dimanche 25 décembre 2011

Pool of London / Les Trafiquants du Dunbar (1951) de Basil Dearden


         Comme la Hammer, trop souvent réduite à son corpus de films fantastiques, la Ealing Studios est réputée pour ses comédies telles que Noblesse oblige, Passeport pour Pimlico ou Tueurs de Dames. Pourtant la société produisit également de nombreux films de guerre. En 1945, le studio sortit un film d’épouvante à sketches, Au cœur de la nuit dont l'influence allait être majeure. De même, Il pleut toujours le dimanche (1947) de Robert Hamer est souvent considéré comme un classique du film noir britannique. Peu après The Blue Lamp / Police sans arme (1950), Basil Dearden signe Les Trafiquants du Dunbar, un autre film criminel aux résonnances sociales.


         L’intrigue est centrée sur l’amitié entre deux marins d’un navire, le Dunbar, qui fait escale dans le port de Londres. Leur destin va virer au drame lors de leur permission : Johnny, d’origine jamaïcaine, tombe amoureux d’une jeune londonienne ; quant à Dan, il se retrouve mêlé malgré lui à une histoire de trafic de diamants [1]. Poursuivi par la police et par les gangsters, il va parcourir la ville pour retrouver son camarade et l’innocenter.
         Comme The Brighton Rock / Le Gang des Tueurs (1947) de Roy Boulting, Les Trafiquants du Dunbar évoque la réalité du rationnement qui dura jusque tard dans l’après guerre. Ici, les marins déjouent la douane en rapportant des cigarettes ou des bas afin d’arrondir leurs fins de mois. Ces pauvres individus sont victimes de criminels bien plus dangereux : les « spivs », des gangsters qui vivent du marché noir.
         Très typés (chapeaux, vestes à rayure), les « spivs » se cachent néanmoins derrière des apparences respectables: le chef du gang est un acrobate de music hall qui sait se servir de son savoir pour l’organisation d’un casse ingénieux [2]. Le hold-up minutieux et la course-poursuite nocturne entre Dan et les tueurs culminant en haut d’un escalier de sortie de secours d’un tunnel (scène marquée par une mise en scène d’ombres et de lumière) font partie des moments forts du versant criminel du film.
         Motivé par un souci documentaire, le film de Dearden mélange l’expressionisme avec un certain néoréalisme, alliance qui faisait la force d’un film comme Le Troisième Homme de Carol Reed. On voit ainsi dans Les Trafiquants du Dunbar des plans réels des rues de Londres et de ses quais (pool of london) ainsi que des quartiers périphériques encore en ruine.
         Car derrière ses apparences de film de genre, Les Trafiquants du Dunbar s’avère une réelle peinture sociale. Londres nous est montré à travers les yeux d’un jeune Noir, qui découvre une ville interdite, hostile. L’amour interracial s’avère impossible, malgré la force qui unit pourtant les deux amants. Comme le personnage interprété par Sidney Poitier dans Paris Blues (1961) de Martin Ritt, Johnny, lassé par son rejet par la société, refuse de se battre et ne conçoit l’avenir que dans un « ailleurs » (il veut retourner chez lui en Jamaïque).
         Déjà au cœur du film, la question raciale sera de nouveau abordé par Basil Dearden dans Sapphire / Opération Scotland Yard (1959) avec Earl Cameron, le même acteur [3]. Plus tard, il sera l’un des premiers réalisateurs anglais à parler de l’homosexualité avec Victim / La Victime (1961) avec Dirk Bogarde.


         Série B efficace et porté par des acteurs peu connus [4], Les Trafiquants du Dunbar est un film noir anglais très intéressant : il prouve tant la diversité de la production de la Ealing que l’audace de son metteur en scène Basil Dearden.

25.11.11.



[1] Le personnage de Dan, interprété par Bonar Colleano, est américain (l’acteur l’est aussi). Le personnage est très positif mais son comportement dangereux (c’est lui qui implique son ami Johnny dans une histoire de vol) est à rapporter à sa nationalité : comme dans Le Troisième Homme (1949) de Carol Reed, les troubles viennent des américains dont la présence rappelle les blessures de la guerre et de l’après guerre.
[2] Cette association entre le crime et le monde du spectacle n’est pas sans nous rappeler l’œuvre d’Hitchcock (Les 39 Marches, Agent Secret) ou de Lang (Les Espions).
[3] Avec Cy Grant, Earl Cameron, d’origine bermude, est considéré comme l’un des premiers acteurs noirs à avoir percé dans le cinéma britannique. Dans The Hearth Within (1957) de David Eady, il joue un docker d’origine jamaïcaine injustement accusé d’un meurtre, trame non éloignée de celle des Trafiquants du Dunbar. Flame in the Streets (1961) de Roy Ward Baker, un autre film d’Earl Cameron, évoque également la question raciale. On a vu récemment Earl Cameron dans L’Interprète (2005) de Sidney Pollack, dans lequel il jouait le président africain victime d’un complot.
[4] Susan Shaw, l’un des premiers rôles féminins du film, joue également dans Il pleut toujours le dimanche (1947) de Robert Hamer. Elle était mariée à Bonar Colleano qui joue le personnage de Dan. Il semble en fait que les producteurs des Trafiquants de Dunbar aient voulu lancer (en vain) la carrière des deux acteurs principaux (Bonar Colleano et Earl Cameron). A noter que Les Trafiquants du Dunbar compte quelques seconds rôles connus du cinéma britannique : Leslie Phillips, James Robertson Justice ou encore Max Adrian.

