dimanche 19 octobre 2008

La Guerre est finie (1966) d’Alain Resnais


        Alain Resnais, comme la plupart des réalisateurs de la Nouvelle Vague (à l’exception de Jean-Luc Godard), n’est pas un cinéaste « politique ». Il serait plutôt un cinéaste politisé dans la mesure où il évoque parfois des sujets politiques et où ses affinités sont faciles à deviner même s’il omet tout engagement. Dénonçant les barbaries de la seconde guerre mondiale [Guernica (1950), Nuit et Brouillard (1956), Hiroshima mon amour (1959)] ou de la guerre d’Algérie [Muriel (1963)], il étudie les mécanismes du traumatisme et de la mémoire. Il encourage la commémoration et dénonce l’oubli dans le quotidien [son sketch de Loin du Vietnam (1967)].
        Avec La Guerre est finie, Resnais revient sur les conséquences de la guerre d’Espagne, déjà au cœur de Guernica. Aidé du romancier Jorge Semprún, il s’attaque pour la première fois à la question de l’engagement politique. Comme pour ses œuvres précédentes, il s’intéresse aux méandres de la mémoire désordonnée qui l’entraînent cette fois-ci sur le chemin de l’absurde.


        Difficile de ne pas évoquer les premiers films de Resnais sans parler de ses collaborations pour les scénarii avec de talentueux écrivains. Resnais a surtout choisi Semprún parce qu’il avait profondément été marqué par son premier roman, Le Grand Voyage (1963), évoquant son expérience dans les camps de concentration. Resnais y avait particulièrement apprécié l’habile manipulation des strates du temps.
        En ce qui concerne La Guerre est finie, le film détient quelques résonances autobiographiques pour son second auteur qu’est Jorge Semprún. En effet, Diego, le personnage principal du film incarné par Yves Montand, est un militant communiste vivant dans la clandestinité pour combattre la dictature franquiste tout comme le fut Semprún de 1952 à 1964. De plus, de même que les relations de Diego avec ses supérieurs sont tendues, Semprún sera expulsé du parti communiste en raison de quelques « divergences ».

        On reproche en effet à Diego de ne plus avoir de vue d’ensemble pour adopter des stratégies révolutionnaires. Pourtant, c’est lui qui a le plus de distanciation et de discernement sur son pays et sur sa cause. En effet, Diego remet triplement en cause son engament.
        Tout d’abord, Diego semble plus ou moins s’interroger sur l’efficacité de son engagement. En effet, le portrait que nous dresse Semprún de l’Espagne et du régime franquiste n’est pas si noir. Au contraire, Semprún fait le constat d’une Espagne non plus pauvre et opprimée, mais économiquement développée, favorable au tourisme. Semprún, à travers le personnage de Diego, condamne même la jeune résistance : trop naïve, belliqueuse et inexpérimentée.
        Ensuite, totalement las et désabusé, Diego en a assez de vivre constamment dans le mouvement et dans la peur. Il ne supporte plus de se cacher sans arrêt, de frapper à la porte d’inconnus et d’assister à des réunions qui n’aboutissent à rien. La présentation de la vie d’un militant résistant dans le film est en ce sens sans concession et assez réaliste.
        Enfin et surtout, Diego ressent la pénible impression de participer à une guerre infernale et sans issue. Comme le titre du film l’indique si bien, la guerre est finie et elle l’est belle et bien depuis 30 ans. En effet, la Guerre d’Espagne s’est terminée en 1936 mais Diego fait partie de ceux qui n’ont pas accepté l’issue du combat. Même si le conflit est achevé, Diego continue sa lutte avec acharnement et absurdité.

        Car si Resnais est normalement plus attiré vers le surréalisme, La Guerre est finie est assurément son film le plus porté sur l’absurde. Il est en effet ici question du mythe de Sisyphe, l’histoire d’un être conscient et forcé d’accomplir la même tâche sans fin. En plus du caractère absurde du film, nous relèverons encore une fois de plus l’influence de Resnais par le Nouveau Roman.
        En effet, on retrouve dans La Guerre est finie, la voix off si chère à Resnais. Elle n’est autre que celle de Semprún lui-même et a surtout la particularité d’être à la seconde personne comme dans La Modification (1957) de Michel Butor. Cette influence prouve donc encore le lien entre Nouveau Roman et Resnais, qui a collaboré avec Marguerite Duras [pour Hiroshima mon amour (1959)] et Alain Robbe-Grillet [pour L’Année dernière à Marienbad (1961)].

