dimanche 25 décembre 2011

Pool of London / Les Trafiquants du Dunbar (1951) de Basil Dearden


         Comme la Hammer, trop souvent réduite à son corpus de films fantastiques, la Ealing Studios est réputée pour ses comédies telles que Noblesse oblige, Passeport pour Pimlico ou Tueurs de Dames. Pourtant la société produisit également de nombreux films de guerre. En 1945, le studio sortit un film d’épouvante à sketches, Au cœur de la nuit dont l'influence allait être majeure. De même, Il pleut toujours le dimanche (1947) de Robert Hamer est souvent considéré comme un classique du film noir britannique. Peu après The Blue Lamp / Police sans arme (1950), Basil Dearden signe Les Trafiquants du Dunbar, un autre film criminel aux résonnances sociales.


         L’intrigue est centrée sur l’amitié entre deux marins d’un navire, le Dunbar, qui fait escale dans le port de Londres. Leur destin va virer au drame lors de leur permission : Johnny, d’origine jamaïcaine, tombe amoureux d’une jeune londonienne ; quant à Dan, il se retrouve mêlé malgré lui à une histoire de trafic de diamants [1]. Poursuivi par la police et par les gangsters, il va parcourir la ville pour retrouver son camarade et l’innocenter.
         Comme The Brighton Rock / Le Gang des Tueurs (1947) de Roy Boulting, Les Trafiquants du Dunbar évoque la réalité du rationnement qui dura jusque tard dans l’après guerre. Ici, les marins déjouent la douane en rapportant des cigarettes ou des bas afin d’arrondir leurs fins de mois. Ces pauvres individus sont victimes de criminels bien plus dangereux : les « spivs », des gangsters qui vivent du marché noir.
         Très typés (chapeaux, vestes à rayure), les « spivs » se cachent néanmoins derrière des apparences respectables: le chef du gang est un acrobate de music hall qui sait se servir de son savoir pour l’organisation d’un casse ingénieux [2]. Le hold-up minutieux et la course-poursuite nocturne entre Dan et les tueurs culminant en haut d’un escalier de sortie de secours d’un tunnel (scène marquée par une mise en scène d’ombres et de lumière) font partie des moments forts du versant criminel du film.
         Motivé par un souci documentaire, le film de Dearden mélange l’expressionisme avec un certain néoréalisme, alliance qui faisait la force d’un film comme Le Troisième Homme de Carol Reed. On voit ainsi dans Les Trafiquants du Dunbar des plans réels des rues de Londres et de ses quais (pool of london) ainsi que des quartiers périphériques encore en ruine.
         Car derrière ses apparences de film de genre, Les Trafiquants du Dunbar s’avère une réelle peinture sociale. Londres nous est montré à travers les yeux d’un jeune Noir, qui découvre une ville interdite, hostile. L’amour interracial s’avère impossible, malgré la force qui unit pourtant les deux amants. Comme le personnage interprété par Sidney Poitier dans Paris Blues (1961) de Martin Ritt, Johnny, lassé par son rejet par la société, refuse de se battre et ne conçoit l’avenir que dans un « ailleurs » (il veut retourner chez lui en Jamaïque).
         Déjà au cœur du film, la question raciale sera de nouveau abordé par Basil Dearden dans Sapphire / Opération Scotland Yard (1959) avec Earl Cameron, le même acteur [3]. Plus tard, il sera l’un des premiers réalisateurs anglais à parler de l’homosexualité avec Victim / La Victime (1961) avec Dirk Bogarde.


         Série B efficace et porté par des acteurs peu connus [4], Les Trafiquants du Dunbar est un film noir anglais très intéressant : il prouve tant la diversité de la production de la Ealing que l’audace de son metteur en scène Basil Dearden.

25.11.11.



[1] Le personnage de Dan, interprété par Bonar Colleano, est américain (l’acteur l’est aussi). Le personnage est très positif mais son comportement dangereux (c’est lui qui implique son ami Johnny dans une histoire de vol) est à rapporter à sa nationalité : comme dans Le Troisième Homme (1949) de Carol Reed, les troubles viennent des américains dont la présence rappelle les blessures de la guerre et de l’après guerre.
[2] Cette association entre le crime et le monde du spectacle n’est pas sans nous rappeler l’œuvre d’Hitchcock (Les 39 Marches, Agent Secret) ou de Lang (Les Espions).
[3] Avec Cy Grant, Earl Cameron, d’origine bermude, est considéré comme l’un des premiers acteurs noirs à avoir percé dans le cinéma britannique. Dans The Hearth Within (1957) de David Eady, il joue un docker d’origine jamaïcaine injustement accusé d’un meurtre, trame non éloignée de celle des Trafiquants du Dunbar. Flame in the Streets (1961) de Roy Ward Baker, un autre film d’Earl Cameron, évoque également la question raciale. On a vu récemment Earl Cameron dans L’Interprète (2005) de Sidney Pollack, dans lequel il jouait le président africain victime d’un complot.
[4] Susan Shaw, l’un des premiers rôles féminins du film, joue également dans Il pleut toujours le dimanche (1947) de Robert Hamer. Elle était mariée à Bonar Colleano qui joue le personnage de Dan. Il semble en fait que les producteurs des Trafiquants de Dunbar aient voulu lancer (en vain) la carrière des deux acteurs principaux (Bonar Colleano et Earl Cameron). A noter que Les Trafiquants du Dunbar compte quelques seconds rôles connus du cinéma britannique : Leslie Phillips, James Robertson Justice ou encore Max Adrian.

mercredi 21 décembre 2011

Punishment Park (1971) de Peter Watkins


         Suite à l’interdiction à la télévision de The War Game / La Bombe (1966) et aux critiques de son film suivant Privilège, Peter Watkins décida de ne plus travailler pour le cinéma britannique. Dans son exil, il tourne d’abord The Gladiators en 1969 en Suède puis Punishment Park aux Etats-Unis. Comme La Bombe et The Gladiators, Punishment Park est un faux documentaire mettant en scène une uchronie, un « temps qui n’existe pas », c’est-à-dire une histoire alternative : face à l’enlisement de la guerre du Vietnam, le président Nixon déclare l’état d’urgence. La politique, répressive, consiste en une extermination déguisée de toute contestation.


         Le « parc de la punition » se situe dans un vaste camp du gouvernement américain en plein désert californien. Considérés comme dangereux, des activistes ont été interpellés et sont sommairement jugés. Ils ont le choix entre une longue peine de prison ou une mise à l'épreuve morbide : ils sont libérés s'ils atteignent, en moins de trois jours, sans eau ni nourriture, et sans être attrapés par les policiers qui les poursuivent, un drapeau américain situé en plein désert. Une équipe de télévision anglaise filme la punition de ces militants et constatera qu’aucun n’en sortira vivant.
         Punishment Park frappe tout d’abord par le sentiment que ressent le spectateur de regarder un documentaire : caméra à l’épaule, pellicule granuleuse et interviews sur le vif figurent parmi les procédés utilisés par Watkins. L’aspect documentaire perturbe ainsi le public qui a de fait l’impression d’être face à la réalité. Pourtant, filmé non loin de Los Angeles, Punishment Park est interprété par des acteurs amateurs habitant les environs et les rôles des membres du tribunal civil sont ainsi tenus par des citoyens qui expriment dans le film leur opinion. Les militants sont également réellement des activistes. Une fois de plus, Watkins trouble les frontières entre fiction et documentaire.
         Dans le film de Watkins, l’Amérique est devenu un état totalitaire dont l’extermination systématique de la contestation par un jeu sordide ressemble à celle des juifs par les nazis : la Constitution est constamment bafouée et la Justice consiste en des parodies de procès suivies d’une chasse à l’homme sans espoir. Cette uchronie est d’autant plus terrifiante qu’elle n’était pas si éloignée de l’ambiance de l’époque. En effet, le tournage du film en août 1970 intervient trois mois après les tueries de l’université de Kent State où plusieurs étudiants furent victimes de tirs par la police. Le sentiment paranoïaque qui affecte Punishment Park trouve également ses racines dans le procès des sept de Chicago en 1968, emprisonnés pour leur simple pensée politique : certaines personnes incriminées y furent bâillonnées afin qu’elles ne puissent pas se défendre.
         Les idéologies des victimes du Punishment Park sont mélangées : communisme, mouvement hippie, anti consumérisme, pacifisme, féminisme, black power, engagement social contre la pauvreté… Les modes d’engagement sont tout aussi divers : militantisme politique, révoltes étudiantes, expression artistique, action associative, lutte armée… Cette confusion montre bien la complexité d’une contestation hétérogène que le gouvernement républicain et la bourgeoisie bien pensante peinent à cerner er réduisent à une unique voix dissidente.
         Engagé mais parfois un peu « illuminé », ce corpus de déviants peut faire peur. Le spectateur est néanmoins affolé par le comportement disproportionné qu’adoptent les autorités. Chronos moderne, l’Etat américain dévore ses enfants (le conflit générationnel est flagrant) en ne leur laissant aucun choix. Les grands espaces de l’Amérique, symboles de liberté, deviennent alors le lieu d’une prison à ciel ouvert, propice au meurtre. L’horreur ne peut déboucher que sur la contestation (ou la renforcer) : à la fin Punishment Park, même le caméraman, révolté par la violence des autorités, décide d’intervenir. Par son simple film, Watkins, lui, l’a déjà fait.


         Jugeant le film trop à gauche, les studios hollywoodiens refusèrent de distribuer Punishment Park. Conspué par la critique, il ne tint pas plus de quatre jours à l’affiche à New York. Présenté à Cannes, le film connut en revanche un succès certain. Quarante ans après, à l’heure du camp de détention de Guantanamo, il est sûr que Punishment Park continue encore à choquer et à perturber. Kinji Fukasaku saura s’en souvenir pour son Battle Royale (2000).

