mardi 26 février 2008

Underworld / Les Nuits de Chicago (1927) de Josef Von Sternberg


         Esquissé par David W. Griffith, Raoul Walsh, Roy Sheldon, Thomas Ince, George Irving ou encore Eric Von Stroheim, le film de gangsters naît vraiment en 1927 avec Les Nuits de Chicago de Josef Von Sternberg. Le film connut un succès phénoménal à sa sortie, le public ayant été attiré par la violence sèche et inédite des brutes épaisses montrées à l’écran. Dans le film de Sternberg, tous les ingrédients principaux du genre sont déjà réunis et ils ne cesseront d’être ensuite repris par d’autres metteurs en scène.


         Les Nuits de Chicago est sûrement le premier film de gangsters moderne mais c’est avant tout un film muet, avec une construction dramatique complexe (un triangle amoureux), une situation mélodramatique voire tragique (un amour impossible), des thématiques simples et universelles (l’amitié, l’honneur).

         D’ailleurs, le personnage principal n’est même pas le gangster : il s’agit d’un avocat déchu qui va être mis sous la protection d’un gangster du nom de Bull Weed avant de devenir le cerveau de la bande. La petite amie du truand en tombe amoureuse. Lorsque Weed est emprisonné et que la tentative d’évasion programmée par l’avocat échoue, il se sent trahi. S’évadant par ses propres moyens, il cherche alors à se venger de son ancien ami.

         Moins qu’une peinture précise du milieu du gangstérisme, ce qui importe dans le film, c’est de savoir si Weed se réconciliera avec son complice. Son sacrifice final après avoir reconnu son erreur transforme d’ailleurs le personnage ambigu en un véritable héro. Le gangster est donc humanisé. Il en de même pour sa petite amie Feathers qui, contrairement aux personnages féminins des films du genre à venir, est un personnage sensible et non un des « gadgets » du gangster, au même niveau que sa voiture, sa villa ou ses armes.

         En effet, le genre du film n’est pas complètement défini comme en témoigne l’une des premières scènes : celle dans le bar qui s’apparente davantage à un autre genre, encore que naissant, le western. En fait, la bagarre qui va éclater est digne d’une bagarre de saloon.

         Les éléments fondamentaux du film de gangsters sont déjà dans le film de Sternberg: l’ascension de l’homme dans l’empire du crime organisé, les règlements de comptes entre bandes, le hold-up de la banque, le vol de bijouterie, l’évasion programmée d’un détenu. Feathers incarne quant à elle le personnage de la « vamp », à l’érotisme subtil.
         Cependant, le personnage de Weed apparait autant comme un brigand que comme un gangster. On ne comprend pas quelles sont ses combines et aucune référence à la prohibition n’est faite. La peinture de l’« underworld » du titre original n’est donc pas très réaliste.


         L’esthétique de Sternberg, réalisateur d’origine autrichienne, est très influencée par l’expressionnisme, notamment dans les éclairages et les ombres. L’atmosphère noire est en fait plus poétique que réaliste. L’ambiance du futur film noir est déjà perceptible dans Les Nuits de Chicago. Mais ce sont surtout les rapides mouvements de caméra, frappants de modernité, qui surprennent le spectateur de nos jours, prouvant ainsi la puissance du style de Sternberg.

         Le film de Sternberg a beaucoup influencé Howard Hawks qui avait participé au scénario sans être crédité, l’oscar du meilleur scénario revenant à Ben Hecht, le véritable auteur du script. Lorsqu’ils écriront tous deux le scénario de Scarface que Hawks réalisera en 1932, ils réutiliseront de nombreux éléments des Nuits de Chicago : des gangsters qui feignent d’être fleuristes, une fête grandiose avec pacotilles, un final avec le gangster retranché dans une maison assaillie par les flics et tirant sur ceux-ci avec une mitraillette Thompson. De plus, le néon « The City is Yours » est changé en « The World is Yours » et le « side-kick » des Nuits de Chicago jouant avec son chapeau est remplacé par le personnage interprété par George Raft dans Scarface qui joue avec une pièce.
         En fait, Hawks n’a jamais caché son admiration pour Sternberg et pour ses Nuits de Chicago. D’ailleurs, il s’en est aussi inspiré pour son western Rio Bravo en 1959 : « J’ai volé deux choses : le dollar dans le crachoir et le nom de la fille, Feathers »[1]. En effet, il n’avait pas oublié la scène du bar des Nuits de Chicago très « westernienne ». Le film de Sternberg n’a donc pas seulement été une source d’inspiration pour des films de gangsters.

