dimanche 16 novembre 2008

Mademoiselle (1966) de Tony Richardson


        La Nouvelle Vague a toujours pris ses distances avec le Free Cinema et l’on se souvient des déclarations de François Truffaut qui se demandait « s’il n’y a[vait] pas incompatibilité entre le mot "cinéma" et le mot "Angleterre" ». L’Anglais Tony Richardson est pourtant l’un des rares réalisateurs à avoir fait le pont entre Nouvelle Vague et Free Cinema.
        En effet, entre 1966 et 1967, il allait réaliser deux films d’après Marguerite Duras avec Jeanne Moreau. Ces deux œuvres, d’une grande rareté, sont loin d’être dénuées de tout intérêt. Le premier, Mademoiselle, plus qu’un rapprochement avec la Nouvelle Vague, correspond à une variation naturaliste et « hitchcocko-buñelienne » sur Lady Chatterley…


        A l’origine du film, il y a ce scénario intitulé « Les Rêves interdits / L’Autre versant du Rêve » qu’a offert en 1951 le romancier Jean Genet à l’actrice Anouk Aimée, en cadeau de fiançailles. Mais ni leur relation, ni le film, ne se concrétise. Il faut donc attendre une quinzaine d’années pour que le projet se réalise. En 1966, Tony Richardson, qui désire ardemment travailler avec Jeanne Moreau, lui fait confiance pour trouver un scénario. L’actrice se penche alors sur l’histoire de son ami Genet.
        Il s’agit du portrait de « Mademoiselle », une institutrice solitaire dans un village de Corrèze, qui se défoule de ses frustrations sexuelles en causant des inondations, en allumant des incendies et en empoisonnant du bétail. Pour les habitants, Manou, un bûcheron saisonnier italien, véritable séducteur, apparaît comme le coupable idéal. Alors que tout le désigne à la vengeance populaire, l’enseignante s’offre à lui avant de l’accuser de viol.

        Mademoiselle aborde de façon frontale le thème du désir. Le désir est très paradoxal, à l’image de l’instructrice, jouée par Jeanne Moreau. Tour à tour hideuse et attirante, elle désire ardemment avec des pulsions primitives. Elle a soif d’un amour charnel alors qu’elle vit seule comme une « vieille fille ». Concernant le plaisir sexuel, elle perçoit un sentiment d’attraction / répulsion. De ce fait, elle ne peut que désirer Manou (elle finit par coucher avec lui) et le haïr (elle va le dénoncer et l’accuser à tort de viol).
        Le désir est donc approché avec la relation entre Eros et Tanathos. Pour l’institutrice, rejoindre Manou et apaiser son désir, c’est se rapprocher de la mort. En effet, en accusant Manou de viol, elle le condamne à sa perte puisque ce dernier va se faire battre à mort par les paysans locaux. Suite à cette très dure scène de violence, Mademoiselle, après avoir fait ses adieux aux habitants, quitte les lieux du crime sans avoir été punie.


        L’histoire de Mademoiselle, très noire, se finit donc de façon très abrupte et a/immorale. Richardson, comme d’habitude, opère avec un style cruel et sarcastique (en critiquant la xénophobie de la France profonde). Il faut dire que son film est très pervers et malsain. Son personnage principal est lui-même vicieux : de même qu’elle aide en classe le fils de Manou pour ensuite mieux l’humilier en public, Mademoiselle dénonce à tort l’homme qu’elle a aimé.
        Marlon Brando devait à l’origine jouer Manou[1], c’est dire la perversité du film… Celle-ci tient surtout à l’œuvre de Jean Genet (qui entretient d’ailleurs des liens directs avec le cinéma[2]), auteur n’ayant jamais caché sa fascination pour l’Allemagne nazie, exaltant le mal et l’érotisme.
L’érotisme est donc très présent dans ce film qui nous fait beaucoup penser à Lady Chatterley (1925) de D. H. Lawrence. On y retrouve en effet la scène d’amour fougueuse et sensuelle (pendant une nuit d’orage) en pleine nature entre une frêle jeune femme et l’ « homme des bois ».
        Mademoiselle est un film qui nous évoque aussi l’œuvre d’Hitchcock. Il s’agit en effet du portrait d’une psychopathe, un peu schizophrène, digne du Norman Bates de Psychose (1960) et de Marnie Edgar de Pas de printemps pour Marnie (1964). D’Hitchcock, on retrouve aussi le goût pour l’érotisme, la psychologie et les symboles freudiens (les clés et verrous, le serpent autour de la taille de Manou qui attire Mademoiselle), les détails pervers de voyeurs, véhiculant des fantasmes sexuels: le déshabillage, le rouge à lèvres, les bas, les chaussures à talons, le chapeau noir.
        Cet érotisme n’est pas seulement hitchcockien, il est aussi buñuelien puisque assorti d’un caractère sadomasochiste (Mademoiselle se livre en esclave à Manou). En effet, on sait que le Free Cinema est assez porté sur le surréalisme (If… d’Anderson sortira deux ans après). De plus, Jeanne Moreau vient de tourner avec Buñuel Le Journal d’une Femme de chambre deux ans auparavant. Sans pour autant procéder à une critique, Richardson s’amuse aussi à tourner en dérision l’Eglise (au début, une procession est mise en montage parallèle avec l’inondation criminelle provoquée par Mademoiselle).
        Si Richardson parvient à établir un lien entre érotisme hitchcockien et buñuelien, il parvient aussi à dresser un pont entre Free Cinema et Nouvelle Vague. En effet, Richardson est, avec Karel Reisz et Linsday Anderson, l’un des chefs de file du Free Cinema.
        Avec Mademoiselle, il dresse une peinture naturaliste de la campagne française. C’est un film très matérialiste et réaliste (photographie pure et froide de David Watkins), bercé par les bruits de la nature et le cri lointain de quelque coucou dans la forêt. La vie et la pauvreté paysanne ne nous sont pas épargnées et Richardson porte une attention toute particulière aux animaux (notamment lors de la scène de l’évacuation de l’étable inondée au début)
        Cependant, Richardson explore également les contrées de la Nouvelle Vague, Mademoiselle ayant été tourné en France (en langue anglaise néanmoins). Rappelons au générique la présence de Jeanne Moreau, ancienne Catherine de Jules et Jim (1962) de Truffaut. La musique est signée par Antoine Duhamel, compositeur de la partition de Pierrot le Fou (1965) de Godard. Enfin, on constate que le scénario a été retouché par Marguerite Duras, pont entre Nouvelle Vague et Nouveau Roman qu’il n’est plus nécessaire de développer. L’empreinte du Nouveau Roman dans l’histoire de Mademoiselle réside surtout dans l’absence de nom du personnage interprété par Jeanne Moreau.