21.12.11.

lundi 19 décembre 2011

The Lodger / Jack l’éventreur (1944) de John Brahm


         Jack l’éventreur de John Brahm est la troisième adaptation de The Lodger (1913), roman de Marie Belloc Lowndes[1] après la version muette d’Alfred Hitchcock en 1927 (Les Cheveux d'or) et celle parlante de Maurice Elvey en 1932 (Meurtres) mais avant celle d’Hugo Fregonese en 1953 (Man in the Attic/ L'Étrange Mr. Slade) [2]. Réputé être l’un des meilleurs films de son réalisateur, The Lodger convainc dans sa vision d’un Londres embrumé mais frappe surtout pour quelques éclairs de génie dans la mise en scène.


         Laird Cregar remplace Ivor Novello dans le rôle de Mr Slade, l’inquiétant locataire dont de nombreux indices mènent à penser qu’il est le coupable des crimes qui sévissent alors dans le quartier de Whitechapel. Le criminel se définit par une certaine ambigüité sexuelle, suggérée par un caractère obséquieux et une misogynie apparente. Avec sa forte carrure et sa mine patibulaire, Laird Cregar densifie le personnage en lui offrant une certaine candeur.
         Si le film de Brahm ressemble beaucoup au film d’Hitchcock, la différence majeure réside dans la conclusion, déroutante pour le spectateur qui a déjà vu la première version du film : alors que le film d’Hitchcock semblait faire l’éloge de la présomption d’innocence en disculpant le personnage du locataire que les circonstances accablaient (le public n’était d’ailleurs pas convaincu), le remake des années 40 conforte la culpabilité du personnage. Il en résulte ainsi une absence totale de suspense, assez surprenante.
         En effet, les scènes de crime de Jack l’éventreur intéressent peu le spectateur qui sait à l’avance quand l’assassin va sévir. De même, malgré la qualité de cette production de la Fox (les décors et costumes sont de qualité), la peinture du Londres populaire de la fin du XIXème siècle, envahi par le brouillard, donne un impression de « déjà vu » : les films sur Jack l’éventreur, en plus des scènes de meurtre, contribuent toujours à la vision d’une société échelonnée entre les lords et les milieux les plus populaires, les maîtres et les bonnes. Une autre convention du genre se caractérise par la conclusion incertaine qui permet d’expliquer la préservation du mystère concernant l’identité du serial killer.
         Ce qui nous impressionne davantage, ce sont donc les scènes finales de course-poursuite avec le tueur, magnifiées par les cadrages rapprochés (des plans en plongée ou en contreplongée) et les éclairages contrastés du chef opérateur Lucien Ballard (qui par exemple laisse filtrer la lumière à travers les stries d’une grillagée). Le visage angoissant de Laird Cregar envahissant l’écran dans les gros plans renforce le sentiment de peur qui finit enfin par envahir le spectateur dans le climax de The Lodger. Ce film américain, tourné par un allemand (John Brahm) et sensé se passer en Angleterre, est un pur produit de l’hybridation hollywoodienne, mâtiné des leçons de l’expressionisme.


         Hangover Place (1945), le film suivant de Brahm, est souvent considéré comme le petit frère de The Lodger. On y retrouverait exactement la même formule que celle du Lodger : une série B de la Fox avec des acteurs de second plan en vedette (Laird Cregar et George Sanders), un même scénariste (Barré Lyndon synonyme d’Alfred Edgar), un même cadre (le Londres victorien de la fin du siècle et sa brume épaisse) ainsi, dit-on, que les mêmes qualités techniques (à savoir une esthétique expressionniste soulignée par le cadrage et la photographie).

19.12.11.



[1] Marie Belloc Lowndes est une prolifique romancière britannique du début du XXème siècle. The Lodger est son œuvre la plus célèbre.
[2] Ivor Novello joue dans les deux premières versions. Ces deux films sont anglais alors que le film de Brahm et d’Hugo Fregonese sont américains.

samedi 3 décembre 2011

Baby Doll / Poupée de Chair (1956) d’Elia Kazan


         Après Un tramway nommé Désir (1951), Baby Doll constitue la seconde collaboration du réalisateur Elia Kazan avec le dramaturge Tennessee Williams. Bien qu’inspiré d’une pièce d’un seul acte (27 Wagons Full of Cotton, datant de 1946), Baby Doll demeure l’unique scénario original de Tennessee Williams. Baignant dans l’atmosphère suintante et vicieuse du Sud, Baby Doll marque la fusion entre l’œuvre dramatique de Tennessee Williams et la mise en scène ardente d’Elia Kazan.


         Baby Doll, comme Lolita de Nabokov (œuvre tout à fait contemporaine puisque le roman a été publié en 1955) contribue à la création d’un nouveau personnage de fiction : du haut de ses dix-neuf ans, « Baby Doll » Meighan (Caroll Baker) est une véritable femme-enfant. Elle suce son pouce dans son lit/berceau et se caractérise par une grande ingénuité : son vocabulaire est pauvre, elle a peur de la grande demeure dans laquelle elle vit et se révèle très crédule. Imbécile, elle sait néanmoins jouer de son seul atout : son corps de femme, objet de toutes les convoitises. Enfant gâtée et capricieuse, elle parvient à soumettre Archie Lee, son mari, un exploitant de coton bien plus âgé qu’elle.
         Archie Lee avait promis à son beau-père de ne pas consommer leur union avant qu'elle n'atteigne ses 20 ans (le film est très explicite sur ce sujet). Rustre et alcoolique, Archie Lee est avant tout grotesque: affublé d’un gros nez (celui de l’acteur Karl Malden), il épie sa femme à travers des trous dans les cloisons et ne parvient pas à prendre le dessus sur sa gamine d’épouse. Au bord de la faillite, il décide de mettre secrètement le feu à l'égreneuse de coton de son rival pour relancer ses affaires. Ce dernier, Silva Vacarro (Eli Wallach), d’origine italienne, est un adversaire de taille, bien plus intelligent que le couple d’idiots à qui il a affaire.

         Baby Doll concentre beaucoup d’éléments récurrents de l’œuvre de Tennessee Williams, véhiculant la vision d’un Sud en décrépitude, perturbé par la venue d’un étranger. Ses habitants débiles semblent être atteints d’une perversité certaine . Le sexe n’est pas relégué au sous-texte mais s’avère bel et bien le sujet principal du film. Ainsi, Baby Doll se refuse à son mari mais ne peut résister au jeu de séduction appuyé de Vacarro. Dans une scène fortement érotique, ce dernier, assis devant Baby Doll, imite ouvertement le geste sexuel avec le basculement d’une balançoire.
         Dans Baby Doll, les situations humaines, ponctuées de cris et de pleurs, sont exacerbées. Chargé de l’écriture du scénario, Tennessee Williams a signé encore une fois un texte très théâtral : on retrouve l’unité de lieu (la vaste demeure vide de Baby Doll), de temps (l’action se déroule sur deux jours) et de personnages (il n’y pas plus de quatre vrais personnages).

         L’apport de Kazan est lui plus perceptible au niveau de la direction des acteurs. Après Géant de George Stevens, Caroll Baker trouve ici son premier grand rôle. Quant à Eli Wallack (qui avait déjà interprété Tennessee Williams à Broadway), il s’agit de sa première apparition cinématographique. Karl Malden, lui, était déjà de l’aventure du Tramway nommé Désir. Avec Baby Doll, Kazan a donc révélé trois grands acteurs, tous issus de l’Actors Studio où il enseignait lui-même.
         Kazan privilégie les plans rapprochés, la proximité physique entre les personnages et les soupirs concupiscents. Multipliant les plans séquences propres à mettre en valeur le jeu des acteurs, Elia Kazan excelle également dans sa gestion du décor, véritable terrain de cache-cache. Baby Doll apparaît comme très abouti esthétiquement [1]: la musique jazzy (signée Kenyon Hopkins) et le noir et blanc cru (photographie de Boris Kaufman) contribuent grandement au caractère lascif, sensuel voire sexuel du film.


         Jugé indécent en raison du traitement de la question sexuelle, Baby Doll, fut condamné dès sa sortie en décembre 1956 par la Ligue pour la vertu pour outrage aux bonnes mœurs. Les boycotts des salles de cinéma, menés par les catholiques, contribuèrent à retirer le film des écrans au tournant de l'année 1957.
         Il y avait de quoi : Baby Doll, comme les autres œuvres de Tennessee Williams, marque le spectateur par la violence de ses conflits et les caractères y sont violents à défaut d’être complexes. Et contrairement au Lolita de Kubrick, assez comparable sur certains points (dont l’apparition mythique du personnage de femme enfant) mais parfois embarrassé d’une approche romantique, Baby Doll, lui, choque toujours autant, cinquante ans après, réveillant les penchants pédophiles du spectateur.


03.12.11.






[1] Notons que le film fut nominé quatre fois aux oscars (meilleure actrice pour Carroll Baker; meilleure adaptation pour Tennessee Williams ; meilleure photographie pour Boris Kaufman ; meilleure actrice de second plan pour Mildred Dunnock) mais n’en remporta aucun.

dimanche 27 novembre 2011

Straight Time / Le Récidiviste (1978) d’Ulu Grosbard


         Après le succès de Marathon Man (1976), Dustin Hoffman décide de passer à la mise en scène. Il s’est mis en tête d’adapter No Beast So Fierce, un roman centré sur la vie d’un multirécidiviste. Renonçant finalement à réaliser le film, il fait alors appel à Ulu Grosbard, qui avait déjà dirigé l’acteur dans plusieurs pièces à Broadway ainsi que dans Qui est Harry Kellerman ? (1971), son second film. Malgré un sujet assez classique (déjà évoqué dans Casier Judiciaire, La Grande Evasion, Chasse au Gang, Quand la Ville dort…), il en résulte un film original et criant de vérité.


