu joué par Vincent Price. A la fin, Péché mortel se transforme même en un film de procès comme les aiment beaucoup les Américains, ce qui souligne bien le caractère criminel de notre histoire. Le doute sur le conjoint est aussi une thématique récurrente dans le film noir comme c’est le cas avec La Proie du Mort (1941) de Woody S. Wan Dyke II, Lame de Fond (1946) de Vincente Minnelli ou avec certains films d’Hitchcock comme Rebecca (1940), Soupçons (1941).
         Cependant, le film ne se situe pas dans le cadre habituellement urbain mais au contraire dans une nature idyllique et ensoleillée et l’utilisation de la couleur peut sembler d’un premier abord s’opposer au genre. Pour son premier film en couleurs, Stahl fait alors appel au talentueux Léon Shamroy qui sera à juste récompensé aux oscars pour son travail. Le sublime technicolor donne ici une force lyrique à cette histoire dramatique et tourmentée. Il faudra attendre Niagara (1953) d’Henry Hathaway, puis l’arrivée du cinémascope[1], pour que le technicolor soit de nouveau à l’ordre du jour pour le film noir.


         A la lisière entre deux genres, Péché mortel est un excellent film dont la cruauté et la violence des passions étonnent toujours d’un bout à l’autre le spectateur. La beauté divine de Gene Tierney lui valut une nomination aux oscars pour la meilleure actrice mais ce sera Joan Crawford qui le remportera pour sa prestation dans Le Roman de Mildred Pierce de Michael Curtiz, film qui lui aussi s’apparentait autant à un film noir qu’à un mélodrame.

02.10.07.




[1] Parmi les films noirs en cinémascope et en couleurs, citons pour l’année 1955 Les Inconnus dans la Ville de Richard Fleisher, Un Homme est passé de John Sturges, La Maison de Bambou de Samuel Fuller, puis pour l’année 1956, A Kiss Before Dying de Gerd Oswald ou encore Deux Rouquines dans la bagarre d’Allan Dwan tourné en Superscope.

jeudi 27 septembre 2007

The Glass Bottom Boat / La Blonde défie le FBI (1966) de Frank Tashlin


        Frank Tashlin est un des rares réalisateurs de la comédie américaine à venir du cinéma d’animation. Ancien gagman pour les cartoons de la Warner dès les années 30, il commence une véritable carrière de réalisateur à partir de 1951. Tout comme Norman Taurog, il devient l’un des réalisateurs attitrés de Jerry Lewis avec Artistes et Modèles (1956), Un vrai Cinglé de Cinéma (1956), Trois Bébés sur les bras (1958), Le Kid en kimono (1958), Cendrillon au grand pied (1960), L’Increvable Jerry (1962), Un Chef de Rayon explosif (1963) ou encore Jerry chez les Cinoques (1964). Il est aussi réputé pour ses deux films avec Jayne Mansfield La Blonde et Moi (1956) et La Blonde explosive (1957). On oublie cependant ses deux films avec Doris Day que sont Opération Caprice (1967) et La Blonde défie le FBI. Pourtant ce dernier mérite toute notre attention. Parodie de films d’espionnage, critique de la Société américaine d’alors, modèle représentatif de l’esthétique visuelle des années 60, La Blonde défie le FBI est un film moins débile que le titre français ne pourrait le laisser croire.


        Tout d’abord, La Blonde défie le FBI reforme le couple Doris Day-Rod Taylor que l’on trouvait déjà dans Do Not Disturb (1965) de Ralph Levy. Doris Day est au sommet de sa gloire à la suite de la formation d’un autre tandem qui l’associait à Rock Hudson. Le tandem était réuni dans trois comédies de la Universal : Confidences sur l’Oreiller (1959) de Michael Gordon, Un Pyjama pour deux (1961) de Delbert Mann et Ne m’envoyez pas des Fleurs (1964) de Norman Jewison. L’actrice devient alors un symbole de la comédie américaine familiale un peu bébête.

