dimanche 29 juillet 2012

Starbuck (2012) de Ken Scott


Le cinéma canadien ne nous est pas très familier : on sait que quelques natifs ont fait leurs preuves à Hollywood[1] et on connaît quelques metteurs en scène anglophones (Bob Clark, David Cronenberg) ou francophones (Denys Archand, Jean Marc La Vallée ou Xavier Dolan). Starbuck est le deuxième film de Ken Scott, le scénariste de La Grande Séduction (2003) de Jean-François Pouliot. Le sujet et le ton, pour le moins originaux, nous ont séduit.
 

« Starbuck » est le pseudonyme sous lequel David Wozniak a donné son sperme pour une clinique, devenant ainsi malgré lui le géniteur de 533 enfants. David, livreur de la boucherie familiale, est un personnage de looser, pathétique et attachant. Eternel adolescent, ce québécois quarantenaire aux origines polonaises accumule les mauvais choix, porte des t-shirt de geek, cultive du cannabis dans son appartement et est poursuivi par des gangsters dont il est débiteur.
Lorsqu’une centaine de ses descendants essaye de forcer la clinique de fertilité à révéler la véritable identité de « Starbuck », David essaye de reprendre sa vie en main. Quand il reçoit les dossiers des individus en question, il ne peut résister à la tentation de les survoler pour apercevoir qui ils sont. Anonymement, il devient leur ange gardien et découvre la diversité des hommes et femmes à qui il a pu donner vie : un footballer talentueux, un serveur qui rêve d’être acteur, un maître nageur, un gay, un gothique, une suicidaire, un handicapé… Il s’invite même en cachette à un week-end organisé par et pour les « enfants de Starbuck ». Après plusieurs péripéties, David Wozniak finit par révéler son identité et ce, le jour même où sa petite amie accouche de leur premier enfant.  

Posant le problème de la difficulté de passer à l’âge adulte, Starbuck n’est pas éloigné des préoccupations du jeune cinéma américain indépendant. La comédie de Ken Scott épouse une philosophie similaire à celle des films de Wes Anderson : on ne quitte l’enfance que quand on devient soi-même père ; la famille n’est pas soudée par les gênes mais par les liens que l’on tisse avec ses proches.
Ce récit d’apprentissage, confiant dans les valeurs de la famille ou la capacité de chacun à changer et grandir, paraît parfois bien raisonnable. Mais l’absurdité de la situation initiale est poussée jusqu’à son extrême : l’affaire est médiatisée, donnant lieu à un procès et à un débat de société. Le scénario est brillant et l’humour, toujours présent, côtoie des situations plus dramatiques. De plus, l’originalité du ton est renforcée pour le spectateur français  par les accents québécois. Avec Starbuck, on découvre un Canada bizarre : une société américanisée, un peu folklorique et peuplée de gens en quête d’une illusoire et inatteignable normalité. 



Partant d’une idée originale délirante et amusante, Starbuck va jusqu’au bout de son sujet et ne déçoit pas.
 

12.07.12.



[1] Citons parmi eux: Mack Sennett, Allan Dwan, Mark Robson, Arthur Hiller, Norman Jewison, Sidney Furie, Ted Kotcheff, Roger Spotiwood, Jason et Ivan Reitman, James Cameron, Mary Harron ou encore Paul Haggis.

Way of the Dragon / La Fureur du dragon (1972) de Bruce Lee


Après The Big Boss (1971) et La Fureur de Vaincre (1972), La Fureur du Dragon est le troisième film de Bruce Lee en vedette. Pour l’occasion, le comédien se fait scénariste, réalisateur et producteur pour la première fois de sa brève carrière. Considéré comme un grand classique du film de kung fu, le film ne nous a pas vraiment convaincu.