         La première partie du film est sur le « straight time » qu’évoque le titre américain : placé en liberté conditionnelle, Max Dembo, épuisé par les nombreuses années passées derrière les barreaux, décide de prendre un nouveau départ : il trouve ainsi du travail, un toit et même une petite amie. Dustin Hoffman incarne tout en subtilité cet homme meurtri mais plein d’espoir.
         La seconde, plus conventionnelle, prend pour objet la récidive. En effet, en dépit de toutes ses bonnes intentions, Max est victime d’une manœuvre délibérée de la part du policier chargé de sa surveillance, celui-ci le transférant de nouveau dans un centre de détention. Enragé, il s’évade et reprend ses vols. « Once a Thief, always a thief ».
         Edward Bunker, l’auteur du roman, accuse une vision assez déterministe de la criminalité, constatant avec amertume la difficulté pour un délinquant d’échapper à son passé. La faute semble incomber au système carcéral qui broie ses sujets sans vraiment les réinsérer dans la vie sociale. Il faut dire que Bunker est un habitué de ce monde : incarcéré à San Quentin en 1951 (dès l’âge de 17 ans !), il ne mit fin à sa vie criminelle qu’en 1976. Pour cet homme, le salut fut possible grâce à la littérature et au cinéma [1].
         Bunker fut conseiller technique sur le tournage du Récidiviste. Cet apport semble considérable, au regard du vérisme qui ressort de nombreuses scènes, tant celles dans la prison que celles des braquages. Grâce à de nombreux détails (comme le minutage lors des hold-ups), la mise en scène, nerveuse, est au service d’une tension certaine. De plus, Le Récidiviste bénéficie de la présence de formidables seconds rôles (Harry Dean Stanton, Theresa Russell, M. Emmett Walsh) qui, par la sobriété de leur jeu, contribuent fortement à la justesse du film.


         Le Récidiviste aborde donc de façon intelligente et réaliste le problème de la réinsertion. Sensible au personnage du criminel, ce film peut être envisagé comme un contre-pied aux films sécuritaires, genre qui fleurissait à l’époque et qui refusait de d’adopter le point de vue des délinquants, réduits à des déchets irrécupérables pour la société.

27.11.11.


[1] Edward Bunker était voisin de cellule de Caryl Chessman : exécuté sur la chaise électrique en 1960, ce dernier s’était fait connaitre par une série de romans écrits lors dans sa réclusion. Influencé par Chessman et incité à écrire par Louise Fazenda (une gloire déchue du muet, mariée à Hal B. Wallis, producteur à la Warner Bros), Bunker a trouvé sa rédemption dans la littérature. Son second roman The Animal Factory (1977) a été adapté par Steve Buscemi en 2000. En plus de son rôle de conseiller technique, Bunker tient un petit rôle dans Le Récidiviste. Il s’était lié d’amitié avec Tim Zinneman, le producteur du film, ce qui lui a permis de jouer des seconds rôles dans d’autres films. Notons également qu’il tient le rôle de Mr Blue dans Reservoir Dogs (1992) de Tarantino et qu’il était un bon ami de Danny Trejo, ami de « détention ». Edward Bunker est mort en 2005.

samedi 26 novembre 2011

Bound for Glory / En Route pour la Gloire (1976) de Hal Ashby


         Avec En route vers la Gloire, Hal Ashby, à la façon de Michael Cimino et de sa Porte du Paradis, parvient à concilier le ton contestataire du Nouvel Hollywood avec un sens de l’épique et de l’Americana.

         Adaptation de l’autobiographie de Woody Guthrie, En route vers la Gloire est centré sur la vie du chanteur folk entre 1936 et 1940. A 24 ans, Guthrie laisse sa famille (une femme et deux enfants) et sa terre (le Texas, ravagé par le Dust Bowl), pour la Californie, suivant des milliers de okies dans leur migration et leur quête de travail. Révolté par l’exploitation de ouvriers agricoles, sous payés par les patrons, il va se lancer dans une lutte pro-syndicaliste avec comme seule arme sa guitare et ses chansons engagées. Sa proximité avec le peuple et sa soif de liberté lui permettent de se détourner des pièges de la Gloire et il se dirigera alors vers New York pour continuer son combat.
         Film épique (de près de 2h30), En route vers la Gloire illustre une page de l’histoire de l’Amérique. Dans cette période de Grande Dépression, l’espoir, incarné par Woody Guthrie, semble être la seule façon de sortir du misère. Les images du Dust Bowl et des camps de travailleurs sont très impressionnantes : on n’est pas loin des Raisins de la Colère de Steinbeck mais aussi du film de John Ford ou des photographies de Dorothea Lange, œuvres qui partagent la même volonté de montrer la dignité de l’homme dans la pauvreté.
         Le récit de la vie errante et mouvementée de ce grand patriote est aussi grandiose. Ceci explique le sentiment que la biographie tourne parfois à l’hagiographie. La photographie d’Haskell Wexler [1], sépia et nostalgique, contribue également à donner au film un aspect un peu académique. On peut néanmoins nuancer ce classicisme avec la modernité de la mise en scène dont la souplesse est due à la toute première utilisation de la steady cam.
         Woody Guthrie reste une figure contestataire et libertaire, adulée par la génération des années 60 (Bob Dylan, Joan Baez, Phil Ochs...). Bien qu’il ne fut jamais membre du parti communiste, Guthrie était engagé bien à gauche. Hal Ashby, qui avait passé son enfance dans une petite ferme de l’Utah dans les années 30, s’est senti proche de Guthrie : sans aucun doute, il a pu se reconnaître dans ce personnage de marginal indépendant.
         Du point de vue de la distribution, David Carradine est parfait dans le rôle du chanteur. Il semble poursuivre son rôle de syndicaliste convaincu qu’il avait tenu dans Boxcar Bertha de Scorsese (1972) [2]. Interprétant lui-même les chansons de Guthrie, il venait de se lancer dans la musique et avait sorti l’année précédente un album unique intitulé Grasshopper.


         Toujours authentique, En Route vers la Gloire mêle avec intelligence l’enthousiasme innocent à la contestation ardente.

26.11.11.




[1] Haskell Wexler gagna l’oscar de la meilleure photographie 1976 pour En Route vers la Gloire. Il s’agit de sa deuxième statuette, après celle remportée pour son travail sur Qui a peur de Virginia Woolf ? en 1966. En Route vers la Gloire a aussi remporté l’oscar de la meilleure bande-son.
[2] Il faut re-contextualiser la sortie d’En Route pour la Gloire dans l’époque où l’on redécouvrait les grands noms de la culture gauchiste : le syndicaliste Joe Hill a fait l’objet d’un film par Bo Widerberg en 1971 alors que le journaliste américain et communiste John Reed est sujet de Reds (1981) de Warren Beatty.

dimanche 20 novembre 2011

Lock, Stock and Two Smoking Barrels / Arnaques, Crimes et Botanique (1998) de Guy Ritchie

         Premier film de Guy Ritchie, Arnaques, Crimes et Botanique donne un nouveau souffle au polar britannique. D’abord, il instaure un genre avec un style bien particulier. Ensuite, il lance la carrière d’un réalisateur mais aussi celle de nombreux acteurs.

         Arnaques, Crimes et Botanique prend pour protagonistes des gangsters londoniens. Tenues d’une dette de jeu envers le parrain local, quatre petites frappes décident, faute d'alternative, de braquer leurs voisins, après avoir entendu par hasard que ceux-ci mettent au point leur propre braquage de cultivateurs de marijuana. Guy Ritchie oppose ainsi le gang organisé (des personnages violents et hauts en couleur) à une fratrie d’artisans dans le crime: avec leurs blagues potaches et leurs cuites puériles, ces malfrats ridicules suscitent la sympathie du spectateur. Idiots, ils tentent de revendre leur marchandise à celui qu’ils ont (sans le savoir) volé. Débrouillards, ils arrivent toujours après la bataille, alors que tout le monde se soit entretué.
         Les influences de Ritchie sont avant tout américaines. La violence et la BO rock déchainées sont dans la veine de Scorsese. On pense également à un des ses héritiers, Tarantino, pour les intrigues télescopées, l’utilisation fréquente du montage parallèle et les dialogues futiles et comiques, détonant au milieu de la sauvagerie. Les Coen sont aussi convoqués pour le goût du grotesque (les personnages fous furieux qui veulent tuer tout le monde).
         Néanmoins, avec Arnaques, Crimes et Botanique, Ritchie signe un film bien anglais. Le film véhicule une vision d’un Londres banlieusard et populaire. L’humour noir, volontiers cynique, semble être hérité de La Loi du Milieu (1971) de Mike Hodges. Arnaques, Crimes et Botanique semble aussi moderniser des films clés tels que The Italian Job [1] ou The Long Good Friday [2].
         Guy Ritchie peaufine ainsi un style très singulier. Entre le polar et la comédie, son cinéma est mené tambour battant par un montage « boosté » à la façon d’un clip [3]. Avec sa voix off malicieuse et ses nombreux personnages, le film s’avère d’ailleurs parfois difficile à suivre. Notons qu’Arnaques, Crimes et Botanique lança également la carrière de nombreux acteurs : Jason Flemyng [4], Dexter Fletcher [5], Nick Moran [6], Jason Statham [7] ainsi que Vinnie Jones [8].

         Bête et méchant, Arnaques, Crimes et Botanique a cependant le mérite de renouveler le polar britannique. Véritable succès, il sera suivi d'une série télévisée homonyme en 2000. Guy Ritchie et son producteur Matthew Vaughn allaient poursuivre dans cette voie avec Snatch, sorte de petit frère de Arnaques, Crimes et Botanique.