        Succédant plus ou moins à Jayne Mansfield, Doris Day se glisse alors dans la peau du personnage de la blonde plus charmante qu’intelligente. Elle fait la rencontre très artificielle de Bruce (quel nom !), un scientifique de pacotille de la NASA interprété par le ballot Rod Taylor dont elle tombe bien entendu amoureuse. Mais, le travail de Bruce le rend très important car il est l’inventeur du GISMO (en Vf, bidule) et lui seul en détient la formule et, comme nous sommes en pleine guerre froide, tout le monde est suspecté et plus particulièrement la blonde au drôle de comportement. La Blonde défie le FBI critique ainsi la société américaine qui vit constamment dans la peur du rouge : tout le monde file tout le monde, chacun est sous écoutes et les espions se cachent partout. Finalement, la blonde nous parait presque plus intelligente que tous ces crétins qui la poursuivent.
        Le film est donc une parodie des films d’espionnage d’alors. Avec ses gadgets sophistiqués comme les appareils photographiques miniatures et ses espions désespérément pitoyables, La Blonde défie le FBI fait référence aux James Bond. La tagline de l’affiche, « The Spy who came out from Water », fait d’ailleurs allusion à L’Espion qui venait du Froid de Martin Ritt, sorti un an auparavant. De plus, Robert Vaughn, véritable gagne-pain de la MGM (qui produit justement La Blonde défie le FBI) avec sa série de The Man From U.N.C.L.E.[1], fait même un caméo. En effet, à un moment du film, on entend le thème de la célèbre série et l’on aperçoit le personnage principal, Napoléon Solo, accoudé à un bar, qui disparait aussi vite.
        En 1966, l’espionite rapportait gros aux sociétés de production qui exploitaient alors le filon. C’est surtout la Universal qui s’était spécialisée dans le genre avec Agent from H.A.R.M. de Gerd Oswald, Les Yeux bandés de Philip Dunne avec Rock Hudson et Claudia Cardinale, D pour Danger de Ronald Neame avec James Garner et surtout Le Rideau déchiré d’Alfred Hitchcock. De son côté, la MGM produisait aussi Minuit sur le Grand Canal de Jerry Thorpe avec Robert Vaughn, ainsi que Le Liquidateur (1966) de Jack Cardiff, avec Rod Taylor qui avait donc véritablement expérimenté le genre. La chanson du générique y était d’ailleurs interprétée par Shirley Bassey qui chantait déjà celle de Goldfinger (1964) de Guy Hamilton, le troisième opus de la série des James Bond.


        Bref, tous les moyens sont bons pour égaler le succès des James Bond, même la parodie. La même année que La Blonde défie le FBI, sort d’ailleurs le premier épisode de la série des Matt Helm avec Dean Martin [Matt Helm agent très spécial de Phil Karlson, produit par la Columbia] ainsi que celui des Flynt avec James Coburn [Mon Homme Flynt de Daniel Mann, produit par la Fox]. On peut aussi citer comme autres parodies The Last of the Secret Agents ? (1966, Universal) de Norman Abbott et La Folle mission du docteur Schaeffer (1967, Paramount) de Theodore J. Flicker, de nouveau avec James Coburn.

        La Blonde défie le FBI offre aussi une acerbe critique de la société de consommation. Le progrès qu’apporte notre cher Bruce est celui de gadgets ridicules et inutiles comme des fours électriques à réchauffement instantané, des aspirateurs autonomes ou encore des hors-bords télécommandables à distance. Tous ces objets très perfectionnés ne fonctionnant pas et se révélant même assez dangereux, les catastrophes de la blonde peuvent alors se multiplier.

