dimanche 19 octobre 2008

Je t’aime, je t’aime (1968) d’Alain Resnais


        Alors que son film précédent La Guerre est finie (1966) était le film de Resnais le plus porté sur l’absurde, Je t’aime, je t’aime est assurément celui le plus ancré surréaliste de toute sa carrière. En effet, ce goût pour le surréalisme, déjà perceptible dans L’Année dernière à Marienbad (1961), a toujours existé dans l’esprit du réalisateur. Grand admirateur de Breton, il a d’ailleurs eu l’occasion de travailler avec Paul Eluard pour le scénario de Guernica (1950) et avec Raymond Queneau pour celui du Chant du Styrène (1958).
        Avec Je t’aime, je t’aime, Resnais, aidé du romancier Jacques Sternberg, aborde avec une approche surréaliste le thème amoureux qui se trouve véritablement au cœur du film comme l’indique si bien son titre. Il lie cependant son sujet avec sa réflexion habituelle sur la mémoire. Il pose alors la question suivante : peut-on oublier l’Amour ?


        « J’espère avoir raconté un conte de fée de science-fiction sur le thème vieux de trois mille ans : l’existence est une étrange aventure. » disait Alain Resnais à propos du film. Je t’aime, je t’aime s’apparente donc à un conte, une fable sur les enjeux du destin de l’homme et de ses désirs.
        Resnais collabore cette fois-ci avec le belge Jacques Sternberg, célèbre pour de fameuses nouvelles très kafkaïennes. Je t’aime, je t’aime se déroule donc en Belgique et baigne dans une atmosphère de confluence entre fantastique, surréalisme et humour noir, genres profondément liés à l’histoire de la littérature du plat pays.
        Je t’aime, je t’aime raconte le sort de Claude Ridder, employé médiocre dans une maison d’édition qui a vainement tenté de se suicider. Des scientifiques lui demandent alors de participer à une expérience hors du commun, consistant à revivre une minute de son passé un an auparavant. Il serait simple spectateur puisqu’il ne la revivrait que mentalement et non physiquement (il n’aura aucune capacité d’action).
        Resnais, qui adore la culture populaire, explore donc le genre de la science-fiction. Je t’aime, je t’aime peut d’ailleurs être perçue comme une extension du fameux court-métrage La Jetée (1962) de son ami Chris Marker. En effet, de même que Marker se désintéressait vite de la science-fiction pour tourner un film sur le pouvoir du cinéma, Resnais se moque copieusement du genre. Il opère même une certaine parodie lorsqu’il installe Ridder dans une ridicule machine à remonter le temps en forme de cerveau, lieu sacré de la pensée et de la mémoire.
        Cependant, l’expérience échoue et les chercheurs perdent le contrôle de leur machine. Ridder ne peut plus en sortir et se retrouve forcé de revivre sans fin les mêmes actes tel un Sysiphe moderne. D’une petite saynète, Resnais enchaîne donc ensuite avec de nombreuses autres séquences, bien plus longues, grâce à un subtil montage comme il sait si bien le faire.

        On revient alors sur la naissance de l’amour entre Claude et son amie Catrine. Il s’agit tout d’abord d’une histoire d’amour simple en apparence : un couple se rencontre, s’aime, se lasse, se dispute, puis se quitte. Mais ensuite, la femme meurt et l’homme tente de se suicider.
        Resnais démontre donc la complexité des rapports amoureux, la difficulté de vivre ensemble, l’impossibilité d’oublier l’être aimé. En mélangeant dans une disposition non chronologique les scènes et en nous livrant en désordre le passé, il construit son film comme un véritable puzzle que le spectateur doit recomposer.
        Pour le spectateur que nous sommes, la tâche s’avère pénible, voire impossible. L’Amour est donc un labyrinthe gigantesque où l’homme ne peut que se perdre. On retourne sur ses pas, on retrouve des instants identiques et l’enchainement retrouvailles-séparations est éternel.
        Le caractère répétitif de Je t’aime, je t’aime était déjà annoncé dans le bégaiement du titre. Il trouve son apogée lorsque Resnais nous remontre des séquences que l’on a déjà vues : d’un plan, l’on passe à deux ; de quelques plans et éléments, il finit par nous montrer la scène dans sa totalité pour que l’on comprenne tout.