20.11.11.


[1] Le final « en suspension » est assez similaire.
[2] Arnaques, crimes et botanique est partiellement produit par Handmade films, la société de George Harrison, qui avait produit The Long Good Friday. Arnaques, Crimes et botanique reprend trois acteurs du film de McKenzie : Dexter Fletcher, P.H. Moriarty et Alan Ford.
[3] Guy Ritchie réalisera par la suite des clips de Madonna, avec qui il a été marié de 2000 à 2008. Ritchie a rencontré sa future épouse à l’occasion d’ Arnaques, crimes et botanique, dont la bo est sorti sur le label de la chanteuse.
[4] Jason Flemyng est le fils de Gordon Flemyng, réalisateur de deux films Dr Who and the Daleks (avec Peter Cushing) et de La Grande Catherine (1968) avec Jeanne Moreau dans le rôle titre.
[5] On retrouvera Dexter Fletcher dans la série Band of Brothers (2001).
[6] Cet acteur a également réalisé deux films dont Telstar (2009) sur la vie du producteur de musique Joe Meek.
[7] Parmi les quatre acteurs principaux d’Arnaques, crimes et botanique, Jason Statham est celui qui a connu la carrière la plus célèbre, notamment avec la série des Transporter.
[8] Footballer célèbre, Vinnie Jones s’est reconverti dans le cinéma grâce à Arnaques, crimes et botanique. Il est la vedette Mean Machine / Carton rouge (2001) de Barry Skornick, remake de The Longest Yard / Plein la gueule (1974) de Robert Aldrich. On retrouve dans cette production de Matthew Vaughn plusieurs comédiens des films de Guy Ritchie (Jason Statham, Jason Flemyng et Vas Blackwood).

samedi 19 novembre 2011

The Scarlet Empress / L’Impératrice rouge (1934) de Josef Von Sternberg


         L’Impératrice rouge est la sixième collaboration de Marlène Dietrich avec Josef Von Sternberg. Centré sur l’accès au pouvoir de Catherine II de Russie au XVIIIème siècle, L’Impératrice rouge peut être vu comme une réponse de la Paramount à La Reine Christine (1933) de Rouben Mamoulian, produit par la MGM, avec Greta Garbo dans le rôle titre : réalisés par un réalisateur européen, ces deux drames historiques mettent en scène une femme de pouvoir, dont l’identité est en lien avec celle de la vedette (la Suède pour Garbo ; la Prusse, soit l’Allemagne, pour Dietrich). Comme La Reine Christine, L’Impératrice rouge malmène profondément la réalité historique, préférant exceller dans la création d’un style et d’une atmosphère. Sternberg laisse libre court à sa folie visuelle et signe un chef d’œuvre de baroque.


         La transformation de Sophia Frederica, princesse prussienne, en Catherine II de Russie ressemble à la façon avec laquelle Hollywood racontera plus tard l’histoire de Marie Antoinette. Marlene Dietrich joue une jeune fille innocente et protégée qui se transforme en une femme manipulatrice [1] qui préfigure les femmes fatales du film noir. L’évolution notable du personnage frappe d’ailleurs par sa soudaineté.
         La raison de cette métamorphose n’est autre qu’un mariage malheureux avec un crétin à la fois dangereux et enfantin. Sam Jaffe, aux airs d’Harpo Marx, inquiète dans le rôle du Grand Duc, futur Pierre III de Russie : entouré d’esclaves noirs et nabots, il se déplace grimaçant avec des petits soldats de bois qu’il s’amuse parfois à décapiter. Dans une autre séquence de bravoure, on le voit percer les cloisons avec un vilebrequin pour pouvoir observer sa propre femme. Quant à sa mère, l’impératrice Elizabeth, parfois humaine (elle invite ses domestiques à manger à sa table !), elle se révèle être avant tout despotique et hystérique. A ces personnages principaux, s’ajoute « a supporting cast of 1000 players » comme se plaît à souligner le générique.
         Les personnages sont ainsi de grossières caricatures et c’est d’avantage la mise en scène baroque de Sternberg qui nous séduit. Le film baigne dans une esthétique expressionniste et bizarre, parfois aux confluents du film d’horreur [2]. Du point de vue des décors, la démence est de rigueur : le palais impérial est rempli de statues grotesques (proches de gargouilles) et les portes, géantes, nécessitent une dizaine de servantes pour être ouvertes. L’Impératrice rouge est ainsi un véritable carnaval de bruits de cloches, de chevauchées de cosaques, de banquets et des cérémonies religieuses majestueuses. Une attention particulière est également portée aux costumes, et les robes de Marlène Dietrich sont plus excentriques les unes que les autres. La musique, mélangeant Moussorgski et Tchaïkovski avec la chevauchée des Walkyries de Wagner, participe également à l’élaboration d’un grand n’importe quoi qu’est L’Impératrice rouge.


         La Grande Catherine de Paul Czinner, sorti quelques mois plus tôt, fut préjudiciable à la carrière commerciale de L’Impératrice Rouge. A l’inverse du film de Sternberg, le film anglais, produit par Alexandre Korda, mettait d’avantage l’accent sur les personnages que sur le spectacle. Avec son budget de plus de 900 000 $, L’Impératrice Rouge fut un grave échec financier. Sternberg et Dietrich allaient néanmoins se retrouver pour l’adaptation de La Femme et le Pantin de Pierre Louys. Le film fut un revers encore plus important, ce qui mit fin à la collaboration entre le duo.

19.11.11.


[1] Pour s’évader du palais lorsqu’elle est enfermée par son mari, Catherine II se déguise en cavalier. Cette scène permet un fois de plus à Marlene Dietrich de se travestir, jeu récurent dans sa carrière.
[2] Sorti peu de temps avant l’entrée en vigueur du code Hayes, L’Impératrice rouge contient une scène de violences atroces (avec des nus !) lorsque le père de Catherine raconte à son enfant (joué par Maria Sieber, la fille de Marlene Dietrich) les barbaries de Pierre Le Grand et d’Ivan le Terrible.

vendredi 18 novembre 2011

Harold and Maude / Harold et Maude (1971) de Hal Ashby


         Monteur attitré de Norman Jewison dans les années 60, Hal Ashby passe à la réalisation en 1970 avec The Landlord / Le Propriétaire (1970). Harold et Maude, deuxième film du réalisateur, évoque la relation entre une septuagénaire et un jeune homme de vingt ans. Entre la comédie, le film contestataire et la romance, Harold et Maude constitue un film particulièrement singulier.


         Le sujet d’Harold et Maude frappe par son originalité. Les personnages principaux s’avèrent être de vrais excentriques. Harold (Bud Cort [1]), léger autiste dégoûté par sa vie de grand bourgeois, trouve refuge dans l’humour noir : sa passion première est la simulation de suicides (pendaison, ouverture des veines, noyade, hara-kiri…). Sinon, il passe le reste de son temps à assister à des enterrements. C’est dans ce cadre macabre qu’il rencontre Maude (Ruth Gordon), une vieille femme au comportement farfelu. Une forte amitié va se forger entre les deux personnages.
         Au premier abord, nos deux personnages ne partagent pas vraiment la même philosophie de vie. Sombre et introverti, Harold est un adolescent mal dans sa peau dont l’existence est marqué par l’ennui. Le folk rock de Cat Stevens souligne avec justesse la noirceur et le spleen d’un adolescent en quête identitaire. Le « haroldisme » consiste en un manque d'intérêt global pour l'existence et une tendance lascive à la dépression. A l’opposé, le « maudisme » est une approche tout à fait différente : c'est la joie et l'optimisme, l'envie de vivre la vie à fond ("Give me an L! Give me an I! Give me a V! Give me an E! L---I---V---E! LIVE! Otherwise you got nothing to talk about in the locker room!") alors même que sa fin est proche.
         Hal Ashby perturbe en inversant les rapports normaux entre l’âge et l’espoir. En opposant le nihilisme à la foi en l'avenir, Hal Ashby, a ainsi voulu confronter l'état d'esprit déjà fermé et négatif de la jeunesse de son époque à l'optimisme préservés par ceux qui ont pourtant enduré les horreurs du vingtième siècle (le passé de Maude est révélé pendant un court instant, lorsqu'Harold découvre son numéro d'identité tatoué dans un camp de concentration). En même temps, ces deux individualités, différentes en apparence, sont rapprochées par une même lutte libertaire et par le désir de vivre différemment en rejetant les codes de la société.
         Tous deux portés vers la bizarrerie, les protagonistes sont des rebelles dans l’âme. L’absence de père et la superficialité de sa mère expliquent la révolté inconsciente d’Harold, jeune homme porté vers le morbide. Quant à Maude, elle vit en marge de la société : non influencée par le regard des autres, elle accumule les expériences insolites et se caractérise par une négligence vis-à-vis des conventions : elle conduit à toute vitesse, expose son corps âgé en tant que modèle, collectionne des odeurs… Anarchiste, elle refuse même de se soumettre à la police lorsque celle-ci l’interpelle.
         Harold et Maude, également marqué par un fort antimilitarisme et un certain anticléricalisme, trouve ainsi parfaitement sa place dans sa place dans l’idéologie contestataire des seventies. Comme Jules et Jim de Truffaut (l’amour à trois), Harold et Maude présente une situation choquante (un amour fort malgré l’écart générationnel) [2] que le réalisateur se plaît à banaliser (le ménage d’Harold et Maude nous est montré comme un couple comme les autres) en portant un regard attentionné et dénué de tout jugement. Ashby semble ainsi nous inviter à penser différemment, à remettre en cause l’influence d’un interdit sans fondement. Si l’Amour est plus fort que tout, pourquoi ne vaincrait-il pas les différences d’âge, d’état d’esprit, de culture ou de milieu social ? D’ailleurs, n’y-a-t-il pas plus proche d’un vieillard qu’un enfant agité et fragile ?