mercredi 21 décembre 2011

Punishment Park (1971) de Peter Watkins


         Suite à l’interdiction à la télévision de The War Game / La Bombe (1966) et aux critiques de son film suivant Privilège, Peter Watkins décida de ne plus travailler pour le cinéma britannique. Dans son exil, il tourne d’abord The Gladiators en 1969 en Suède puis Punishment Park aux Etats-Unis. Comme La Bombe et The Gladiators, Punishment Park est un faux documentaire mettant en scène une uchronie, un « temps qui n’existe pas », c’est-à-dire une histoire alternative : face à l’enlisement de la guerre du Vietnam, le président Nixon déclare l’état d’urgence. La politique, répressive, consiste en une extermination déguisée de toute contestation.


         Le « parc de la punition » se situe dans un vaste camp du gouvernement américain en plein désert californien. Considérés comme dangereux, des activistes ont été interpellés et sont sommairement jugés. Ils ont le choix entre une longue peine de prison ou une mise à l'épreuve morbide : ils sont libérés s'ils atteignent, en moins de trois jours, sans eau ni nourriture, et sans être attrapés par les policiers qui les poursuivent, un drapeau américain situé en plein désert. Une équipe de télévision anglaise filme la punition de ces militants et constatera qu’aucun n’en sortira vivant.
         Punishment Park frappe tout d’abord par le sentiment que ressent le spectateur de regarder un documentaire : caméra à l’épaule, pellicule granuleuse et interviews sur le vif figurent parmi les procédés utilisés par Watkins. L’aspect documentaire perturbe ainsi le public qui a de fait l’impression d’être face à la réalité. Pourtant, filmé non loin de Los Angeles, Punishment Park est interprété par des acteurs amateurs habitant les environs et les rôles des membres du tribunal civil sont ainsi tenus par des citoyens qui expriment dans le film leur opinion. Les militants sont également réellement des activistes. Une fois de plus, Watkins trouble les frontières entre fiction et documentaire.
         Dans le film de Watkins, l’Amérique est devenu un état totalitaire dont l’extermination systématique de la contestation par un jeu sordide ressemble à celle des juifs par les nazis : la Constitution est constamment bafouée et la Justice consiste en des parodies de procès suivies d’une chasse à l’homme sans espoir. Cette uchronie est d’autant plus terrifiante qu’elle n’était pas si éloignée de l’ambiance de l’époque. En effet, le tournage du film en août 1970 intervient trois mois après les tueries de l’université de Kent State où plusieurs étudiants furent victimes de tirs par la police. Le sentiment paranoïaque qui affecte Punishment Park trouve également ses racines dans le procès des sept de Chicago en 1968, emprisonnés pour leur simple pensée politique : certaines personnes incriminées y furent bâillonnées afin qu’elles ne puissent pas se défendre.
         Les idéologies des victimes du Punishment Park sont mélangées : communisme, mouvement hippie, anti consumérisme, pacifisme, féminisme, black power, engagement social contre la pauvreté… Les modes d’engagement sont tout aussi divers : militantisme politique, révoltes étudiantes, expression artistique, action associative, lutte armée… Cette confusion montre bien la complexité d’une contestation hétérogène que le gouvernement républicain et la bourgeoisie bien pensante peinent à cerner er réduisent à une unique voix dissidente.
         Engagé mais parfois un peu « illuminé », ce corpus de déviants peut faire peur. Le spectateur est néanmoins affolé par le comportement disproportionné qu’adoptent les autorités. Chronos moderne, l’Etat américain dévore ses enfants (le conflit générationnel est flagrant) en ne leur laissant aucun choix. Les grands espaces de l’Amérique, symboles de liberté, deviennent alors le lieu d’une prison à ciel ouvert, propice au meurtre. L’horreur ne peut déboucher que sur la contestation (ou la renforcer) : à la fin Punishment Park, même le caméraman, révolté par la violence des autorités, décide d’intervenir. Par son simple film, Watkins, lui, l’a déjà fait.