        En fait, la première partie du film déçoit un peu puisqu’il s’agit d’une succession de gags qui ne font mouche qu’une fois sur deux. La seconde partie avec les cache-cache entre espions s’avère en revanche plus amusante. Quiproquos et gags plus cartoonesques sont au menu de cette comédie burlesque. « The Big Blue Sea » (chantée par Doris Day elle-même), la chanson que l’on entend par-dessus le dessin animé du générique qui énumère tous les animaux marins et la folle course poursuite finale impulsent au film un rythme rapide et fatiguant. L’utilisation de l’espace à des fins comiques et l’emploi de magnifiques couleurs vives (le ciré jaune-citron de Doris Day, les murs d’un rouge criard du bungalow de la party) apportent un charme fou à l’esthétique alors très réussie. La photographie du film est signée par le très talentueux Léon Shamroy[2]. On sait que Tashlin était très apprécié de Jean-Luc Godard et l’on devine qu’il a pu inspirer ce dernier dans l’utilisation de couleurs artificielles.

        Ce film ainsi que les deux précédents de Tashlin avec Jayne Mansfield ont contribué à la formation du personnage de la blonde. Ces dernières années, nous avons étonnamment connu une réminiscence du « film de blonde » avec La Revanche d’une Blonde (2001) de Robert Luketic et La Blonde contre-attaque (2003) de Charles Herman-Wurmfeld, sa suite, toujours avec Reese Withersponn dans le rôle-titre.


        Par ses critiques et son style, La Blonde défie le FBI est un donc un film assez réussi. Si celui-ci n’est pas toujours drôle, on peut néanmoins toujours apprécier sa constante créativité et son rythme effréné de gags loufoques. L’année suivante, Tashlin allait de nouveau réaliser une parodie de films d’espionnage avec Opération Caprice. Il retrouvera aussi la charmante Doris Day qui, cette fois-ci, allait partager la vedette avec Richard Harris.


27.09.07.

[1] La série TV The Man from U.N.C.L.E. (1964-1968) comporte une centaine d’épisodes dont certains épisodes pilotes sont même sortis sur les grands écrans.
[2] Grand directeur de la Photographie de la Fox, il a été nominé quinze fois à l’oscar et l’a remporté 4 fois pour Le Cygne noir (1942) et Wilson (1944) d’Henry King, Péché mortel (1945) de John Stahl et Cléopâtre (1963) de Joseph Mankiewicz. Il a aussi de nouveau collaboré avec Frank Tashlin pour son film suivant avec Opération Caprice (1967).

dimanche 23 septembre 2007

Les Amours d'Astrée et de Céladon (2007) d’Eric Rohmer

         La Nouvelle Vague a toujours été très littéraire. Ainsi, beaucoup de réalisateurs de ce mouvement font souvent référence à Balzac qu’ils adaptent même parfois. Leur point commun est d’ailleurs d’avoir été des critiques. Eric Rohmer, qui fait partie de ceux-là, est un ancien professeur de philosophie et de lettres. Il avait déjà adapté Kleist avec La Marquise d’O (1976), Chrétien de Troyes avec Perceval Le Gallois (1978). Dans L’Anglaise et le Duc (2001), il s’inspirait du journal de Grace Elliot, une britannique qui résida en France lors de la Révolution. De même, Le Genou de Claire (1970) s’apparentait à une réécriture déguisée de Marivaux, transposée à l’époque contemporaine. Il vient maintenant de s’attaquer à L’Astrée d’Honoré d’Urfé, écrit entre 1607 et 1624. L’œuvre d’Urfé est emblématique de la pastorale, genre précieux du XVIIème siècle qui mettait en scène les intrigues amoureuses de bergers raffinés au langage très soutenu dans un cadre champêtre idyllique. Si l’œuvre d’Urfé, découpée en quatre grandes parties, faisait plus de 5000 pages et était réputée pour sa longueur et ses lenteurs, le film de Rohmer, Les Amours d'Astrée et de Céladon, lui, frappe par sa simplicité et son épure.


         Les amours contrariées des bergers gaulois Astrée et Céladon nous sont alors contés. Astrée, croyant à tort que son amant est infidèle, lui ordonne de ne plus la voir. Céladon, ne pouvant supporter ce malentendu, court se jeter dans une rivière. Il sera cependant recueilli par des nymphes qui prennent soin de lui. Lorsqu’il est rétabli, il décide de respecter la volonté d’Astrée et se refuse de la rencontrer. Finalement, suivant les conseils du druide Adamas, il se travestit pour pouvoir rendre visite à sa bien-aimée. Lorsqu’il lui révèle son identité, Astrée lui pardonnera.