         Avec l’insolite Harold et Maude, Hal Ashby parvient à combler le fossé entre les générations. Voilà un film audacieux, à la fois touchant et dérangeant.

18.11.11.




[1] Bud Cort venait de jouer dans Brewster McLoud (1970) de Robert Altman.
[2] Les producteurs ont refusé qu’Hal Ashby filme une scène de sexe entre Harold et Maude. On voit toutefois, vers la fin du film, le duo s’embrasser et, à un autre moment, les deux personnages nus dans le même lit.

vendredi 4 novembre 2011

The Adventures of Tintin: Secret of the Unicorn / Les Aventures de Tintin : Le Secret de La Licorne (2011) de Steven Spielberg



         Attendu avec impatience, ce Tintin de Spielberg est un projet qui remonte aux années 80 (cf. article du Figaro). Le célèbre personnage d’Hergé avait déjà fait l’objet de deux films dans les années 60 (Tintin et Le Mystère de la Toison d’Or et Tintin et Les Oranges bleues) ainsi que de plusieurs films d’animation (Tintin et Le Lac au requin ainsi que deux séries animées dans les années 60 et 90) : ce corpus traduisait le passage réussi du célèbre reporter du neuvième au septième art.
         Qu’ont donc apporté Steven Spielberg et son compère Peter Jackson [1] ? Optant pour le motion capture en 3D, technique relevant à la fois du dessin et du cinéma, Spielberg a prétendu « rendre Tintin réel ». Tout en restant fidèle à l’œuvre d’Hergé, Spielberg a su s’approprier le personnage. Cependant, transformé en film d’action, Tintin a perdu de sa touchante simplicité.


         Le scénario adapte trois albums : Le Crabe aux Pinces d’Or, Le Secret de La Licorne et Le Trésor de Rackham Le Rouge. Au début du film, Tintin croise un dessinateur ressemblant à Hergé et qui lui dresse son portrait. Force est de reconnaître que Spielberg a bien su retranscrire l’esprit (la naïveté de l’intrigue, l’innocence des protagonistes) et l’univers en général (les personnages, le décor européen ou exotique) de la BD.
         Le metteur en scène trouve dans Tintin un personnage d’aventurier digne de celui d’Indiana Jones [2]. Le metteur en scène se permet même de s’auto-citer : une scène de décapitation avortée par une hélice d’avion ainsi qu’une course-poursuite en side-car renvoient directement aux Aventuriers de l’arche perdue et à La dernière Croisade. La musique de John Williams renforce encore plus le sentiment de ressemblance.
         Cependant, le rapprochement devient une fusion malheureuse. En fait, les scènes d’action de Tintin, chorégraphiées à la façon de celles d’un Pirates des Caraïbes, se révèlent plus assommantes qu’impressionnantes (je pense en particulier à une scène de bataille entre grues, « climax » absent de tout album de Tintin). Métamorphosé en véritable montagne russe déchainée, ce Tintin perd en chemin la pureté de la BD d’origine. De plus, pour pallier le manque de moralité de l’œuvre d’Hergé, les scénaristes ont jugé opportun de rajouter un propos moralisateur : Tintin apprend à ne jamais baisser les bras alors qu’Haddock se détache de l’alcool pour défendre l’honneur de sa famille. Une étrange idée de vengeance à travers les siècles, à la Highlander, a d’ailleurs été renforcée.


         Indiana Jones nous avait plu par le sentiment qu’il procurait de retourner dans un imaginaire d’aventure, tout en conservant un second degré. La série d’Hergé nous frappait par son mélange de candeur et de subtilité (notamment dans la peinture du cadre sociopolitique qui rend passionnante la relecture à l’âge adulte). On ne retrouve aucune de ses qualités dans Les Aventures de Tintin : Le Secret de La Licorne, uniquement destiné pour un public d’enfant. La qualité certaine du divertissement ne doit pas faire oublier son inconsistance.





[1] Peter Jackson et Steven Spielberg se sont lancés dans une trilogie Tintin, produite par leurs soins. Spielberg a réalisé le premier opus, Jackson réalisera le second et le troisième sera coréalisé par les deux metteurs en scène.
[2] Rappelons la tagline de la franchise spielbergienne: “If Adventure has a name, it must be Indiana Jones ».

samedi 29 octobre 2011

The Sandpiper / Le Chevalier des Sables (1965) de Vincente Minnelli


         Souvent lorsque le cinéma met en scène un personnage d’ecclésiastique, il va donner de la densité au portrait en mettant en scène un conflit allant contrarier sa foi et ses croyances. Un trouble social (Dieu est mort de John Ford), un souvenir amoureux (La Loi du Silence d’Hitchcock) ou une angoisse personnelle (plus récemment Habemus Papam de Nanni Moretti) peuvent ainsi être convoqués. Dans Le Chevalier des Sables de Minnelli, un pasteur marié et conformiste, interprété par Richard Burton, va succomber aux charmes d’une artiste peintre libertaire, jouée par Elizabeth Taylor [1]. Présentant une remise en cause aussi intime que profonde (un adultère doublé d’une crise spirituelle), Le Chevalier des Sables frappe par sa franchise et sa maturité.


         Au contact de sa maîtresse et de ses amis beatniks (dont Charles Bronson en sculpteur et Nico, figurante, qui fait une courte apparition), le pasteur Richard Burton va prendre conscience de son étroitesse d’esprit et de son caractère rétrograde. Sa foi et son mariage (avec Eva Marie Saint) se sont perdus au fil du temps et le jeune illuminé a laissé la place à un hypocrite. Directeur d’un pensionnat privé, il ferme les yeux sur le mauvais comportement des élèves si leurs parents l’aident financièrement à la construction de sa chapelle. Rassemblant des cotisations, Burton réalise que sa quête n’est pas loin de celle d’un marchand du temple. Dieu est difficile à trouver dans ce monde fragile, marqué par les tourments et les passions.
         A l’inverse, Taylor, la tombeuse qui devient amoureuse, réalise que son isolement social et géographique (elle vit seule au bord de la mer) est aussi lâche qu’insupportable: l’homme ne doit pas vivre seul. Le Chevalier des Sables file ainsi la métaphore du « sandpiper », oiseau sauvage blessé que soigne Elizabeth Taylor : selon elle, pour mieux apprivoiser l’animal, il faut ne pas l’emprisonner. La liberté ne peut donc s’acquérir qu’après des expériences douloureuses (pour Burton) et l’acceptation de nos propres dépendances (pour Taylor). Après l’adultère, les personnages ont donc évolué dans un sens différent tout en se rapprochant. Cependant, la morale et le poids de la société reprendront le dessus sur le couple et la conclusion, amère, verra le personnage du pasteur quitter sa femme pour vivre seul.
         Drame passionnel placé sous la chaleur du soleil de Californie (le film se déroule sur la côte de Monterey), Le Chevalier des Sables bénéficie d’images naturelles très belles que magnifie la photographie en couleurs de Milton Krasner et la mélancolique musique de Johnny Mandel (le thème « the Shadow of Your Smile » qui remporte l’oscar de la meilleur chanson de l’année). Avec ce film audacieux, s’intéressant aux libertaires à défaut d’adhérer à leur idéologie, Vincente Minnelli prouve qu’il est bien plus qu’un peintre talentueux de mélodrames flamboyants.


         Histoire d’amour contrariée par les différences, Le Chevalier des Sables peut parfois paraître invraisemblable. Mais le charme du duo Burton/Taylor et la mise en scène élégiaque de Minnelli font la force du Chevalier des Sables, film tourmenté et coloré.






[1] Le Chevalier des Sables fait partie des neufs films avec le couple Burton/Taylor, corpus qui comprend Cléopâtre (1963) de Joseph Mankiewicz, Hôtel international (1963) d’Anthony Asquith, Qui a peur de Virginia Woolf ? (1966) de Mike Nichols, La Mégère apprivoisée (1967) de Franco Zeffirelli, Docteur Faustus (1967) de Richard Burton, Les Comédiens (1968) de Peter Glenville, Boom (1968) de Joseph Losey et Under Milk Wood (1972) d’Andrew Sinclair.

vendredi 21 octobre 2011

The Letter / La Lettre (1940) de William Wyler



         L’association de William Wyler avec le producteur Samuel Goldwyn (1936-1946) [1] marque sûrement le premier point culminant de la carrière de ce metteur en scène à l’esprit indépendant. La période Goldwyn est néanmoins interrompue par trois films : Mrs Miniver (1942), tourné pour la MGM ; Jezebel / L’Insoumise (1938) et La Lettre, deux films avec Bette Davis et produits par la Warner Bros. Par ses conflits et son esthétique, La Lettre, caractéristique de la production Warner, annonce fortement le film noir.