         Jugeant le film trop à gauche, les studios hollywoodiens refusèrent de distribuer Punishment Park. Conspué par la critique, il ne tint pas plus de quatre jours à l’affiche à New York. Présenté à Cannes, le film connut en revanche un succès certain. Quarante ans après, à l’heure du camp de détention de Guantanamo, il est sûr que Punishment Park continue encore à choquer et à perturber. Kinji Fukasaku saura s’en souvenir pour son Battle Royale (2000).

21.12.11.

lundi 19 décembre 2011

The Lodger / Jack l’éventreur (1944) de John Brahm


         Jack l’éventreur de John Brahm est la troisième adaptation de The Lodger (1913), roman de Marie Belloc Lowndes[1] après la version muette d’Alfred Hitchcock en 1927 (Les Cheveux d'or) et celle parlante de Maurice Elvey en 1932 (Meurtres) mais avant celle d’Hugo Fregonese en 1953 (Man in the Attic/ L'Étrange Mr. Slade) [2]. Réputé être l’un des meilleurs films de son réalisateur, The Lodger convainc dans sa vision d’un Londres embrumé mais frappe surtout pour quelques éclairs de génie dans la mise en scène.


         Laird Cregar remplace Ivor Novello dans le rôle de Mr Slade, l’inquiétant locataire dont de nombreux indices mènent à penser qu’il est le coupable des crimes qui sévissent alors dans le quartier de Whitechapel. Le criminel se définit par une certaine ambigüité sexuelle, suggérée par un caractère obséquieux et une misogynie apparente. Avec sa forte carrure et sa mine patibulaire, Laird Cregar densifie le personnage en lui offrant une certaine candeur.
         Si le film de Brahm ressemble beaucoup au film d’Hitchcock, la différence majeure réside dans la conclusion, déroutante pour le spectateur qui a déjà vu la première version du film : alors que le film d’Hitchcock semblait faire l’éloge de la présomption d’innocence en disculpant le personnage du locataire que les circonstances accablaient (le public n’était d’ailleurs pas convaincu), le remake des années 40 conforte la culpabilité du personnage. Il en résulte ainsi une absence totale de suspense, assez surprenante.
         En effet, les scènes de crime de Jack l’éventreur intéressent peu le spectateur qui sait à l’avance quand l’assassin va sévir. De même, malgré la qualité de cette production de la Fox (les décors et costumes sont de qualité), la peinture du Londres populaire de la fin du XIXème siècle, envahi par le brouillard, donne un impression de « déjà vu » : les films sur Jack l’éventreur, en plus des scènes de meurtre, contribuent toujours à la vision d’une société échelonnée entre les lords et les milieux les plus populaires, les maîtres et les bonnes. Une autre convention du genre se caractérise par la conclusion incertaine qui permet d’expliquer la préservation du mystère concernant l’identité du serial killer.
         Ce qui nous impressionne davantage, ce sont donc les scènes finales de course-poursuite avec le tueur, magnifiées par les cadrages rapprochés (des plans en plongée ou en contreplongée) et les éclairages contrastés du chef opérateur Lucien Ballard (qui par exemple laisse filtrer la lumière à travers les stries d’une grillagée). Le visage angoissant de Laird Cregar envahissant l’écran dans les gros plans renforce le sentiment de peur qui finit enfin par envahir le spectateur dans le climax de The Lodger. Ce film américain, tourné par un allemand (John Brahm) et sensé se passer en Angleterre, est un pur produit de l’hybridation hollywoodienne, mâtiné des leçons de l’expressionisme.


         Hangover Place (1945), le film suivant de Brahm, est souvent considéré comme le petit frère de The Lodger. On y retrouverait exactement la même formule que celle du Lodger : une série B de la Fox avec des acteurs de second plan en vedette (Laird Cregar et George Sanders), un même scénariste (Barré Lyndon synonyme d’Alfred Edgar), un même cadre (le Londres victorien de la fin du siècle et sa brume épaisse) ainsi, dit-on, que les mêmes qualités techniques (à savoir une esthétique expressionniste soulignée par le cadrage et la photographie).

19.12.11.



[1] Marie Belloc Lowndes est une prolifique romancière britannique du début du XXème siècle. The Lodger est son œuvre la plus célèbre.
[2] Ivor Novello joue dans les deux premières versions. Ces deux films sont anglais alors que le film de Brahm et d’Hugo Fregonese sont américains.

samedi 3 décembre 2011

Baby Doll / Poupée de Chair (1956) d’Elia Kazan


         Après Un tramway nommé Désir (1951), Baby Doll constitue la seconde collaboration du réalisateur Elia Kazan avec le dramaturge Tennessee Williams. Bien qu’inspiré d’une pièce d’un seul acte (27 Wagons Full of Cotton, datant de 1946), Baby Doll demeure l’unique scénario original de Tennessee Williams. Baignant dans l’atmosphère suintante et vicieuse du Sud, Baby Doll marque la fusion entre l’œuvre dramatique de Tennessee Williams et la mise en scène ardente d’Elia Kazan.