        Nommé et présenté à Cannes pour la Palme d’Or, Mademoiselle a été reçu sous les huées des spectateurs. Très polémique, il fut même taxé de film pornographique. Les critiques ont parlé d’un film « grotesque », d’une « parodie de drame paysan » (L’Express).
        Pourtant, ce film original et intriguant est intéressant à plus d’un titre. A la confluence de genres et d’inspirations, Mademoiselle apparaît même véritablement comme un film neuf. Il prouve encore une fois de plus que Tony Richardson est un réalisateur passionnant et talentueux que l’on se doit de mieux découvrir.

16.11.08.




[1] Il a été remplacé par l’acteur italien Ettore Manni. C’est un acteur médiocre de second plan qui a fait beaucoup de comédies, de péplums et de westerns spaghetti. Il commence sa carrière en 1952 avec Les Trois Corsaires de Mario Soldati, où il partage la vedette avec Renato Salvatori et Cesare Danava. Il n’aura par la suite que des rôles mineurs à l’exception du rôle de Manou dans Mademoiselle (1966) de Tony Richardson et de son rôle de Marc-Antoine dans Deux nuits avec Cléopâtre (1953) de Mario Mattoli, où il partage l’affiche avec Sophia Loren (Cléopâtre) et Alberto Sordi (César). Il a cependant joué avec des grands noms du cinéma italien : Luigi Comencini (La Traite des Blanches, 1952), Michelangelo Antonioni (Femmes entre elles, 1955), Mauro Bolognini [Marisa la civetta, 1957, La Grande Bourgeoise, 1974], Dino Risi (Pauvres mais beaux, 1957, A Porte Chiuse, 1961, Moi la Femme, 1971), Ettore Scola (Belfagor le magnifique, 1966), Federico Fellini (La Cité des Femmes, 1980). Il a aussi joué des petits rôles dans quelques films américains [The Battle of the Villa Fiorita (1965) de Delmer Daves, Valdez (1973) de John Sturges], anglais [Alerte sur le Vaillant (1962) de Roy Ward Baker] et français [Sept Hommes et une garce (1966), Indomptable Angélique (1967) et Angélique et le Sultan (1968) de Bernard Borderie, Les Belles au bois dormantes (1970) de Pierre Chenal, Big Guns (1973) de Duccio Tessari]. Il joue aussi dans Attila fléau de Dieu (1954) de Pietro Francisci, Il Giorno più corto (1962) de Sergio Corbucci, L’Or des Césars (1963) de Ricardo Freda, Ringo au pistolet d’or (1966) de Corbucci, La Bataille d’El Alamein (1969) de Giorgo Ferroni, Les Chiens enragés (1974) de Mario Bava, L’exécuteur (1976) de Maurizio Lucidi et Guglielmo Garroni, polar italien avec Roger Moore, Un Uomo in Ginocchio (1978) de Damiano Damiani.
[2]Jean Genet (1910-1986) a signé une unique réalisation, Un Chant d’Amour (tourné en 1950 mais sorti en 1975), court-métrage sur l’homosexualité (Genet était-lui-même bisexuel, tout comme Richardson). Genet a aussi signé le scénario de Goubbiah mon Amour (1956) de Robert Darène, avec Jean Marais. Parmi les adaptations de ses œuvres, on peut citer Le Balcon (1963) de Joseph Strick avec Shelley Winters, Deathwatch (1966) de Vic Morrow, Les Bonnes (1974) de Christopher Miles, Poor Pretty Eddie (1975) de Chris Robinson également d’après Le Balcon et avec Shelley Winters, Querelle (1982) de Fassbinder avec Jeanne Moreau, Poison (1991) de Todd Haynes, Les Equilibristes (1992) de Nikos Papatakis (second mari d’Anouk Aimée).