         Les Amours d'Astrée et de Céladon est un film qui trouve parfaitement sa place dans la filmographie d’Eric Rohmer. Les relations sentimentales avec ses malentendus et ses erreurs sont souvent traités par le cinéaste et le thème principal de l’histoire est celui de la fidélité, thème cher à Rohmer qui l’avait déjà exploré avec La Collectionneuse (1967), Ma Nuit chez Maud (1969), Les Nuits de la pleine Lune (1984) ou encore avec Conte d’Hiver (1991). L’artificialité qui caractérise son œuvre est encore au cœur du film. Cette artificialité se ressent avec cette histoire ridicule d’apparence de bergers et de nymphes qui vivent en harmonie avec la Nature et les Dieux.
         Dès le début, un panneau indicatif nous prévient que le tournage n’a pas pu s’effectuer dans la région de Forez qui avait nourri l’inspiration d’Urfé et dont le paysage est désormais défiguré par l’industrialisation et l’urbanisation : la réalité ne peut être recréée. En effet, le doute sur la vérité subsiste tout au long du film et du récit comme c’est le cas pour Astrée qui ne veut pas croire à une éventuelle infidélité de la part de Céladon puis refuse ensuite d’admettre sa mort. L’apparence physique est elle aussi troublée, trompée: l’androgyne Céladon se travestit pour pouvoir visiter Astrée qui ne le reconnait pas. De plus, le soldat qui garde la demeure des nymphes, habillé en cuirasse en toc et portant un casque gaulois à plumes, semble tout droit sorti du parc Astérix. Notons aussi, à la cérémonie religieuse de la mort fictive de Céladon, la présence d’une trompette moderne, volontairement anachronique tout comme le château du style Renaissance où habitent les Nymphes.
         Cette artificialité a pour intérêt d’épurer le récit. Cette épure est aussi rendue par de simples cartons, avec un fond d’un vert très uniforme, donnant des indications temporelles qui rappellent un certain respect des écrits d’Urfé. De plus, il n’y a pas de musique hormis le morceau de lyre dans le générique et hormis les chansons qu’entonne parfois Céladon.

         Si le récit est alors épuré, c’est dans le but de se concentrer sur les passions des personnages principaux et de participer également plus pleinement aux réflexions philosophiques qui nous sont offertes et facilitées par une plus ample distanciation résultant de l’artificialité. L’œuvre d’Urfé tente en effet avec audace de nous démonter que l’amant et l’aimé ne font qu’un. Une confusion mentale est établie entre les deux amoureux qui deviennent interchangeables puisque Céladon et Astrée partagent la même douleur de la séparation. Une profonde réflexion théologique nous est aussi proposée lors de la conversation entre Céladon et le druide Adamas qui explique que le polythéisme n’est qu’un monothéisme qui s’ignore et que le déisme se révèle la croyance peut-être la plus raisonnable.

         La demeure des nymphes est un château vide à la pierre nue où seuls quelques tableaux sont présents dans un but purement narratif : une voix off illustre l’histoire à l’aide de ces représentations à références mythologiques. Le château vide comme le cadre symbolique de la nature avec laquelle vivent en harmonie les bergers sont des décors typiques d’une pièce de théâtre. En effet, Les Amours d'Astrée et de Céladon est un film qui a de nombreux côtés théâtraux comme c’est souvent le cas dans l’œuvre de Rohmer: la nécessité de longs plans-séquences qui respectent la continuité du jeu des acteurs, le texte en vers ainsi que leur déclamation renforcent cet aspect théâtral encore une fois de plus assez artificiel.