         Baby Doll, comme Lolita de Nabokov (œuvre tout à fait contemporaine puisque le roman a été publié en 1955) contribue à la création d’un nouveau personnage de fiction : du haut de ses dix-neuf ans, « Baby Doll » Meighan (Caroll Baker) est une véritable femme-enfant. Elle suce son pouce dans son lit/berceau et se caractérise par une grande ingénuité : son vocabulaire est pauvre, elle a peur de la grande demeure dans laquelle elle vit et se révèle très crédule. Imbécile, elle sait néanmoins jouer de son seul atout : son corps de femme, objet de toutes les convoitises. Enfant gâtée et capricieuse, elle parvient à soumettre Archie Lee, son mari, un exploitant de coton bien plus âgé qu’elle.
         Archie Lee avait promis à son beau-père de ne pas consommer leur union avant qu'elle n'atteigne ses 20 ans (le film est très explicite sur ce sujet). Rustre et alcoolique, Archie Lee est avant tout grotesque: affublé d’un gros nez (celui de l’acteur Karl Malden), il épie sa femme à travers des trous dans les cloisons et ne parvient pas à prendre le dessus sur sa gamine d’épouse. Au bord de la faillite, il décide de mettre secrètement le feu à l'égreneuse de coton de son rival pour relancer ses affaires. Ce dernier, Silva Vacarro (Eli Wallach), d’origine italienne, est un adversaire de taille, bien plus intelligent que le couple d’idiots à qui il a affaire.

         Baby Doll concentre beaucoup d’éléments récurrents de l’œuvre de Tennessee Williams, véhiculant la vision d’un Sud en décrépitude, perturbé par la venue d’un étranger. Ses habitants débiles semblent être atteints d’une perversité certaine . Le sexe n’est pas relégué au sous-texte mais s’avère bel et bien le sujet principal du film. Ainsi, Baby Doll se refuse à son mari mais ne peut résister au jeu de séduction appuyé de Vacarro. Dans une scène fortement érotique, ce dernier, assis devant Baby Doll, imite ouvertement le geste sexuel avec le basculement d’une balançoire.
         Dans Baby Doll, les situations humaines, ponctuées de cris et de pleurs, sont exacerbées. Chargé de l’écriture du scénario, Tennessee Williams a signé encore une fois un texte très théâtral : on retrouve l’unité de lieu (la vaste demeure vide de Baby Doll), de temps (l’action se déroule sur deux jours) et de personnages (il n’y pas plus de quatre vrais personnages).

         L’apport de Kazan est lui plus perceptible au niveau de la direction des acteurs. Après Géant de George Stevens, Caroll Baker trouve ici son premier grand rôle. Quant à Eli Wallack (qui avait déjà interprété Tennessee Williams à Broadway), il s’agit de sa première apparition cinématographique. Karl Malden, lui, était déjà de l’aventure du Tramway nommé Désir. Avec Baby Doll, Kazan a donc révélé trois grands acteurs, tous issus de l’Actors Studio où il enseignait lui-même.
         Kazan privilégie les plans rapprochés, la proximité physique entre les personnages et les soupirs concupiscents. Multipliant les plans séquences propres à mettre en valeur le jeu des acteurs, Elia Kazan excelle également dans sa gestion du décor, véritable terrain de cache-cache. Baby Doll apparaît comme très abouti esthétiquement [1]: la musique jazzy (signée Kenyon Hopkins) et le noir et blanc cru (photographie de Boris Kaufman) contribuent grandement au caractère lascif, sensuel voire sexuel du film.


         Jugé indécent en raison du traitement de la question sexuelle, Baby Doll, fut condamné dès sa sortie en décembre 1956 par la Ligue pour la vertu pour outrage aux bonnes mœurs. Les boycotts des salles de cinéma, menés par les catholiques, contribuèrent à retirer le film des écrans au tournant de l'année 1957.
         Il y avait de quoi : Baby Doll, comme les autres œuvres de Tennessee Williams, marque le spectateur par la violence de ses conflits et les caractères y sont violents à défaut d’être complexes. Et contrairement au Lolita de Kubrick, assez comparable sur certains points (dont l’apparition mythique du personnage de femme enfant) mais parfois embarrassé d’une approche romantique, Baby Doll, lui, choque toujours autant, cinquante ans après, réveillant les penchants pédophiles du spectateur.


03.12.11.






[1] Notons que le film fut nominé quatre fois aux oscars (meilleure actrice pour Carroll Baker; meilleure adaptation pour Tennessee Williams ; meilleure photographie pour Boris Kaufman ; meilleure actrice de second plan pour Mildred Dunnock) mais n’en remporta aucun.