        La Guerre est finie serait donc l’histoire d’un homme voué à un éternel recommencement. Pour Diego, rien ne semble donc distinguer le passé du présent. On l’aura compris, ce film permet une fois de plus à Resnais d’explorer le labyrinthe de la mémoire. Comme d’habitude, il opère une confusion des temps comme des espaces et des personnes.
        A propos du temps, La Guerre est finie est l’un des premiers films de Resnais dont la narration, si l’on excepte un ou deux flash-forwards, est plutôt linéaire et chronologique. On remarquera aussi que, contrairement aux autres premiers films de Resnais, dans La Guerre est finie, les personnages, et plus précisément les protagonistes, ont physiquement vieilli.
        En effet, La Guerre est finie traite du temps perdu, de la durée : Diego veut fuir un passé qui le rattrape toujours. Dans une véritable confusion des temps, le passé et le présent ne finissent par ne plus faire qu’un, condamnant tout espoir de futur. Comme L’Année dernière à Marienbad, La Guerre est finie explore lui aussi le caractère récurrent du temps, perceptible ici dans la répétition des codes et des phrases de reconnaissance que Diego énonce à ses contacts.

        En plus des mélanges des temps, Resnais entreprend une confusion des espaces. Diego se perd lui dans les lieux où il se rend en mission : Paris, Rome, Barcelone, Madrid…Il en vient à même confondre les immeubles où se déroulent les réunions et là où il doit contacter des gens. Pour lui, tout se ressemble et se trouble dans sa mémoire défectueuse.
        Cet égarement dans l’espace trouve dans le film son apogée dans une scène particulière : Marianne (jouée par Ingrid Thulin, l’actrice des films de Bergman), la femme de Diego, élabore un livre dans lequel s’enchevêtrent les grandes villes du monde. Elle y incorpore des photos de flèches de signalisation sur les routes. Diego s’arrête un moment sur ces intrigantes images : une flèche indique une direction toujours contraire à celle de la flèche suivante et aucun repère n’est possible pour le spectateur. Il s’agit donc d’un labyrinthe physique tant énigmatique que déroutant.

        Enfin, Resnais procède à une brillante confusion des personnes. Tout d’abord, les deux amours dans la vie de Diego sont interchangeables: sa femme Marianne et son maîtresse et indic Nadine. Ensuite, la perte d’identité touche directement Diego dont les faux noms à force de se multiplier mènent à l’oubli de sa véritable personne.

        Avec La Guerre est finie, Resnais retrouve donc tous ses thèmes favoris. Il ne renonce d’ailleurs pas à ses expérimentations préférées dont celles des images mentales. Elles apparaissent dans le film à deux moments : la remémoration des photos de Nadine par Diego pour la reconnaître, puis la scène d’amour entre eux, scène très abstraite et picturale qui nous évoque d’ailleurs encore L’Année dernière à Marienbad.



        La Guerre est finie est donc un film qui trouve particulièrement sa place dans la filmographie de Resnais. Ce dernier prouve encore une fois de plus sa richesse thématique et sa capacité à réfléchir avec une variation sur un même sujet. C’est en effet encore bel et bien un film sur la mémoire et non pas un film politique engagé. Il est d’ailleurs à ce titre étonnant que le ministère de l’Intérieur espagnol ait exigé que le film soit retiré de la compétition du festival de Cannes en 1966.
        La Guerre est finie marque le début de l’amitié entre Jorge Semprún et Yves Montand. Ils se retrouveront aussi pour Z (1969) et L’Aveu (1970) de Costa Gavras et Les Routes du Sud (1978) de Joseph Losey, sur un sujet proche du film de Resnais puisque toujours sur un militant communiste sous le franquisme. Semprún a même consacré un livre entier sur Montand en 1983.
        Par la suite, Resnais allait renouer avec Semprún pour le scénario de Stavisky… (1974). Mais bien avant tout cela et juste après La Guerre est finie, Resnais allait se lancer avec Jacques Sternberg dans l’aventure de Je t’aime, je t’aime en 1968.

19.10.08.