mercredi 6 juin 2012

To Live and Die in L.A. / Police fédérale Los Angeles (1985)


                Après une période de traversée du désert (la fin des années 70, le début des années 80), William Friedkin, avec Police Fédérale Los Angeles, remet sur l’établis la trame et les motifs de French Connection, le film qui lui avait apporté le succès quatorze ans plus tôt.


                Dans Police Fédérale Los Angeles, la brigade des stups de French Connection fait place au « secret service » chargé de lutter contre les faux monnayeurs[1]. Comme French Connection, le film suit également un couple de policiers bien déterminés : de même que le personnage de « Buddy » Russo paraissait plus intègre que celui de « Popeye » Doyle, de même John Vukovich hésite à suivre son collègue Richard Chance dans des actions dont les méthodes paraissent expéditives. Popeye Doyle et Richard Chance semblent deux frères jumeaux : pour eux, leur métier est leur vie. Obsédés par la capture de leur ennemi criminel, ils dévient de la légalité pour parvenir à leur fin.
Dans Police Fédérale Los Angeles, Richard Chance en vient ainsi à voler de l’argent dans l’optique de le refourguer au malfaiteur qu’il veut cerner lors d’une opération d’infiltration. Mais ce n’est pas tout : Chance substitue des preuves sur les lieux de l’enquête ; il magouille avec ses supérieurs (qu’il méprise) pour libérer des prisonniers sous réserve qu’ils donnent leurs complices ; chacune de ses arrestations porte atteinte à l’ordre public ; enfin, il exploite ses indics (y compris sexuellement). Pourri, plongeant dans la folie, Chance finit inévitablement par ressembler à ceux qu’il poursuit. Le policier trompe-la-mort y laissera la vie mais pour créer un autre monstre: son collègue plus craintif ne survit que pour mieux le suivre sur la voie de la dégradation morale. On retrouve ainsi la même noirceur et dramaturgie de l’échec propres à French Connection. 

Police Fédérale Los Angeles ne ressemble pas seulement à French Connection que dans ses motifs narratifs. Esthétiquement, le film poursuit une même recherche documentaire avec cette vision d’une ville faite de néons et de terrains vagues, que ce soit New York (French Connection) ou Los Angeles (Police fédérale). Le générique de Police fédérale s’ouvre d’ailleurs sur des plans d’une casse, soulignant la brutalité d’une ville moderne qui broie ses sujets.
L’action est tout autant privilégiée que dans French Connection et les scènes se répondent : les impressionnantes et longues courses poursuites pédestres (filmées en traveling latéral) ou en voiture (cette fois-ci, sur l’autoroute et à sens inverse…), conduisent à un véritable état de guerre dans les lieux publics. L’entrepôt du début de Police fédérale (où meurt violement un flic dans une poubelle) fait penser à celui du final de French Connection. 

Très similaire à French Connection, Police Fédérale Los Angeles s’avère néanmoins inférieur. En effet, Friedkin perpétue quelques poncifs narratifs qui nuisent au sentiment de réalité qui dégage du film. Alors que Popeye Doyle n’était motivé que par l’accomplissement de son simple labeur, Chance est mû par un désir de vengeance, voulant rendre justice à son « partner », violement assassiné à deux jours de la retraite.
 De même, Police Fédérale Los Angeles met en scène un « grand » méchant quelque peu caricatural : il s’agit d’un artiste perfectionniste (insatisfait, il brûle ses toiles), d’un homme maniéré et pervers sexuellement (il regarde la retranscription de ses ébats sur des écrans de télévision et sa copine est lesbienne). Sa mort dans les flammes de son imprimerie de faux billets accorde même un statut démoniaque à cet être maléfique. L’antipathie du personnage se retrouve renforcée par le jeu et le physique inquiétants de son acteur Willem Dafoe, aux airs de David Bowie.
 


Police Fédérale Los Angeles constitue donc une variante années 80 (le ton est donné par la musique du groupe new wave Wang Chung) de French Connection. Inférieur à ce dernier, le film n’en demeure pas moins sombre, captivant et spectaculaire.