Contrairement aux autres films de Bruce Lee, La Fureur du dragon adopte un ton résolument comique. Et il faut dire que ce choix représente un handicap pour le film. Bruce Lee joue un jeune hongkongais qui arrive à Rome pour aider le propriétaire d'un restaurant chinois assailli par la mafia. Le personnage de Bruce Lee est un idiot fini : il gargouille du ventre, demande constamment où sont les toilettes et ne pense qu’à manger. Ce paysan ne comprend rien aux mœurs locales et est sensé susciter l’hilarité à ses dépends.
Le film s’attarde dans le registre comique et retarde malicieusement  l’arrivée de l’action. Dans sa seconde moitié, La Fureur du Dragon accumule les séquences de bagarres. La prédominance de l’action et la sottise sans appel du scénario[1] donnent au spectateur un sentiment d’abrutissement. La récurrence des mêmes décors kitsch (le bureau du méchant, l’auberge sordide où bosse Bruce Lee et l’appartement de sa copine) n’est même pas contrebalancée par les plans tournés en décors naturels, peu nombreux et privilégiant une Rome de carte postale.
Si le film s’amuse de l’inadaptation de son héros, incapable de saisir l’attrait des jardins romains ou les comportements des italiens, La Fureur du dragon véhicule surtout un refus de l’Occident. Le grand méchant, américain, est un patron capitaliste caricatural, lui-même affublé d’un sbire chinetoque jouant la grande folle. Les autres américains sont soit les hommes de main du méchant, gros bras sans cervelle[2], soit des touristes naïfs. A la vilenie des gangsters répond la pureté du personnage principal, corollaire de sa simplification et comparable à celle d’un enfant. Le film se clôt par une citation du héros prônant la loi du fort. Face à un Occident cupide et décadent, la Chine a trouvé le prophète de son avènement futur : Bruce Lee !
Restent alors les scènes action, plutôt spectaculaires (les ralentis ainsi que le physique et le talent de Bruce Lee y contribuent) mais assez « assommantes ». Le final confronte Bruce Lee à Chuck Norris dans un décor bidon de Colisée et- s’achève bien évidemment par la victoire de l’asiatique. Dans cette séquence (entre autres), le film subit l’influence du western spaghetti : gros plans sur les yeux à la façon de Sergio Leone et plagiat de la musique d’Il était une fois dans l’Ouest (guitare dissonante et chœurs de femmes) sont de rigueur pour filmer le personnage de Chuck Norris. 


Oscillant entre un humour nigaud et une action débile, La Fureur du dragon de Bruce Lee relève clairement du cinéma bis. Mais, comme souvent, si le divertissement est bête, il n’est pas sans charme. On préfèrerait voir Opération Dragon, destiné au marché américain et que l’on dit délesté du comique bas de gamme.



06.07.12.




[1] A la fin, l’oncle de la copine de Bruce Lee, le cuisinier du restaurant, se retourne contre le dieu du kung fu car il préfère que son restaurant ferme : il pourra ainsi obtenir une prime de licenciement ! A ce retournement de situation, le spectateur ne sait s’il faut rire ou pleurer.

[2] Pour vaincre Bruce Lee, le méchant fait appel à deux experts du kung fu : si le premier, joué par Chuck Norris, est un américain, le second, sans surprise, est un japonais, représentant d’une nation ennemie séculaire de la Chine.

jeudi 12 juillet 2012

Tres Tristes Tigres / Trois tristes tigres (1968) de Raúl Ruiz


Raúl Ruiz est l’une des rares personnalités du cinéma chilien que nous connaissons[1]. Il fait partie avec Miguel Littín et le documentariste Patrico Guzmán des réalisateurs qui ont contribué à l’émergence d’un cinéma national avant la dictature de Pinochet. Ruiz a trouvé refuge en France jusqu’à sa mort en juin 2011. Dans le cadre d’un hommage proposé par le festival Paris Cinéma, nous avons eu l’occasion de voir Trois tristes tigres, le premier long métrage d’une filmographie de plus de cent œuvres.



