mercredi 2 janvier 2008

Cléo de 5 à 7 (1961) d’Agnès Varda


        Avec La pointe courte (1954), film d’une liberté absolue puisque tourné en extérieur et sans autorisation officielle, Agnès Varda ouvrait la voie à la Nouvelle Vague. L’unique réalisatrice du groupe fréquente les autres cinéastes de la « rive gauche » : comme ses amis Alain Resnais ou Chris Marker, elle penche politiquement à gauche et surtout, elle ne renonce pas aux courts-métrages documentaires dans lesquels elle avait débuté. Cléo de 5 à 7, son deuxième long métrage, est un film caractéristique de la Nouvelle Vague même s’il s’en démarque par une sensibilité très féminine et originale.


        En effet, Cléo de 5 à 7 est un film caractéristique de la Nouvelle Vague. Tout d’abord, il est entièrement tourné en extérieur, dans les rues de Paris, capitale de la France comme de la Nouvelle Vague. C’est plus précisément rive gauche bien connue de la réalisatrice que se promène Cléo, une jeune chanteuse qui attend anxieusement les résultats d’une analyse médicale. Déambulant dans le quartier de Montparnasse, du parc Montsouris ou de la Place d’Italie, elle tente d’oublier sa peur d’être atteinte du cancer.
        Varda s’attache donc à la vie quotidienne, à une réalité triviale : des cafés bondés, des étudiants festifs, des passants réunis autour d’un avaleur de grenouille, un poinçonneur de tickets d’autobus… Le film est en temps réel puisque nous suivons le destin de Cléo de 5h de l’après midi à 6h30 du soir. Il se veut aussi ancré dans une certaine époque : Cléo entend les actualités de la radio qui évoquent des manifestations bretonnes ou encore rencontre un soldat en permission qui sert en Algérie.
        Dès le début du film, on comprend vite que l’on est passé du fictif au réel. Dans la première scène, la superstitieuse Cléo se rend chez une voyante qui lui annonce un destin funeste. La scène est en couleurs et comme le dit Agnès Varda « ce que voit la cartomancienne est une fiction »[1], il ne s’agit que de pure imagination. Le visage affolé de Cléo est en noir est blanc tout comme la suite du film. Il s’agit du noir et blanc du documentaire que Varda connait bien, le noir et blanc du réel.


        Cléo elle-même abandonne l’artifice pour faire face à la réalité : elle enlève sa perruque, efface son maquillage et troque sa robe à plume, blanche et farfelue, contre une élégante robe noire lorsqu’elle comprend quel peut-être son sort. Cléo se fait finalement appeler Florence, son véritable nom. Affronter la réalité est aussi le sujet du court-métrage Les Fiancés du pont Mac Donald qu’aperçoit Cléo au cinéma et dont le sous-titre est Méfiez-vous des lunettes noires, c’est-à-dire enlevez vos lunettes de soleil pour ne pas troubler votre vision de la réalité.
        Pour Les fiancés du pont Mac Donald, parodie de film muet, Varda a fait appel à tous ses camarades de la Nouvelle Vague puisque jouent dans le film Jean-Luc Godard, Anna Karina, Sami Frey, Jean-Claude Brialy, Eddie Constantine, Danièle Delorme, Yves Robert, Alan Scott et même le producteur Georges de Beauregard[2]. Dans Cléo de 5 à 7, on aperçoit aussi Michel Legrand[3] dans le rôle du compositeur des chansons de Cléo et José Luis de Villalonga dans le rôle de l’amant. Notons aussi que Marin Karmizt, réalisateur de fameux courts-métrages et futur président des cinémas MK2, est l’assistant réalisateur du film. Quant à Cléo, elle est jouée par Corinne Marchand que Varda avait remarquée dans Lola (1961) de Jacques Demy[4].
        Varda profite des expériences de ses camarades de la Nouvelle Vague. Le faux raccord au moment où Cléo prend le bus ainsi que le découpage du film en chapitres rappellent Godard alors que le montage ingénieux et l’avant-dernier plan (le long travelling arrière en voiture qui donne une impression d’abandon des personnages) semble tout droit tirer d’Alain Resnais.