         Les images des Amours d'Astrée et de Céladon s’inspirent aussi de la pastorale du point de vue de l’art pictural. C’est notamment dans ce genre du XVIIIème siècle que s’étaient illustrés de grands peintres comme Poussin, Watteau ou surtout François Boucher. La délicate photographie des Amours d'Astrée et de Céladon est signée par Diane Baratier, récente collaboratrice régulière de Rohmer puisqu’elle avait déjà participé à ses neufs derniers films. Les acteurs du film de Rohmer expriment parfaitement la beauté et la grâce juvénile que montraient alors ces artistes.

         Comme la plupart du temps, Rohmer a recours à des acteurs non professionnels. Il en résulte que certains critiques parlent de spectacle de fin d’année. Le véritable problème du film réside plutôt et surement dans la seconde partie, nettement moins convaincante. Dès que Céladon se travestit et se fait passer pour Alexis (nom masculin et féminin qui marque l’ambigüité du sexe), la fille malade du druide Adamas, on ne comprend pas l’attirance que lui porte Astrée. Le déguisement de Céladon qui est accompagné d’une voix de fausset frise le ridicule. Rohmer a lui-même déclaré qu’il craignait cet écueil potentiel.
         Même si Rohmer reste fidèle à l’œuvre d’Urfé et si ce travestissement a pour but de montrer que l’apparence n’est rien dans l’amour, il faut tout de même reconnaître que le spectateur ne peut s’empêcher de piquer un fou rire à ce moment. Lorsqu’Astrée comprend la véritable identité d’Alexis/Céladon, elle se retourne vers la caméra pour demander à Dieu que son amant lui soit rendu. Elle crie alors son nom et s’ensuit une brève embrassade presque invisible puisque le générique défile déjà : ceci montre bien que Rohmer ne s’intéresse qu’au cœur de l’histoire ainsi qu’aux émotions et aux réflexions qu’elle procure. La fin reste néanmoins bâclée. Ceci dit, on pardonne à Rohmer ces erreurs et on lui reconnait le courage de sortir en 2007 une pastorale dont le manque de moyens évidents devient presque une marque de fabrique.


         En raison de sa fin bâclée et de sa deuxième partie moins convaincante, Les Amours d'Astrée et de Céladon est une demi-réussite. Mais le projet est ambitieux, l’adaptation intelligente et le film reste tout de même très intéressant à cause de la puissance de l’interprétation et de sa rare beauté visuelle.

23.09.07.

lundi 17 septembre 2007

On Dangerous Ground / La Maison dans l’Ombre (1951) de Nicholas Ray



         Nicholas Ray est un réalisateur très prometteur de la RKO dès Les Amants de la Nuit en 1948. Après A Woman’s Secret (1949), il collabore à deux reprises avec Humphrey Bogart dans Les Ruelles du malheur (1949) et Le Violent (1950) dont la critique acerbe qu’il fait d’Hollywood ne passe pas inaperçue. Malgré le soutien d’Howard Hughes, le président de la RKO, Ray veut se démarquer des studios et des scénarii imposés. Avec La Maison dans l’Ombre, Ray signe un film noir très original dont le lyrisme et l’émotion remplacent l’habituelle atmosphère pesante et la violence du genre, même si ces deux aspects sont partiellement présents.


         La Maison dans l’Ombre est découpé en deux parties. La première partie se situe dans une ville malsaine, celle du crime où vivent les malfrats, bref la ville typique du film noir. Le nom de la ville n’est pas cité mais il s’agit bien entendu de New York. La seconde partie se passe dans une magnifique campagne enneigée. On trouve donc de nombreux contrastes dans La Maison dans l’Ombre entre un début sombre, sordide et désespéré et une fin triste, lyrique et positive, entre une première partie bruyante et mouvementée et une seconde partie silencieuse et plus apaisée, entre la noirceur de la ville nocturne et la blancheur de l’éblouissante neige. Ce contraste est également rendu par la brillante partition de Bernard Herrmann : à la musique stridente et agressive du générique (que l’on retrouve lors de la traque du meurtrier) succède une musique tendre et mélodieuse (celle du thème féminin).