Trois tristes tigres est l’adaptation d’un roman de Guillermo Cabrera Infante[2], écrivain cubain exilé en Europe suite à des dissensions avec le régime castriste. Le roman, écrit en anglais par Infante à Londres en 1967, est souvent comparé au Ulysse de James Joyce à cause de son attirance pour l’errance et de ses expérimentations linguistiques. Le titre renvoie à un « virelangue » espagnol, c’est-à-dire une phrase ou un petit groupe de phrases à caractère ludique, caractérisée par leur difficulté de prononciation.
Les trois tristes tigres font aussi référence aux trois personnages principaux : Tito, son employeur Rudi, et sa sœur Amanda déambulent à travers Santiago, allant d’appartements exigus en bars miteux, le temps d’un chaud week-end d’été. Ils boivent, échangent des propos vains et des blagues minables. Caméra à l’épaule, Ruiz suit les personnages au plus près et réussit à recréer une impression de vérité, un sentiment de vie, rendant perceptible l’énergie autant que la fatigue. Pendant longtemps dénué de véritable intrigue, Trois tristes tigres ressemble à un documentaire qui décrirait le Chili petit bourgeois des années 60.
Bénéficiant d’une narration très libre, Trois tristes tigres accumule les situations légères ou bizarres : un transport public est perturbé par une retrouvaille entre un voyageur et un piéton ; on récupère un message dans une bouteille vide ; des gens discutent dans un salon alors qu’une personne regarde des images licencieuses dans la pièce d’à côté ; un protagoniste se fait réprimander car il n’a pas d’opinion politique ; un ivrogne s’enivre dans le noir d’un bar rempli de flacons vides...
Le film finit par se recentrer sur une sorte de conflit aux connotations sociales et aux relents marxistes. Tito accepte de prostituer sa sœur auprès de son patron, lequel décide quand même de le licencier. Une fois l’ivresse passée, Tito revient casser la gueule de son employeur. Le film se clôt par une scène où Tito, attablé seul à une table de café, semble avoir perdu son identité en ayant perdu la compagnie de son patron, peut être son unique ami : aliéné, le salarié n’est plus rien sans celui qui l’exploite. Une chanson de pop sur une rupture apporte un contrepoint ironique à cette scène tragique, révélant le pathétique du personnage principal.


Trois tristes tigres ressemble aux films de la Nouvelle Vague par la liberté de sa caméra et de sa narration. Cette introduction à l’étrange cinéma de Raúl Ruiz nous donne envie de découvrir son œuvre.



02.07.12.






[1] Nous connaissons aussi Alejandro Jodorowksy qui n’a jamais réalisé de films dans son pays natal. Alejandro Amenábar est également d’origine chilienne.


[2] Infante a écrit le scénario de Wonderwall (1968) de Joe Massot et de Point limite Zéro (1971) de Richard Sarafian (sous le pseudonyme de Guillermo Cain). Adieu Cuba (5005) d’Andy Garcia est également adapté d’Infante.

The Raven / L’Ombre du Mal (2012) de James McTeigue

L’Ombre du Mal fait partie de ces films semi-biographiques qui invitent le spectateur à s’aventurer aux côtés d’un auteur célèbre qui fait l’expérience de « vivre » son œuvre fictionnelle. On avait déjà eu Hammett (1982) de Wim Wenders, Kafka (1991) de Steven Soderbergh et Shakespeare in Love (1997) de John Madden. Voici L’Ombre du Mal, troisième film de l’australien James McTeigue, qui élucubre sur les mystérieux derniers jours de l’existence d’Edgar Alan Poe.