        Corinne Marchand apporte une grande sensibilité à son personnage. En fait, si le film est si émouvant et réussi, c’est parce qu’il s’agit d’un portrait d’une femme fait par une autre femme dans une approche très féministe. D’ailleurs, Cléo est loin d’être la seule femme dans le film puisque nous voyons aussi sa servante, une de ses amies modèles ou encore une chauffeuse de taxi. Le film de Varda, qui fourmille de petits détails, est plein d’attention et de tendresse. Dans une première moitié, Cléo sera soumise à de nombreux regards : celui de son amant, des musiciens, des passants. Mais la chanteuse va surmonter cette peur d’être regardée (ou entendue) lorsque, dans une seconde partie, ce sera elle, en tant que femme, qui regardera les autres.
        Le regard de Cléo suit son état d’esprit. Désespérée, sa vison du monde est troublée par ses hantises de la mort. L’attention de Cléo porte sur les signes de la mort constamment présente que cela soit dans les cartes de Madame Irma, les masques vaudou d'une vitrine d'antiquités, la devanture d’un magasin de croque-mort, un miroir brisé, un berceau qui ressemble plus à un cercueil ou encore dans cette superstition qui force à dire qu'il ne faut jamais porter d'habits neufs le mardi. Le film épouse alors totalement le regard de Cléo et Varda nous offre un véritable paysage de l’esprit : Cléo sélectionne ce qu’elle voit selon son propre état d’âme. La voix off confirme cette subjectivité du récit.
        En effet, le film de Varda parle de la peur : celle de l’alliance entre Eros et Thanatos, de l’amour, de la beauté de la belle Cléo, avec la mort, le cancer qui la guette constamment. Cette peur de mourir rappelle les peintures de Baldung Grien, discipline de Dürer dont des reproductions figuraient dans le scénario du film. Dans une des toiles, un squelette s’empare d’une femme nue en la tenant par les cheveux. Il en est de même pour Cléo qui semble être effrayée par ce possible mais fatal cancer.
        Malgré ces constants rappels de la mort rodant, Cléo de 5 à 7 ne sombre pas dans le morbide et sa fin est plutôt optimiste. En effet, Cléo trouve finalement l’apaisement de ses craintes en s’ouvrant sur le monde et en découvrant l’amour. Lorsqu’on lui annonce sa maladie, elle semble de façon paradoxale presque guérie puisque libérée de toutes ses inquiétudes et de ses croyances superstitieuses. De plus, l’amour qu’elle semble porter à Antoine, le jeune soldat en permission, la conforte et la soulage. Elle a peut-être trouvé la mort mais elle a cependant trouvé l’amour ainsi que la paix avec elle-même.


        Cléo de 5 à 7 est donc un film très beau, émouvant et triste mais surtout toujours sincère. Quant à Corinne Marchand, reprenons les justes mots de Jacques Prévert qui disait qu’elle est « singulièrement simple, et tout naturellement vivante et vraie ».
        Après le succès de Cléo de 5 à 7 à Cannes, Varda allait partir l’année suivante à Cuba pour renouer avec le documentaire en réalisant un reportage photographique qu’elle animera dans Salut les Cubains. Elle retrouvera ensuite la fiction avec Le Bonheur (1964) qui sera applaudi par la critique et qui recevra même le prix Louis Delluc.

02.01.08.


[1] Varda par Agnès (1994), éditions Cahiers du cinéma.
[2] Georges de Beauregard produit Cléo de 5 à 7 avec Carlo Ponti via leur compagnie « Paris-Rome Films ».
[3] Michel Legrand signe la musique Cléo de 5 à 7, notamment la magnifique chanson sans toi, écrite par Agnès Varda.
[4] Agnès Varda et Jacques Demy allaient se marier l’année suivante en 1962.