23.05.12.



[1] L’autre mission des secret services est d’assurer la protection du président des États-Unis, du vice-président, de leur famille, de certaines personnalités (comme des candidats à la présidence ou à la vice-présidence, les anciens présidents, certains représentants officiels, des personnalités étrangères en visite aux États-Unis) ainsi que de leurs résidences officielles, comme la Maison Blanche. On voit d’ailleurs au début de Police Fédérale Los Angeles les protagonistes déjouer un attentat terroriste contre Ronald Reagan. Le film de Friedkin est l’adaptation d’un roman écrit par un ancien agent des secret services du nom Gerald Petievich. D’autres romans policiers de cet auteur ont été adaptés : Boiling Point / L’extrême limite (1993, de James B. Harris) et The Sentinel (2006, de Clark Johnson, sur l’histoire d’une tentative d’assassinat du Président des Etats-Unis).

Rocco e i suoi fratelli / Rocco et ses frères (1960) de Luchino Visconti



Tourné après Senso (1954) et Les Nuits blanches (1957), Rocco et ses frères prend l’apparence d’un retour de Visconti à une esthétique néo-réaliste.
 

Rocco et ses frères retrace avant tout le drame de la dure intégration des paysans du Sud dans le nord industriel de l’Italie. Dans la lignée du Voleur de Bicyclette ou de Umberto D, le film met en scène avec misérabilisme les victimes des changements socio-économiques de l’après guerre. Les cinq frères immigrés vivent à Milan dans la précarité avec leur mère (une veuve) : les faibles rémunérations de leurs petits boulots sont destinées à payer les repas; les frères ne payent volontairement pas le loyer car ils savent qu’ils seront relogés gratuitement par la municipalité dans des HLM, tristes et non chauffés ; la neige est accueillie avec joie par la famille qui y voit une opportunité pour travailler (le déblayage). La famille, soudée au début, se divise inévitablement au contact d’une ville féroce qui prône l’individualisme. Rocco se retrouve ainsi confronté à un des propres frères, amoureux de la même fille. La femme de la discorde n’est autre qu’une prostituée, incarnation de la subversion urbaine.

Le récit de Rocco et ses frères se double alors d’une noirceur certaine, le drame social virant au drame familial voire à la tragédie. Le film, qui dure 2h50, a la longueur d’un film épique. La passion et la violence montent crescendo : le frère de Rocco viole sa petite amie sous ses yeux, puis l’asservit avant de finir par l’assassiner[1]. Le romanesque et le grandiloquent caractérisent cette vision de la misère comme le souligne cette scène vers la fin, à la limite du grotesque, où Rocco, son frère meurtrier et sa mère pleurent tous les trois sur le lit parental.
De même, les images presque documentaires que Visconti filme dans les rues de Milan s’opposent aux stéréotypes que constituent les personnages principaux, dont la plupart sont interprétés par des vedettes étrangères (Alain Delon, Annie Girardot, Roger Hanin et la grecque Katina Paxinou). Face au « mauvais » frère, Rocco apparaît comme un saint mais ses sacrifices au profit de ceux qu’ils aiment finiront par leur nuire. Son succès professionnel dans le monde de la boxe passe par un lieu commun du cinéma américain pour incarner la réussite capitaliste. Quant au personnage de la mère, elle représente une caricature de « mama » italienne par excellence, autoritaire et bienveillante avec ses enfants.
 

Avec Rocco et ses frères, film à mi chemin entre le naturalisme du néo-réalisme et l’emphase de l’opéra, Visconti orchestre le spectacle impressionnant de la désagrégation d’une famille déracinée. Dans son film suivant, Le Guépard, le cinéaste allait se cacher derrière l’adaptation littéraire et la reconstitution historique pour mieux s’affranchir de la question du réalisme et pour se centrer sur son motif favori : la décadence d’un groupe social, perdu dans une société en pleine mutation.



21.05.12.



[1] La violence de ces deux scènes donna justement lieu à la censure de certains plans. La référence insidieuse à l’homosexualité du personnage interprété par Roger Hanin fut également litigieuse.