        La scène où Claude sort de l’eau après avoir fait de la plongée sous-marine et se dirige vers la plage à la rencontre de Catrine nous est alors montrée plus d’une quinzaine de fois. Resnais joue sur les nerfs du spectateur et la scène devient particulièrement ironique lorsque l’on entend pour la énième fois Claude déclarer qu’il a vu des requins et quelques méduses géantes. On voit aussi plus d’une quinzaine de fois le court moment, tout à fait inutile à la narration, où Ridder prend le bus.
        La confusion des temps est donc, comme toujours chez Resnais, au cœur du film. Je t’aime, je t’aime est d’ailleurs l’histoire d’un homme qui refuse un futur sans espoir en se suicidant et retourne dans le passé. Il va voyager dans le temps mais va finir par devenir prisonnier de son passé. Contraint de toujours revivre les mêmes moments, le passé devient à tout jamais pour Ridder le présent.
        Ridder est d’ailleurs lui-même fasciné par le temps. Dans une scène, il aligne plusieurs montres sur son bureau les unes à côté des autres et devient captivé par la « course des temps ». Plus tard, philosophant à ses heures perdues, il constate qu’il est tout à fait inutile au temps qui pourrait très bien se passer de lui pour continuer. Il en vient alors à engueuler l’horloge parlante…

        En plus d’un milk-shake des temps et à défaut d’une confusion des personnes, Resnais se permet aussi une petite confusion des espaces. En effet, Ridder participe à l’expérience accompagné d’une souris. Or, lors d’un moment de son passé, il retrouve sur une plage l’animal cobaye qui aurait comme réussi à changer d’espace, à atteindre celui de l’espace temps passé. Cet amusant clin d’œil du réalisateur prouve encore une fois de plus son goût pour le non-sens et l’irrationnel.
        Je t’aime, je t’aime est en effet, comme nous l’avons déjà dit, le film le plus surréaliste de Resnais. Tout d’abord, il évoque l’amour fou, lié et menant à la mort (seize ans plus tard il allait tourner L’Amour à mort). Il s’agit ici de l’amour passionné dans le sens premier du terme, celui de la souffrance et de la déraison.

        Ensuite, Resnais développe le caractère surréaliste par le côté pictural de son film. Il se permet des folies visuelles (une fille prend un bain dans le bureau de Ridder) et des références directes (Ridder a chez lui un tableau du peintre Magritte). Mais ce sont surtout les couleurs vives (Je t’aime, je t’aime est le premier long métrage de Resnais en couleurs) qui soulignent cet aspect comme le prouve si bien le rouge du sang et du lit sur lequel Ridder tente de se tuer en se tirant une balle dans le cœur.

        Film le plus surréaliste de Resnais, Je t’aime, je t’aime est aussi l’un des plus plaisants parmi les œuvres de la première partie de sa filmographie. Cela est surtout dû à l’humour de Claude (Ridder) Rich qui permet de rendre drôle ce film qui traite tout de même d’un sujet assez dramatique. C’est donc un film plus agréable et enjoué mais moins sérieux et ambitieux que les autres premiers films de Resnais. Comme La Guerre est finie, Je t’aime, je t’aime est un excellent film, mais on leur préférera les plus brillants Hiroshima mon Amour et L’Année dernière à Marienbad.
        Malgré ses nombreuses qualités, Je t’aime, je t’aime n’a pas connu beaucoup de succès et est presque sorti dans l’indifférence. Il n’a pas été présenté au festival de Cannes à cause des évènements de mai 1968 et est l’un des films de Resnais à avoir remporté le moins de récompenses. Cependant, Charlie Kaufman n’oubliera pas ce film pour le scénario d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004) de Michael Gondry.

19.10.08.