Tourné après Senso
(1954) et Les Nuits blanches (1957), Rocco et ses frères prend l’apparence
d’un retour de Visconti à une esthétique néo-réaliste.
Rocco et ses
frères retrace avant tout le drame de
la dure intégration des paysans du Sud dans le nord industriel de l’Italie. Dans
la lignée du Voleur de Bicyclette ou
de Umberto D, le film met en scène avec
misérabilisme les victimes des changements socio-économiques de l’après guerre.
Les cinq frères immigrés vivent à Milan dans la précarité avec leur mère
(une veuve) : les faibles rémunérations de leurs petits boulots sont
destinées à payer les repas; les frères ne payent volontairement pas le loyer
car ils savent qu’ils seront relogés gratuitement par la municipalité dans des
HLM, tristes et non chauffés ; la neige est accueillie avec joie par la
famille qui y voit une opportunité pour travailler (le déblayage). La famille,
soudée au début, se divise inévitablement au contact d’une ville féroce qui
prône l’individualisme. Rocco se retrouve ainsi confronté à un des propres
frères, amoureux de la même fille. La femme de la discorde n’est autre qu’une
prostituée, incarnation de la subversion urbaine.
Le récit de Rocco
et ses frères se double alors d’une noirceur certaine, le drame social
virant au drame familial voire à la tragédie. Le film, qui dure 2h50, a la
longueur d’un film épique. La passion et la violence montent crescendo : le
frère de Rocco viole sa petite amie sous ses yeux, puis l’asservit avant de
finir par l’assassiner[1].
Le romanesque et le grandiloquent caractérisent cette vision de la misère comme
le souligne cette scène vers la fin, à la limite du grotesque, où Rocco, son
frère meurtrier et sa mère pleurent tous les trois sur le lit parental.
De même, les images presque documentaires que Visconti
filme dans les rues de Milan s’opposent aux stéréotypes que constituent les
personnages principaux, dont la plupart sont interprétés par des vedettes
étrangères (Alain Delon, Annie Girardot, Roger Hanin et la grecque Katina
Paxinou). Face au « mauvais » frère, Rocco apparaît comme un saint mais
ses sacrifices au profit de ceux qu’ils aiment finiront par leur nuire. Son
succès professionnel dans le monde de la boxe passe par un lieu commun du
cinéma américain pour incarner la réussite capitaliste. Quant au personnage de
la mère, elle représente une caricature de « mama » italienne par
excellence, autoritaire et bienveillante avec ses enfants.
Avec Rocco et
ses frères, film à mi chemin entre le naturalisme du néo-réalisme et l’emphase
de l’opéra, Visconti orchestre le spectacle impressionnant de la désagrégation
d’une famille déracinée. Dans son film suivant, Le Guépard, le cinéaste allait se cacher derrière l’adaptation
littéraire et la reconstitution historique pour mieux s’affranchir de la
question du réalisme et pour se centrer sur son motif favori : la
décadence d’un groupe social, perdu dans une société en pleine mutation.
21.05.12.
[1]
La violence de ces deux scènes donna justement lieu à la censure de certains
plans. La référence insidieuse à l’homosexualité du personnage interprété par
Roger Hanin fut également litigieuse.