         Les Nuits de Chicago est donc une date importante dans l’histoire du film de gangsters et dans le « crime movie » américain. Josef Von Sternberg avait ainsi consolidé son statut à la Paramount. Il retrouvera ses interprètes des Nuits de Chicago dans ses films suivants : Evelyn Brent, « Feathers », dans le film de guerre Le Crépuscule de la gloire (1928) et George Bancroft[2], le dur Bull Weed, dans Les Damnés de l’océan (1928). Il continuera à faire des films de gangsters : La Rafle en 1928, de nouveau avec le couple des Nuits de Chicago et L’Assommeur en 1929, seulement avec George Bancroft et qui sera son premier film parlant. Ensuite, en 1930, il fera la rencontre décisive avec Marlene Dietrich sur le tournage de L’Ange bleu qui sera le début d’une longue collaboration.
         Les Nuits de Chicago ouvrait la voie aux films de gangsters avec The Racket (1928) de Lewis Milestone, Au Seuil de l’enfer (1930) d’Archie Mayo, mais surtout avec les films moteurs du genre tels que Le petit César (1931) de Mervyn Leroy, L’Ennemi public (1931) de William Wellman et Scarface (1932) d’Howard Hawks.


26.02.08.





[1] In Hawks par Hawks (1987) de Joseph Mc Bride, éditions Ramsay, page 187.
[2] George Bancroft (1882-1956) est une figure non négligeable du film de gangsters. En effet, il a aussi joué dans Blood Money (1933) de Rowland Brown, Racketeers in exile (1937) d’Erle C. Kentonet surtout des seconds rôles dans Les Anges aux figures sales (1938) de Michael Curtiz et A chaque Aube je meurs (1939) de William Keighley. Il a été nominé pour l’oscar du meilleur rôle en 1929 pour L’Assommeur de Josef Von Sternberg. Mais on se souvient surtout de lui dans son rôle du shérif chargé de la garde de la diligence dans La Chevauchée fantastique (1939) de John Ford.

lundi 25 février 2008

Carnival of Souls / Le Carnaval des âmes (1962) de Herk Harvey



        Le Carnaval des âmes est l’unique long métrage et film de fiction de Herk Harvey. En effet, ce réalisateur méconnu n’aura jamais réalisé que des courts-métrages éducatifs, documentaires ou publicitaires pour la Centron Corporation entre 1952 et 1985. Avec Le Carnaval des âmes, il a pourtant signé un œuvre qui marque une transition importante dans le film fantastique et qui se cessera par la suite d’être une source d’inspiration majeure.


        Le Carnaval des âmes est avant tout un film fantastique. En effet, l’histoire de Mary, rescapée miraculeuse d’un accident de voiture, qui se voit rappelée dans le monde des morts par des zombies est constamment plongée dans le doute. La capacité de discernement du personnage principal est ambigüe puisque l’apparition des morts-vivants est toujours remise en cause : s’agit-il de la réalité ou d’une vision imaginée, fantasmée ?
        Le film baigne donc dans une atmosphère onirique ou plutôt cauchemardesque. L’une des meilleures scènes du film est sûrement celle où l’héroïne, comme transparente, inexistante, devient coupée du monde soudainement muet et tente désespérément de communiquer avec ceux qui l’entourent. En fait, la jeune femme ne peut échapper aux zombies qui l’attirent vers le bal de la mort, dans un parc d’attraction désaffecté.