         La Lettre est centrée sur un personnage féminin proche de celui de la femme fatale. Malgré ses apparences d’épouse modèle, Bette Davis joue une femme manipulatrice : elle a trompé son mari et veut déguiser son crime (le meurtre de son amant) en acte de légitime défense (suite à une soi-disant tentative de viol). Perverse, elle fera les yeux doux à son avocat pour que ce dernier achète une lettre compromettante, faisant basculer un homme de droit intègre dans l’illégalité la plus totale.
         La noirceur des personnages constitue ainsi la grande originalité de La Lettre. Le film, proche du futur La Garce (1949, de King Vidor, avec la même Bette Davis), peut être conçu comme une variation criminelle sur Madame Bovary : la solitude d’une femme seule, délaissée par un mari absent mais caractérisé par une grande gentillesse (ici, il s’agit d’Herbert Marshall) la mène à succomber aux tentations de l’infidélité, tentations qui lui seront fatales.
         C’est ainsi avec intelligence que Wyler peint le personnage de Davis, personnage mauvais et conscient de l’être. Deuxième adaptation d’une pièce sulfureuse de Somerset Maughan [2], La Lettre a eu des problèmes avec la censure qui a refusé que soit utilisée la fin originale (impunie, la femme quittait son mari après la révélation du véritable crime). Mais tel quel, La Lettre demeure très violent dans sa vision du couple : dans une scène très forte émotionnellement, Bette Davis peine à cacher la répulsion que lui inspire un baiser donné à son mari, après avoir tenté de lui faire croire à une possible réunion [3].

         Le film, situé à Singapour, annonce la veine du film noir exotique [4] et joue sur les clichés racistes : l’acolyte de l’avocat, obséquieux et efféminé, incite son associé à succomber à la corruption ; la veuve asiatique de l’amant effraye par son désir de vengeance et par son visage inquiétant, figé comme un masque (c’est elle qui tiendra lieu de deus ex machina).
         Dans La Lettre, la noirceur des personnages va se doubler d’une noirceur visuelle. L’esthétique de La Lettre est un aboutissement du style contrasté de la Warner et illustre la transition vers le film noir à venir (stores vénitiens, ambiance nocturne…). La photographie de Tony Gaudio excelle dans les éclairages clair/obscur alors que la musique de Max Steiner privilégie les envolées lyriques. La mise en scène de Wyler est également admirable : aux mouvements de caméra soulignant l’action et présentant les décors succèdent des plans composés avec science.


         Porté par une interprétation irréprochable et une mise en scène soignée, La Lettre prouve une fois de plus que le cinéma classique savait allier les conventions avec la subtilité et la noirceur. Après La Lettre, Wyler allait retrouver Bette Davis pour The little Foxes / La Vipère (1941) avant de se lancer dans le cinéma de propagande (Mrs Miniver, The Memphis Belle) ou dans l’effort de guerre (selon le point de vue).

21.10.11.




[1] Elle débute en 1936 avec These Three / Ils étaient trois (première version de La Rumeur) et se conclut par le succès des Meilleures années de notre Vie (1946).
[2] William Somerset Maughan (1874-1965) est un écrivain et dramaturge britannique. Avec ses romans tels que Of Human Bondage (1915), The Painted Veil (1925) ou The Razor’s Edge (1944), il est l’un des plus célèbres auteurs anglophones du début du siècle. La Lettre, une de ses pièces de théâtre datant de 1927, avait déjà été adapté en 1929 par Jean De Limur (Herbert Marshall, déjà présent, y jouait le rôle de l’amant tué). La Lettre sera également refait de façon non officielle par la Warner avec The Unfaithful/L’infidèle (1947) de Vincent Sherman, avec Ann Sheridan dans le rôle de Bette Davis.
[3] La Lettre annonce ainsi une série de drames conjugaux aux confluents du film noir. Cette série comprend notamment La Proie du Mort (1941) de Woody S. Wan Dyke II, Péché mortel (1945) de John Stahl, Le Médaillon (1946) de John Brahm, Lame de Fond (1946) de Vincente Minnelli ainsi que certains des premiers films américains d’Hitchcock comme Rebecca (1940) et Soupçons (1941).
[4] Cette série comprend notamment Singapour (1947) de John Brahm ; La Dame de Shanghai (1947) d’Orson Welles ; Calcutta (1947) de John Farrow ; Et Tournent les Chevaux de bois (1947) de Robert Montgomery; L’Ile au complot (1949) de Norman Leonard.

lundi 17 octobre 2011

Alice doesn’t live here anymore / Alice n’est plus ici (1975) de Martin Scorsese


         Sorti entre Mean Streets (1973) et Taxi Driver (1976), Alice n’est plus ici, quatrième film de Martin Scorsese, se situe au sommet de la carrière du réalisateur. Ce portrait de femme, doublé d’une peinture critique de l’Amérique, touche par sa justesse, prouvant ainsi que Scorsese peut être autre chose qu’un metteur en scène de films violents.


         Alice n’est plus ici est avant tout le portrait d’une femme à bout de nerfs. Veuve et mère d’un gamin insupportable, Alice parcourt les Etats-Unis à la recherche d’un engagement en tant que chanteuse. La mère au foyer soumise à son mari a laissé la place à une femme qui dirige elle-même sa vie, travaillant et élevant son enfant. En ce sens, on pourrait penser que le film, en affirmant l’indépendance de la femme, serait féministe. Cette vision serait en fait réductrice : Alice n’est plus ici montre au contraire les difficultés d’une femme qui n’arrive pas à vivre sans conjoint.
         Ce portrait se double d’une peinture de l’Amérique profonde. Le début du film présente une vision de la famille pour le moins caricaturale : le mari est brutal et absent, la mère toutouille et pleurnicharde, le gosse rebelle et insolent. Par la suite, Scorsese nous montre la vie d’un snack bar, peuplée par une classe populaire beauf et vicelarde. Car Alice (un prénom qui n’est pas innocent) n’a pas réussi à réaliser son rêve d’enfant de devenir chanteuse et a fini serveuse dans le bled de Tucson. Alice n’est plus ici nous propose ainsi une chronique des frustrés du rêve américain, voués à une vie médiocre. Sans concession, Scorsese préfère néanmoins le portrait attendrissant à la critique féroce.
         Scorsese s’est entouré de formidables comédiens qui prennent à cœur leurs personnages. Ellen Burstyn [1], qui avait alors récemment divorcé, s’est fondue avec son personnage . Il en est de même pour Kris Kristofferson [2], convaincant dans son rôle de cowboy charmeur qui a quitté sa femme et abandonné ses enfants. Scorsese retrouve également son acteur fétiche Harvey Keitel, inquiétant dans un rôle d’un type sympathique mais aux pulsions dangereuses. La présence du comédien prouve qu’ Alice n’est plus ici est bien un film scorsesien avec une bo rock, une certaine violence (verbale essentiellement) et une mise en scène mouvante où la modernité côtoie la nostalgie du cinéma classique (le début, tout en technicolor et en fond peint, nous évoque Le Magicien d’Oz).


         Entre drame et comédie, Alice n’est plus ici est un road movie critique mais positif : à la fin de son parcours, le personnage d’Alice décidera de s’installer comme chanteuse à Tucson avec son cowboy. La suite, c’est ce que semble développer Alice, sitcom télévisuel produit par CBS entre 1976 et 1985 .

17.10.11.

[1] Ellen Burstyn recevra l’oscar de la meilleure actrice pour son interprétation.
[2] Alice n’est plus ici est le cinquième film du chanteur Kris Kristofferson, acteur encore un peu hésitant (selon ses propres dires).

samedi 8 octobre 2011

Let’s make Love / Le Milliardaire (1960) de George Cukor


         Après The Actress (1953), Une étoile est née (1954) et Les Girls (1957), George Cukor réalise un nouveau film consacré au monde du spectacle. Comédie sentimentale, Le Milliardaire flirte également avec le backstage musical. Servie par de bons comédiens et par une mise en scène élégante, cette fable sur la richesse doublée d’un réjouissant marivaudage s’avère assez sympathique.


         Le film débute par la présentation des sept générations de Clément qui ont construit la fortune colossale de la famille. Jean-Marc Clément (Yves Montand), l’héritier milliardaire, n’est pas marié. Lorsque son état-major lui apprend qu'une revue satirique le prend comme sujet de moquerie, il décide de se rendre sur place afin de juger par lui-même. C’est là qu’il rencontre Amanda Dell (Marilyn Monroe), la danseuse vedette de la troupe. Clément se fait alors embaucher comme acteur pour mieux séduire celle qu’il aime.
         Entretenant un magistral quiproquo, Le Milliardaire adopte un ton résolument comique. Cukor joue sur les ficelles de la différence sociale entre l’élégant homme d’affaire frenchy et la jolie danseuse, fille d’origine modeste. Comme dans de nombreux films de Cukor (Sylvia Scarlett, Une étoile est née ou encore My Fair Lady), on assiste à la métamorphose d’un personnage. Habituellement spécialisé dans la peinture de portraits féminins, Cukor étudie pour une fois le sexe opposé.
         Jean-Marc Clément va ainsi se défaire de son identité de milliardaire et gagner en simplicité. Cette mutation se double également d’une américanisation, le français apprenant le show business à l’américaine : il prend des cours de danse avec Gene Kelly, de chant avec Bing Crosby et de théâtre avec Milton Berle ! Le film se conclura sur une note positive, Jean-Marc Clément finissant par être aimé pour ce qu’il est et non ce qu’il a : on n’est pas loin de Comment épouser un Millionnaire (1953) de Jean Negulesco (également avec Monroe).
         Le personnage de Jean-Marc Clément agace parfois mais c’est le film lui-même qui nous invite à rire de ce dernier : en effet, ce protagoniste un peu coincé du cul et aux blagues minables nous paraît souvent ridicule. Néanmoins, Cukor développe la sympathie du spectateur envers le personnage, lucide sur lui-même et sur ceux qui l’entourent.
         En plus de cette maturité, le film présente des qualités certaines : les numéros musicaux sont assez enjoués (en particulier « My heart belongs to Daddy » et « Let’s make Love ») et les seconds rôles à la hauteur (Tony Randall ou le chanteur Frankie Vaughan). Cela compense la naïveté qu’implique la forme de conte (on peut penser au Prince et la danseuse, autre film avec Monroe) et l’humour bon enfant que l’on peut rencontrer dans Le Milliardaire.