L’Ombre du Mal se déroule dans le Baltimore de 1849 : un serial killer recrée les crimes des nouvelles de Poe comme ceux de Double Assassinat dans la Rue Morgue, Le Puit et le Pendule, Le masque de la Mort rouge ou encore Le mystère de Marie Roget[1] Si l’on ne s’attarde pas sur les quelques scènes amoureuses un peu niaises, le scénario est particulièrement bien ficelé : il prend donc la forme d’une haletante enquête, d’un jeu de piste mené par Poe[2], incarné par John Cusack, pour retrouver l’assassin qui le défie et a enlevé sa fiancée.[3] L’Ombre du Mal apparaît comme un film ludique, un divertissement dont la fonction principale serait donc de parcourir de façon insolite l’œuvre de Poe.
Véritable pastiche de la littérature et du cinéma gothiques[4], visuellement très travaillé, L’Ombre du Mal réemploie parfaitement toute l’imagerie liée à l’œuvre de Poe : ruelles gagnées par la brume et hantées par des fiacres inquiétants, cimetières à la Caspar David Friedrich avec corbeaux menaçants, arbres décharnés et carillons de minuit… Le film n’est pas loin du cycle Poe de Roger Corman: la séquence du bal inspirée du Masque de la Mort rouge est ainsi très similaire à celle du film de 1964, avec la silhouette rouge encapuchonnée qui se perd au milieu des danseurs.
Ancien assistant réalisateur de George Lucas (sur Star Wars, épisode II) et des frères Wachowski (sur les trois Matrix), James McTeigue, réalisateur de V pour Vendetta, marie le gothique avec l’influence du jeu vidéo et du graphic novel. Cette modernisation n’est pas loin de la cure de rajeunissement que Guy Ritchie a récemment fait subir à Sherlock Holmes. Si l’on aoute à ce corpus The Prestige de Christopher Nolan, force est de constater que le victorien s’accommode bien du passage au numérique. Dans The Raven, James McTeigue accentue encore l’esthétique très sombre propre au monde d’Edgar Poe, et fait le choix d’une violence gore, très graphique, héritière de 300 ou de Sin City. Il y a même dans L’Ombre du Mal, avide de ralentis, une scène d’action avec des effets de type « bullet time ». Le générique de fin, ultra-moderne, associe un son hard rock avec des représentations d’engrenages en images de synthèse.


L’Ombre du Mal illustre donc à la perfection ce renouveau d’intérêt pour le gothique qui parcourt le cinéma américain contemporain. Les vampires de Twilight, le romancier alcoolique de Twixt et les contes horrifiques de Blanche Neige et le Chasseur montrent qu’Edgar Poe, le maitre du macabre, a créé un univers qui fascine encore et irrigue encore la culture populaire. On s’étonnera donc, face à la qualité indéniable et au budget conséquent de ce film, de sa sous diffusion dans les salles françaises.



03.07.12.




[1] Cette série de crimes « à la façon de » n’est pas sans rappeler Théâtre de Sang (1973) de Douglas Hickox, dans lequel un comédien éreinté par la critique commet des assassinats selon différents épisodes des tragédies de Shakespeare.


[2] Après tout, Poe n’est-il pas un des pères du roman policier ?


[3] Il y a derrière le film une autre idée assez répandue, celle de la confrontation entre un admirateur et son idole, une relation que l’on trouve dans Danse macabre (1964) d’Antonio Margheriti (qui mettait déjà en scène un personnage fan d’Edgar Poe) et The Fan (1996) de Tony Scott.


[4] Le film, dans la tradition de ceux de Lew Landers (1935) et de Roger Corman (1963), s’intitule même Le Corbeau en anglais alors même qu’il n’a aucun lien avec le poème de Poe.


Yīngxióng běnsè / Le Syndicat du Crime (1986) de John Woo

Le Syndicat du Crime est le premier film majeur de John Woo. Succès considérable au box-office asiatique, le film révéla également le cinéaste sur la scène internationale. Il est vrai que ce film d’action hongkongais apparaît comme un sommet du genre.