        Harvey exploite les ficelles du film fantastique. En effet, les passages avec le prêtre ou le psychiatre qui expliquent les hallucinations de Mary par sa méfiance envers Dieu et la société sont des véritables scènes de « rationalisation » propres au film fantastique. Harvey s’inspire du maquillage expressionniste du docteur Mabuse pour le premier zombie qui apparait (qu’il incarne d’ailleurs lui-même). De plus, l’image du monstre sortant de l’eau la nuit fait penser à L’Etrange Créature du Lac noir (1954) de Jack Arnold. La musique d’orgue de Gene Moore et le générique aux lettres gothiques contribuent aussi à l’étrangeté du film. Quant au noir et blanc contrasté du film, il soutient la peur constante du spectateur.
        En fait, Harvey a compris l’essence du film fantastique : il préfère la suggestion à la représentation. Ainsi, au lieu de montrer du sang qui coule et des victimes éventrées, il fait surgir la peur à partir d’un rien : un rideau qui bouge, un reflet, un passant inquiétant. Il n’y a que très peu d’effets terrifiants et, somme toute, hormis les zombies et le parc d’attraction, le surnaturel s’inscrit dans un quotidien du plus banal : un centre commercial, un garage, une église… Toutefois, même si Harvey assimile les règles du genre, son film s’en détache un peu, préfigurant ainsi La Nuit des morts-vivants que George Romero réalisera quatre ans plus tard.
        En effet, Le Carnaval des âmes a beaucoup de points communs avec La Nuit des morts-vivants de Romero. Du point de vue de la réalisation, il s’agit dans les cas de films à petits budgets, qualifiables de « fauchés ». Le film d’Harvey est tourné en 3 semaines, en 16 mm, avec un budget dérisoire (30 000 $), avec des non-professionnels (la plupart des acteurs sont des collègues de travail ou des amis d’Harvey) et une actrice principale fade (Candace Hilligoss[1]), dans des décors naturels déjà existants (le parc de loisirs désaffecté près de Salt Lake City). Les deux films subirent aussi un sort équivalent : après un flop en salles, ils furent diffusés dans des drive-in avant de devenir des films libres de droits et surtout des films « cultes » pour une certaine génération de cinéphiles friands de films d’horreur.


        Mais la comparaison ne s’arrête pas là. Même si leurs morts-vivants font parfois référence aux personnages classiques du genre (le docteur Mabuse dans le film d’Harvey ; Frankenstein avec le zombie au début du film de George Romero), ils s’en détachent dans la mesure où les zombies n’étaient alors que des « créatures » très peu exploitées par les films fantastiques[2]. En effet, les morts-vivants d’Harvey, simples humains en costume cravate, ne sont effrayants que par leurs maquillages et expressions morbides. Mais là où Harvey s’arrêtait à la suggestion, Romero ira jusqu’à la représentation des zombies dévorant à pleines dents les entrailles de leurs victimes.

        Georges Romero ne sera pas le seul à être influencé par le film d’Harvey. En effet, alors que les hallucinations de Mary semblent être des images mentales sorties de chez Resnais, les espaces vides et déshumanisés ainsi que cette histoire de rescapée traumatisée par un accident de voiture nous font tout de suite penser au Désert rouge qu’Antonioni allait réaliser deux après. Mais Le Carnaval des âmes nous évoque aussi la série Twin peaks (1990-1991) de David Lynch, Le Sixième sens (1999) de Night Shyamalan ou encore Les Autres (2001) d’Alejandro Amenabar. Tim Burton cite lui aussi très souvent ce film qu’il considère comme l’un de ses préférés. L’importance de ce film est donc considérable.



        Annonciateur de La Nuit des morts-vivants de Romero, Le Carnaval des âmes tient donc une place intéressante dans l’histoire du cinéma puisqu’il enclenche le glissement du cinéma fantastique vers le film d’horreur. Ce n’est donc pas par hasard qu’il a donné lieu à un remake homonyme en 1998, réalisé par Adam Grossman et Ian Kessner, produit par Wes Craven, l’un des grands maîtres du genre.

25.02.08.



[1] Candace Hilligoss ne tournera par la suite que dans un autre film d’horreur, The Curse of Living Corpse de Del Tenney en 1964, aux côtés de Roy Scheider.
[2] Il ne faut pas oublier cependant Vaudou (1943) de Jacques Tourneur.