         Le Milliardaire constitue une rencontre unique d’un couple d’acteurs qui ne marche pas trop mal [1]. Il s’agit d’une comédie américaine assez classique, où l’audace voisine les conventions romantiques.

08.10.11.

[1] Yves Montand et Marilyn Monroe auraient d’ailleurs eu une liaison lors du tournage. Notons que Le Milliardaire est seul film américain de Montand. Quand à Monroe, elle retrouvera Cukor pour Something got to Give, film qui restera inachevé en raison de la mort mystérieuse de l’actrice.



vendredi 7 octobre 2011

L’Apollonide, souvenirs de la maison close (2011) de Bertrand Bonello





         Du Pornographe (2001), au titre explicite, à Tiresia (2003), histoire d’un transsexuel, Bertrand Bonello s’est souvent intéressé au sexe. C’est encore le cas avec L’Apollonide qui, marchant sur les pas de Maison Close, série TV de Canal + diffusée l’année dernière, reconstitue avec soin (mais aussi avec un certain décalage, notamment musical) la vie d’un bordel parisien du début du XXème siècle. Bonello, en mêlant une vision réaliste et de facto condamnatrice et un regard fasciné et nostalgique, déroute.

         L’Apollonide revêt un intérêt documentaire considérable. On a aujourd’hui du mal à se représenter l’impact de la règlementation de la prostitution par l’Etat. Jusqu’à la fameuse loi « Marthe Richard » de 1946, les maisons closes étaient institutionnalisées et leurs vies, ponctuées par les visites médicales et les contrôles de la préfecture. Le film de Bonello n’oublie pas de montrer ces détails surprenants.
         Mais ce qui intéresse davantage Bonello, c’est le bordel comme lieu de fantasmes: les clients y apportent leur panthère, transforment les filles en geisha ou en poupée et partagent des bains de champagne avec celles-ci. L’Apollonide, qui frappe par la beauté de ses décors et ses costumes, fait renaître un monde nocturne et féérique, comme hors du temps. Une des premières séquences, à la frontière de l’onirique, voit une prostituée raconter son rêve (elle pleure des larmes de sperme) et guide l’interprétation par sa situation en incipit.
         Théâtre délirant d’une réalité déformée par des lumières artificielles, le bordel pourrait presque être conçu comme une métaphore du cinéma, autre huis clos étouffant qui renferme les rêves des hommes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les prostituées jouent la comédie du plaisir charnel à plusieurs des clients, joués par des cinéastes : Xavier Beauvois, Jacques Nolot, Pierre Léon…. L’un d’eux est un peintre, fasciné par l’intérieur du sexe des femmes…

         On retrouve cette ambivalence du regard sur le bordel (naturalisme et affabulation) dans la vision des prostituées elles mêmes. Dans sa mise en scène du sexe, Bonello semble hésiter entre la démonstration clinique ou pudique et l’érotisme putassier (pensons à la soirée grotesque chez les bourgeois ou à l’insupportable scène de violence physique). D’un côté, il semble condamner la condition de prostituée, métier dangereux (une fille se fait mutiler alors qu’une autre meurt de la syphilis) et aliénant (les filles ne peuvent pas sortir sans « Madame » et semblent souvent plongées dans un état de mélancolie). Certaines filles trouvent refuge de leur malheur dans l’opium alors que d’autres demeurent complètement abruties. « Putain de métier de putain ! » s’exclamera d’ailleurs l’une des filles des joie.
         D’un autre côté, la perfection esthétique du film, symbolisée par les éclairages du salon et la beauté des filles (leur peau, leur cheveux nous semblent à chaque fois palpable, désirable), installe très rapidement la nostalgie de ce monde crépusculaire, un brin décadent. Déjà dans Le Pornographe, Bonello regrettait le décalage entre le cinéma porno des années 70 et avec celui contemporain. Finalement, le lupanar de L’Apollonide est rarement glauque et la fin nous ramène à la réalité actuelle (la prostitution le long du périphérique) : on en vient à regretter le monde ordonné (et somme toute protecteur) qu’on nous a montré. A l’attendrissante fraternité qui soudait le groupe des filles, à l’écrin rassurant du bordel ont succédé l’isolement des filles et leur abandon aux dangers de la rue.


         Dans L’Apollonide, la fascination semble l’emporter sur la condamnation. A l’heure où l’on parle de rouvrir les maisons closes, L’Apollonide restitue la complexité des enjeux mais pas leur totalité : on ne comprendra pas les motivations initiales des prostituées. L’émotion esthétique n’empêche pas un sentiment de confusion morale.


07.10.11.

Hannibal (2000) de Ridley Scott



         Hannibal est la suite directe du Silence des Agneaux, sorti dix ans auparavant. Nous retrouvons le docteur Hannibal Lecter en cavale. Il continue à hanter Clarice Starling, devenue agent du FBI, la contraignant à se remettre sur la piste du plus célèbre des cannibales. Malgré l’excitation de retrouver notre anthropophage préféré, force est de reconnaître qu’Hannibal, desservi par un mauvais scénario et une mise en scène décevante, n’arrive pas à la hauteur de son prédécesseur.


         Les qualités du film de Jonathan Demme ont malheureusement disparu dans celui de Ridley Scott. Le Silence des Agneaux, alliage entre l’horreur et le thriller, créait la terreur. Dans Hannibal, la traque policière est confiée cette fois-ci à un inspecteur italien plutôt qu’à l’agent Starling. Celle-ci est en effet en retrait : l’actrice a changé (Julianne Moore remplace Jodie Foster [1]) et le personnage a vu ses qualités d’héroïne modifiées (la flic autoritaire et courageuse a perdu en faiblesse et en hésitation).
         Le volet « horreur » laisse aussi à désirer et ce, en raison de la rareté des séquences de terreur qui ne surviendront que trop tardivement. Scott réemploie néanmoins le procédé du double récit : le docteur Lecter s’en sortant toujours, il faut trouver un autre méchant. Ici, le personnage du psychopathe de Buffalo Bill a laissé place à Mason Verger, une ancienne victime du docteur Lecter, avide de vengeance et bien déterminée à faire jouer ses relations (on dénonce au passage une certaine corruption dans la police). Défiguré et monstrueux, ce personnage de « freak » grotesque ne fait pas le poids avec son rival.
         S’il suscite moins de frisson, qu’apporte alors Hannibal ? Ridley Scott a en fait renforcé l’ambigüité des personnages. On esquisse ainsi un possible penchant homosexuel du docteur Lecter : ses liens avec Mason Verger, son aspect maniéré, la façon avec laquelle il se refuse à Clarice Starling seraient autant d’indices. De plus, les liens entre Hannibal et son poursuivant sont bien plus développés. Menotté à Starling, Hannibal sacrifiera sa main pour se libérer plutôt que couper celle de la policière.
         Hannibal semble même hésiter à s’aventurer dans le gore mais s’y adonnera pleinement vers la fin. Ainsi, Hannibal fera manger à Ray Liotta sa propre cervelle [2]. Ensuite, pour la dernière scène, le docteur Lecter fait goûter un petit bout de matière grise (conservé dans un Tupperware !) à un enfant assis à côté de lui dans l’avion.


         Hannibal manque donc d’audace. Et pour ne rien arranger, la mise en scène de Ridley Scott agace : montage haché, images issues de caméras de surveillance, lyrisme outrancier… Certes, il y a quelques bonnes scènes (dont celles à Florence) et Anthony Hopkins est toujours aussi remarquable dans le rôle de Lecter (« hum, je mangerais peut-être votre femme »…) Mais cela ne suffit pas à faire oublier l’ensemble médiocre que constitue Hannibal, exemple typique de la suite mauvaise, voire inutile.

07.10.11.

[1] Jodie Foster a refusé le rôle pour des raisons d’incompatibilités de tournage. Il semble également qu’elle n’ait pas été convaincu par le scénario. Ceci ne nous étonnera guère.
[2] Cette scène a été largement modifiée par rapport au roman. Lors de ce diner en tête à tête, le romantisme et l’ambigüité qui existaient dans le livre d’Harris (Hannibal et Starling couchent ensemble après avoir tous deux dégusté un repas cannibale…) ont été malheureusement gommés.

mercredi 5 octobre 2011

Paris Blues (1961) de Martin Ritt


         Martin Ritt n’est pas un militant engagé dans telle ou telle cause mais un cinéaste marxisant qui perçoit la crise de la société américaine dans une série de dysfonctionnements sociaux, politiques, raciaux ou sexuels. Paris Blues, centré sur la vie de deux musiciens de Jazz à Paris, n’échappe pas à cette théorie.


         Dès son générique, Paris Blues évoque la vie nocturne des caves de jazz de la rive gauche. Ritt tente de reconstituer l’âge d’or du Saint-Germain existentialiste où l’on croise des simili Juliette Gréco et des sosies de Django Reinhardt. La bande originale est signée Duke Ellington (deux ans après son travail pour Otto Preminger et son Autopsie d’un meurtre) et Louis Armstrong en personne fera une apparition à l’écran. Les personnages principaux étant un tromboniste et un saxophoniste, le jazz est donc au cœur du récit et non plus un simple objet de performances scéniques furtives comme c’était le cas dans le cinéma des années 30 ou 40 (si l’on excepte les biographies).
         Cependant, nous sommes loin du Shadows de Cassavetes dans lequel la musique et le film ne faisaient qu’un, contribuant tous deux à la recherche d’une forme à travers une improvisation. En effet, dans Paris Blues, le jazz est avant tout un cadre et non pas un support du film. Ainsi, la musique de Paris Blues n’est pas moderne : le jazz énergique et spectaculaire que l’on y joue est plus proche du big band années 40 que du hard bop ou du free jazz qui faisaient fureur et qui incarnaient une révolte artistique et raciale.