         Ce contraste a pour but de montrer la rédemption de Jim, le personnage principal de notre histoire. « Jim Wilson, nom très commun, n’est-ce pas ? » dit-il d’ailleurs lorsqu’on lui demande de répéter son nom. S’apparentant à un antihéros, Jim est un homme seul, dont le métier de policier résume la vie. En effet, son seul ami semble être l’enfant qui habite dans son voisinage et qui joue de temps en temps avec lui car son unique mérite est celui d’avoir été champion de football américain dans sa jeunesse. Mais Jim est un être pitoyable et pathétique : c’est un flic dangereux et violent qui accumule les bavures.


         La dureté de la scène où Jim tabasse un gangster rappelle ainsi The Offence (1972) de Sidney Lumet. Mais le film de Lumet va plus loin : le flic est toujours un homme seul mais il peut désormais apparaitre comme établi dans la société puisqu’il est marié. Le métier de flic détruit la vie personnelle de Jim, déjà fortement inconsistante. Si Jim est si violent, ce n’est pas seulement en raison de son passé militaire mais aussi parce que sa vie de solitaire ne lui permet pas de sortir de son métier difficile. Jim déteste qu’on le traite de « dirty cop » dans la rue alors qu’il a fait de son métier son but dans la vie. Mais ce n'est pas tant l'environnement urbain qui alimente la rage de ce flic. C'est plutôt ce qu'il a en lui-même qui le fragilise et le rend instable. Cette colère contre les malfrats ne vient que de lui-même. La révolte contre une société de violence, de corruption n'est pour lui qu’un prétexte pour expliquer sa propre violence. Une autodestruction est alors en marche. "What kind of job is this, anyway? Garbage, that's all we handle, garbage!” dit-il et il devient aussi pourri que ceux qu’il traque.



         C’est parce qu’il multiplie les bavures que l’on va l’envoyer « à la campagne ». Dans ce décor froid et désertique, il va alors enquêter sur la piste d’un criminel accusé d’un meurtre d’une jeune fille. Cette trame sera d’ailleurs reprise plus tard par Christopher Nolan dans Insomnia (2001). C’est là qu’il va faire la décisive rencontre de Mary, la sœur de Danny, le délinquant qu’il traque. Cette aveugle l’intrigue et l’émeut : cette femme a besoin d’aide pour se déplacer. Pour vivre, elle exige la présence d’un autre tout comme Jim, afin de combler sa solitude et tout comme Danny, afin qu’on le guide dans sa maladie mentale. C’est donc une aveugle qui va ouvrir les yeux de Jim qui en a besoin puisqu’il est lui-même aveugle : il ne voit pas qu’il manque quelqu’un dans sa vie et qu’il aime Mary.
         Le « Dangerous Ground » du titre original peut s’apparenter à la dangereuse pente sans issue sur laquelle se trouve Jim en ville mais ce sont aussi les obstacles sur le chemin de l’aveugle Mary et la neige sur laquelle glisse Jim lorsqu’il poursuit Danny. Jim le citadin n’est pas habitué à cette nature avec laquelle vivent en harmonie les délaissés et les incompris, les hommes seuls comme le sont l’aveugle Mary et Danny, son frère malade mental. « C’est en ville, dans la foule, que vivent les hommes les plus seuls » dit Mary. Jim, qui fait partie de ceux-là, va finir par les rejoindre dans la campagne. La Maison dans l’Ombre raconte donc l’histoire d’un homme seul qui, en découvrant l’autre, découvre aussi l’amour, rendant ainsi heureuse sa vie alors dénuée de tout sens.