Le Syndicat du crime conte l’histoire tragique de deux frères ayant pris des trajectoires différentes. Ho, l’aîné, est un truand, embarqué avec son ami Mark dans un gang de faux-monnayeurs. Sung, le cadet, est un jeune flic à l’avenir prometteur. Lorsque leurs deux chemins se croisent, le drame commence : Ho décide de « se ranger » mais Sung ne peut obtenir de promotion en raison de son frangin. Cette histoire de frangins séparés par la loi n’est pas nouvelle, bien sûr : elle fonde le film de gangsters américains des années 30 et constitue, par exemple, le cœur des Anges aux figures sales (1938) de Michael Curtiz.[1] Dans le cinéma honkongais, on devine que le film de John Woo, qui pose furtivement la question de l’infiltration de la mafia dans la police, influencera directement la trilogie des Infernal Affairs (2002-2003) d’Andrew Lau et Alan Mak.
Sur la base de ce scénario très classique (et donc très efficace), et renonçant à tout motif qui le rattache au cinéma asiatique et à tout folklore, John Woo développe une mise en scène qui assume pleinement le lyrisme des situations, accentué par une musique aux relents morriconiens période années 80. Les scènes d’actions, anthologiques, se soucient peu de la réalité et s’apparentent à des danses macabres ultrachorégraphiées. Les scènes de règlement de comptes bénéficient de ralentis impressionnants et de mouvements de caméras gracieux. L’esthétisation de la violence, ce culte de l’amitié virile font penser à Peckinpah.[2] La comparaison avec le cinéaste américain est renforcée par un aspect dramatique commun: les protagonistes, derniers chevaliers dans une société moderne qui les dégoute, vont tirer leur révérence dans une ultime explosion de violence.

A la fois lyrique et spectaculaire, Le Syndicat du Crime a bien sûr un peu vieilli. Si le film fleure bon les 80s, il n’en demeure pas moins un classique du film d’action hongkais. Deux suites furent produites: Le Syndicat du Crime II (1987), encore réalisé par John Woo, et Le Syndicat du Crime III (1989), réalisé par Tsui Hark.

03.07.12.





[1] John Woo s’inspire également très largement d’un film de 1967, Story of a Discharged Prisoner de Patrick Lung-Kong, qui partage avec Le Syndicat du Crime un même titre original chinois.


[2] John Woo revendique une autre influence, celle de Martin Scorsese dont l’utilisation dramatique d’un ralenti dans Mean Streets semble avoir durablement marqué Woo, au point qu’il pastiche la scène dans Le Syndicat du Crime.

Le Grand Soir (2012) de Gustave Kerven et Benoît Délépine


Gustave Kerven et Benoît Délépine occupent une place singulière dans le cinéma français contemporain. Venu du comique potache de Groland, ce duo concocte un cinéma dérangeant et agressif, centré sur des marginaux, présentés à la fois comme des incompris épris de liberté, mais aussi comme des crétins. La trame du road movie, en fauteuil roulant dans Aaltra, en vieille motocyclette dans Mammuth, est également une syntaxe récurrente. On retrouve tous ces éléments dans Le Grand Soir, un cri de révolte face à la société, animé par un humour bête et méchant.


Disons-le d’emblée, tous les personnages qui peuplent le Grand Soir sont des idiots. Le Grand Soir prend pour protagonistes deux frères, incarnés par Benoît Poelvoorde et Albert Dupontel[1]. L’hérédité joue ici un rôle : les deux frangins descendent de parents profondément débiles (Brigitte Fontaine et Areski Belkacem), propriétaires d'une  « pataterie ».
Le premier des frères, Jean-Pierre est un médiocre employé dans un grand centre commercial (rayon literie) en périphérie d’autoroute. Il veut réussir mais n’y arrive pas. Esclave de la société de consommation (il vend des produits inutiles), il en est également la première victime (il rêve d’écrans plats). Pourtant, ce monde de possession qu’il convoite le rejette : il n’a plus d’argent sur son compte, sa femme l’a quitté et, pour finir, il se fait licencier suite à une nuit d’ivresse.
Après son licenciement, Jean-Pierre sombre dans la dépression et se rapproche du frère qu’il reniait, Benoit, qui veut qu’on l’appelle « Not ». Celui-ci se définit comme « le plus vieux punk à chien d'Europe » avec ce que cela implique de crête dérisoire et de bières en canettes. « Not » incarne l’exact opposé de son frère. Refusant les compromis et les conventions, il vit en marge de la société, « zonant », dans les espaces vides de la morne banlieue commerciale. « Not » mendie, fait du chantage auprès de petites vieilles pour manger des yaourts et perfectionne sa démarche de bon à rien.
 La réunion de ces deux inadaptés était inévitable et « Not » initie son frère à son mode de vie.  Les compères partent ensemble à la dérive, s’autorisent à faire ce qui leur passe par le tête. Non contents de rejeter la société, ils la perturbent : ils foutent en l’air un mariage dans une sordide salle des fêtes de province, volent des cadis de supermarchés, pénètrent dans les propriétés privées...  