         Sans sombrer dans le cliché, Ritt dépeint un Paris des années 60 plein de charme. Dans ce sens, Paris est consacré comme la capitale du jazz et des amoureux. On y voit les lieux touristiques : Notre-Dame et les quais, les Champs Elysées, Montmartre ou encore la vue de la Tour Eiffel depuis le pont de Bir Hakeim. Certains plans sont même tournés dans des studios au parfum de réalisme poétique (les décors sont signés par Alexandre Trauner). La féerie est tout aussi française que la réalité de la Ville Lumière.
         Cependant, Ritt se refuse à ne montrer que des cartes postales dignes d’Un Américain à Paris. Le film est également (et surtout) tourné en décors naturels et livre aujourd’hui un témoignage intéressant d’un Paris moins connu : les Halles, les puces de Saint-Ouen, la gare du Nord, le parc Montsouris…

         Du point de vue de l’intrigue, Martin Ritt également nous frappe également par la sincérité avec laquelle il aborde les conflits. Il s’attaque ainsi frontalement à la question du racisme (thème cher au réalisateur, et ce, depuis son premier film, L’Homme qui tua la Peur) : l’un des deux protagonistes, interprété par Sidney Poitier, trouve en France un refuge, loin du racisme qui touche son pays, mais refuse d’y retourner pour lutter contre la ségrégation. Les relations amoureuses et sexuelles sont décrites de façon adulte et directe.
         Le personnage de Paul Newman, souvent antipathique, refusera de sacrifier sa passion pour la musique au profit de l’amour. Au lieu de nous inviter à juger le comportement du personnage, Martin Ritt fait le simple constat de son refus d’engagement amoureux. La fille dont il s’est épris (jouée par sa compagne Joanne Woodward) est une divorcée, catégorie que l’on n’a pas l’habitude de voir dans le cinéma classique américain. Il en est de même pour le guitariste junkie (joué par Serge Reggiani !) qui sniffe de la coke sous nos yeux.


         Paris Blues illustre ainsi les qualités de Martin Ritt, auteur trop méconnu : la modestie et l’audace.


05.10.11.

vendredi 30 septembre 2011

Les Bien-aimés (2011) de Christophe Honoré


         Après Homme au bain, film dont la distribution fut limitée, Christophe Honoré retourne à un cinéma plus accessible. Les Bien-aimés se penche sur l’évolution du sentiment amoureux à travers les générations.

         Les Bien-aimés met en parallèle deux histoires : celle de Madeleine, femme légère des années 60 qui découvre la souffrance du grand amour et celle de sa fille Véra, perdue dans la liberté sexuelle des années 90. Voulant peut-être quitter le microcosme du Paris bobo et fantasmé de ses films précédents, Honoré a gagné en ambition : Les Bien-aimés s’apparente à une fresque familiale et mélodramatique de plus de 2h15, se déroulant à travers le monde (Paris, Montréal, Prague, Londres) et les âges (des années 60 à nos jours).
         Décrivant des amours passionnels, Les Bien-aimés véhicule une vision romantique du sentiment amoureux. Les bien-aimés du titre, ce sont ces êtres chers que l’on peine à oublier, ceux que l’on arrive pas à dépasser. Madeleine (avec son amant tchèque), comme se fille Véra (qui aime un homosexuel à l’identité sexuelle confuse) sont les victimes de ces bien-aimés à l’ombre étouffante. Car qui dit bien-aimé, sous entend l’existence d’un mal-aimé également. Sur ce point, le film d’Honoré, s’avère plus qu’un simple film sentimental et porte un jugement sombre et pessimiste des relations amoureuses.
         La comparaison générationnelle aboutit ainsi à une conclusion inaccoutumée : l’existence de bien-aimés semblent rendre impossible (ou presque) la liberté amoureuse (et sexuelle). Pour Véra, les années 60 étaient l’âge d’or de cette liberté. Pourtant, force est de constater que les douleurs de la fille sont les mêmes que celles qu’avaient rencontrées sa mère : certes, Madeleine a pu parfois se prostituer mais elle n’a jamais réussi à se défaire de sa dépendance envers son véritable amant. Les personnages résument eux même leur problème : on peut vivre sans l’autre mais on ne peut pas vivre sans l’aimer. Et la libération des mœurs n’a rien changé.
         Le spectateur peut être intrigué par le message des Bien-aimés mais ne sera pas totalement dérouté. En effet, on retrouve tous les éléments récurrents de l’œuvre d’Honoré, ses tics systématiques qui peuvent aussi bien plaire qu’agacer : les sympathiques chansons d’Alex Beaupain pour faire part des états d’âme des personnages [1], l’étalage des influences (ici Milan Kundera pour la partie sur le printemps de Prague) et des références (Madeleine faisant le tapin accoudé au mur nous fait penser à la Nana de Vivre sa Vie de Godard), le défilé des « survivants » de l’époque de la Nouvelle Vague (cette fois-ci Milos Forman, Michel Delpech et Catherine Deneuve) et la relève (Louis Garrel, Chiara Mastroianni, Ludivine Sagnier).

         Avec Les Bien-aimés, Christophe Honoré fignole ainsi les contours de son cinéma. Comme Non ma fille tu n’ira pas danser, il s’agit d’un film émouvant et humain. Ces deux films, parmi les meilleurs de leur auteur, confirment l’espoir que l’on peut avoir en ce réalisateur: à chaque fois, Honoré semble se perfectionner.

30.09.11

[1] Christophe Honoré aime souligner la différence de l’utilisation des chansons dans ces films avec celle des films de Jacques Demy, films « enchantés », intrinsèquement rythmés par la musique.

samedi 17 septembre 2011

The Darjeeling Limited / A bord du Darjeeling Limited (2007) de Wes Anderson


         Comme pour s’échapper de la bulle du cinéma indépendant, Wes Anderson a situé l’action de son Darjeeling Limited en Inde. Pourtant, même aux antipodes, Anderson, entouré de ses comédiens fétiches (Jason Schartzman, Owen Wilson, Anjelica Huston), remet en scène son petit théâtre excentrique et référentiel.


         Le Darjeeling Limited du titre, c’est un train emprunté par les protagonistes, trois frères à la recherche de leur mère disparue en Inde. Les personnages sont habilement croqués : Owen Wilson est l’aîné autoritaire et ridicule (il est couvert de bandelettes et de pansements au visage) ; Adrien Brody [1] fuit ses responsabilités de futur père ; Jason Schartzman [2], en sosie moustachu du chanteur Peter Sarstedt, joue un écrivain romantique et lunaire. Bien sûr, la quête de la mère va se doubler pour la famille d’un voyage moral, les personnages apprenant au fil du temps à renouer, à se faire confiance et à s’accepter.
         Certes, les faiblesses des uns et des autres vont se révéler : la mort d’un père pèse sur la famille, Owen Wilson a tenté de se suicider, Adrien Brody envisage de quitter sa femme alors que Jason Schartzman est un éternel loser, récemment « largué ». Néanmoins, Anderson privilégie l’affection plutôt que la critique. Il en résulte que son film paraît souvent bon enfant, voire consensuel et ce d’autant plus que la fratrie, certes séparée à l’origine, ne semble jamais avoir été dissoute.
         Récit picaresque, A Bord du Darjeeling Limited est à tout à fait comparable à Little Miss Sunshine, autre équipée familiale qu’on pourrait concevoir comme un road movie à l’effet « feel good ». Le road movie n’est plus une syntaxe critique (à l’égard de l’Amérique, des personnages) mais une syntaxe euphorique. Le choix de son emploi par les cinéastes contemporains traduit à la fois le désir de se rattacher à l’héritage des maîtres des années 70 mais également l’enthousiasme marqué, prononcé, de cette nouvelle génération.

         Mais l’univers de Wes Anderson ne se caractérise pas seulement par la tendresse portée aux personnages : il bénéficie en effet d’une grande force visuelle. L’Inde de Wes Anderson n’est pas décrite avec réalisme : il s’agit d’un pays fantasmé, d’un rêve cinématographique coloré. Ainsi, Anderson revendique l’influence du Fleuve (1951) de Renoir ou des documentaires de Louis Malle mais c’est surtout Bollywood (pour le kitch) et les films de Satyajit Ray (par les bandes originales de ses films) qui sont convoqués. On pense aussi au Narcisse noir (1947) de Powell et Pressburger pour le personnage d’Anjelica Huston, vieille hippie recluse en haut d’une montagne dans un dispensaire.
         Transformant le train du Darjeeling Limited en maison de poupée, Wes Anderson s’amuse ainsi à créer son propre monde comme en témoigne également l’emploi de la musique des années 60 (les Kinks, les Stones et même Joe Dassin !), utilisée juste parce que le réalisateur l’aime et parce qu’elle contribue à la touche « pop » de son film. Libre, Wes Anderson se permet même des ralentis (un peu vains ?) et un court métrage / incipit amusant mais n’ayant que peu de rapport avec le reste du film.


         A Bord du Darjeeling Limited, réunion de famille à l’étranger, montre que, même en Inde, Wes Anderson reste le même. On ne doute pas une seule seconde du talent de metteur en scène de Wes Anderson mais la sincère sympathie qu’on porte au film est assez révélatrice : son audace s’est émoussée.

17.09.11.

[1] Adrien Brody est le seul nouveau venu dans le cinéma de Wes Anderson. A noter la (courte) présence de Bill Murray, mascotte du réalisateur, en retard pour son train au début (trompeur et amusant) du film.
[2] Jason Shartzman a coécrit le scénario du film avec Wes Anderson et son cousin Roman Coppola (également assistant réalisateur, comme il l’avait déjà fait pour La Vie aquatique).