         Cette rédemption est aussi favorisée par le personnage de Walter Brent, interprété par Ward Bond. Père de la victime, il a donc une raison personnelle de poursuivre le criminel, celle de la vengeance aussi discutable soit-elle. A cause de sa violence incontrôlable, Jim voit en Walter Brent son propre reflet. Face à cette apparente brute épaisse, Jim tente de contenir ses démons intérieurs et de se calmer. C’est d’ailleurs à Jim que va se confier Mary et non à Brent. Mais lorsque Walter Brent murmure avec émotion « He’s just a kid, like mine » au moment de la mort de Danny, on aperçoit que le personnage est peint avec beaucoup de nuance et de sensibilité.
         Les personnages du film sont d’ailleurs très touchants et le film regorge de petits détails très véridiques : la vision de la vie de couple des policiers (cf. 1ères scènes), le policier qui a mal au dos puisque sa femme lui a demandé de planter des géraniums dans leur jardin, l’arbre qu’a offert Danny à sa sœur, etc…
         La Maison dans l’Ombre est donc un film sensible mais aussi très sec et nerveux comme l’est la course-poursuite du criminel, très rythmée puisque filmée caméra à l’épaule, chose rare à l’époque. On retrouve donc cette nervosité et cette violence propres à l’œuvre de Nicholas Ray. Jim Wilson représente parfaitement le héros déchiré des films de Ray. De plus, Danny, le jeune malade mental de La Maison dans l’Ombre, rappelle Bowie (interprété par Farley Granger), l’un des deux Amants traqués (1947), mais aussi Jim Starck (interprété par James Dean), le jeune rebelle tourmenté de La Fureur de Vivre (1955) ou encore Davey Bishop (interprété par John Derek), le jeune adolescent faible et impétueux de A l’Ombre des Potences (1954). Ray s’intéresse comme toujours à ces hommes blessés et compatit avec leurs problèmes existentiels.
         En effet, Nicholas Ray quitte le genre du film noir avec cette deuxième partie comme si ça ne l’intéressait pas de signer un chef d’œuvre du genre ou plutôt comme si cela ne le préoccupait moins que la psychologie des personnages. De plus, Mary est loin d’être une femme fatale qui va faire courir à sa perte le héros puisqu’elle est une aveugle, une femme très fragile. En fait, Ray s’écarte volontairement du cadre spatial et des archétypes du film noir dans le but de signer une œuvre plus originale, une œuvre plus personnelle.
         Pour ce film, Ray retrouve Robert Ryan qui jouait déjà dans Born to be bad (1950) et dans Les Diables du Guadalcanal (1952) qui prouve encore une fois de plus qu’il est un des acteurs les plus puissants de sa génération. Il retournera avec Ray dans Le Roi des Rois (1961) dans lequel il tient le rôle de Jean-Baptiste. Nicholas Ray donne aussi sa chance au jeune Summer Williams qui interprète Danny dans la Maison dans l’Ombre. Il faisait déjà des apparitions dans quelques autres films de Ray qui lui confiera d’ailleurs plus tard la seconde équipe de tournage du Roi des Rois (1961).
         En revanche, la présence d’Ida Lupino dans La Maison dans l’Ombre est justifiée par le fait qu’en contrepartie de sa contribution en tant qu’actrice au film, la RKO diffuse les films de sa compagnie, la « Filmakers ». Elle fera sur le tournage du film la rencontre du chef opérateur George Diskant qui signera plus tard la photographie de Beware my Lovely (1952) d’Harry Horner[1] et de The Bigamist (1953) qu’elle réalise. Ce dernier avait déjà collaboré avec Nicholas Ray pour la photographie des Amants de la Nuit (1948) et de A Woman’s Secret (1949).


         Dans La Maison dans l’Ombre, Ray délaisse donc le film noir pour retrouver sa compassion pour les hommes blessés, rendant ainsi triste et magnifique son film dont le lyrisme et la sensibilité bouleversent complètement le spectateur.
         Il s’agit de l’avant-dernier film de Ray pour la RKO qu’il quitte après Les Indomptables (1952). Son film suivant, Johnny Guitare (1954), va révolutionner le genre du Western de la même façon que La Maison dans l’Ombre revisitait le film noir.

17.09.07.






[1]Beware my Lovely est un film de la Filmakers, diffusé par la RKO, dans lequel Ida Lupino retrouve comme partenaire Robert Ryan. Il est produit par Collier Young, le mari d’Ida Lupino.