Leur ras-le-bol  tente même de se muer en révolte et ils ambitionnent de fomenter le « grand soir ». Rendez-vous est pris au parking de l’ancien « Leroy-Merlin »… Evidemment, l’échec est inévitable et les deux ahuris commenceront la révolution seuls. Not et Jean-Pierre finissent par voler les lettres des enseignes des centres commerciaux pour écrire « We are not dead » sur la bordure de l’autoroute comme pour souligner qu’ils existent encore et qu’une résistance persiste. A l’instar de Godard dans Film Socialisme, Kerven et Délépine constatent avec pessimisme le déclin de l’action collective dans notre société. Lorsque Jean-Pierre veut s’immoler dans le magasin en signe d’indignation, son geste rencontre l’indifférence des passants. Seuls les dispositifs anti-incendie le sauveront…
Paradoxalement, ce film si contemporain par ses préoccupations, bercé par les chansons de Brigitte Fontaine et une musique punk, frappe par sa parenté avec le western, une parenté renforcée par l’usage, dans la bande originale, d’un air de blues et par les décors désertiques, où les grands espaces naturels auraient été laissé la place à de vastes espaces… commerciaux ! Not et Jean-Pierre font penser aux desperados des westerns crépusculaires : de façon révélatrice, l’affiche du film présente d’ailleurs Jean-Pierre en cow-boy et « Not » en indien avec sa crête d’iroquois. Le premier jouera même au cow-boy provoquant en un duel fictif son ancien patron. Le second, « Not », fait figure de dernier des Mohicans, d’ultime sauvage qui rejette la civilisation dans un combat qui semble perdu d’avance. 


Dans une société conformiste et consumériste, le seul cri de révolte est incarné par deux abrutis. Les punks à chien seraient-ils donc les derniers tenants de la liberté ?



02.07.2012.






[1] Kerven et Délépine ont constitué leur petite famille de comédiens : Benoît Poelvoorde (Aaltra Louise Michel, Mammuth, Le Grand Soir), Albert Dupontel (Aaltra, Louise Michel, Le Grand Soir), Gérard Depardieu (Mammuth, Le Grand Soir), Miss Ming (Louise Michel, Mammuth, Le Grand Soir).

Col Cuore in Gola / En Cinquième vitesse (1967) de Tinto Brass

Tinto Brass, connu pour Salon Kitty (1974) ou Caligula (1976), est réputé comme un réalisateur de films érotisant, un « esthète de la chair »[1]. Avant sa période rose, Tinto Brass œuvra dans le cinéma italien « mainstream ». Archiviste à la Cinémathèque française à la fin des années 50, Brass arrive dans le milieu du cinéma lors de l’émergence de la Nouvelle Vague. Après avoir assisté Rosselini ou Cavalcanti, Brass réalise Chi Lavora e perduto, son premier long métrage, en 1963, que l’on dit fort influencé par les films des jeunes Turcs. Nous avons vu son quatrième film, En cinquième vitesse, film en osmose avec son temps et le premier d’une série de films tournés à Londres[2].

En Cinquième vitesse est avant tout une variation, presque une parodie, sur des motifs du cinéma de genre et du roman de gare.[3] En Cinquième vitesse présente une situation cauchemardesque, digne du film noir américain, avec un homme qui se retrouve impliqué dans une histoire qui le dépasse : Bernard découvre un soir le cadavre d’un patron de night-club londonien, croit en l’innocence d’une jeune fille présente sur les lieux du crime et décide de la suivre dans sa fuite. Avec son imper, Bernard joue donc les détectives privés. Un des décors regorge d’ailleurs de photographies de stars hollywoodiennes dont, une, bien mise en évidence, d’Humphrey Bogart, l’immortel interprète de Philip Marlowe. Comme dans les romans noirs de Chandler, justement, Bernard se balade dans les différents strates de la société : son amante est issue d’un milieu bourgeois mais son enquête va aussi le conduire dans des quartiers misérables en périphérie.
Comme le protagoniste, le spectateur se perd dans l’intrigue et on assiste avec plaisir à des scènes attendues : découverte de macchabée dans un appartement trop calme, matraquage et réveil groggy du héros, kidnapping, course-poursuite… Les méchants eux-même sont caricaturaux que ce soit un noir inquiétant ou le nain amateur de croches pieds. La conclusion révèle la culpabilité de la maîtresse : pauvre poire, Bernard aurait du retenir les leçons de Marlowe et se méfier des jeunes filles trop belles. En jouant avec ironie sur les codes du récit criminel, savoureusement érotique[4], En Cinquième vitesse est proche des films de Robbe-Grillet dont on retrouve le Jean-Louis Trintignant de Trans-Europ Express.
Mais le film évoque surtout le cinéma de Jean-Luc Godard pour le jeu avec la pop culture et les inserts de textes de BD[5] mis en exergue avec l’action. Brass reprend la scène de Pierrot le Fou où un couple discute dans une voiture, filmée sous la lumière des lampadaires et des phares reflétés par le pare-brise. De même, le montage est fragmenté, le ton, libre et volontiers comique. Proche de la Nouvelle Vague, En Cinquième vitesse est bien un film de son temps : la BO d’Armando Trovaioli mélange jazz et pop, l’action est située dans le Swinging London et on assiste même au « 14 Hour Technicolor Dream Happening » (que l’on voit aussi dans Tonite let’s all make love in London de Peter Whitehead). En Cinquième vitesse surfe ouvertement sur le succès de Blow up qu’il évoque ouvertement : un des personnages est un photographe de mode, Bernard cite lui-même Antonioni et on aperçoit à un moment l’affiche du film !
Le fait que Bernard, le protagoniste, soit comédien s’avère riche de sens. Jouant de sa froideur et de son comportement de séducteur impulsif, Bernard mélange la réalité avec la fiction. On voit d’ailleurs à plusieurs reprises un plan de Bernard qui regarde à travers une lucarne. Bernard semble s’inventer son propre cinéma, son propre film dans lequel il jouerait un héros déterminé et mystérieux. Cette mise en abyme du cinéma approfondit le thème du voyeurisme très présent dans le film et qui rapproche En Cinquième vitesse des bizarreries perverses du giallo.

Le très rare En Cinquième vitesse, faux film de genre à la Godard et vraie variation sur Blow Up, marque la rencontre entre le cinéma d’exploitation et les expérimentations de l’avant-garde et donne envie de découvrir la filmographie de Tinto Brass.

03.07.12.








[1] Pour reprendre la terminologie d’un hommage rendu à Brass par la Cinémathèque française en 2002 et intitulé « l’éloge de la chair ».


[2] L’urlo (1968), Nero su bianco (1969) et Drop Out (1974).


[3] Le titre italien lui-même, ‘col cuore in gola’, c’est-à-dire ‘la peur au ventre’ renvoie aux polars de deux sous.


[4] L’actrice est la suédoise Ewa Aulin, Miss Teen Sweden 1965. Il s’agit de son premier film. Elle tiendra par la suite le rôle titre de Candy (1968) de Christian Marquand. Elle retrouvera Trintignant dans La Mort a pondu un œuf (1968) de Giulio Questi.


[5] Les bandes dessinées sont l’œuvre de Guido Crepax, grand nom des fumetti érotiques et créateur de Valentina.